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PARTIE I : Contexte de la recherche et apports théoriques

Chapitre 2 : La notion de handicap, un regard historique

2.2. Le développement des classes spéciales

D’après Bonjour et Lapeyre (2000), « le secteur social de l’enfance dite ‘anormale’ s’est mis en place à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème siècle et a mobilisé l’attention de nombreux médecins, psychologues enseignants et législateurs » (p. 74). Cette période est marquée par l’apogée de l’esprit positif comtien, caractérisé par une multitude d’explications, d’interprétations. Aussi, et selon ces mêmes auteurs, la volonté de classifier aboutit-elle parfois à l’inverse du but recherché, la ségrégation se conjuguant à présent comme elle l’avait fait autrefois avec les superstitions : au début du 20ème siècle la désignation entraîne la ségrégation, et c’est à cette époque que naissent en particulier les classes spéciales dans nombre de pays européens. Pour Ruchat (2010), les modes de faire de cette époque ont engendré

« de la ségrégation et la mise à l’écart de certains élèves considérés comme dérangeant l’ordre scolaire, voire dangereux pour l’ordre public, en les plaçant dans des maisons de correction et des classes spéciales » (p. 4).

C’est dans les années 1870 que, à travers le souci du niveau pédagogique des recrues militaires suisses, la question des enfants que l’on nommait faibles d’esprit, arriérés, imbéciles ou anormaux est soulevée.

Pour ceux qui gouvernent, « l’état de civilisation se mesure à celle des armées et à celui du niveau pédagogique des recrues et des citoyens » précise Ruchat (2003, p. 13), reprenant les propos d’un conseiller national pour qui la Suisse, afin de ne pas s’exposer honteusement devant une Europe civilisée, doit instaurer l’instruction primaire obligatoire, gratuite et laïque. Par son caractère obligatoire en Suisse dès 1874, l’école devient selon Ruchat (2010) aussi bien un moyen de formation des jeunes gens et des jeunes filles bientôt futurs travailleurs et soldats ou mères de famille compétentes, qu’un contrôle étatique efficace de la santé des enfants, offrant alors aux médecins l’opportunité de se faire une place dans la société. Améliorer l’instruction publique par la fréquentation régulière de l’école est sans nul doute un des objectifs politiques essentiels de la fin du 19ème siècle. Il s’agit alors pour les instances qui gouvernent d’assurer à tous les enfants l’atteinte des objectifs de l’instruction ; mais, comme le souligne Ruchat (2003), cela nécessite « de repérer les récalcitrants, de contenir les indisciplinés, de redresser les vicieux, de régénérer les débiles physiques et d’éduquer les arriérés » (p. 13).

Pour les milieux bourgeois qui gouvernent, la préoccupation est d’instruire, même les tout derniers ; personne ne doit être mis à l’écart.

Les autorités cantonales s’inquiètent du niveau pédagogique insuffisant de leurs recrues ; la qualité de l’armée renvoie à celle de l’école, et il faut repérer urgemment les arriérés et faibles d’esprit. Tant les autorités politiques que le corps enseignant proposent d’ouvrir des « classes spéciales ». Pour Ruchat (2010), « les ‘classes spéciales’ au sein de l’Instruction publique genevoise (équivalentes aux classes de développement en France ouvertes dès 1909), sont la première brèche dans l’uniformisation des classes et le premier acte de ségrégation d’une population d’élèves au sein de l’Instruction publique » (p. 5). Pour cette auteure, l’existence de telles classes renforce l’idée de moyenne à obtenir, cette moyenne étant considérée comme critère essentiel de la réussite scolaire. Dès lors, les élèves en dessous de la moyenne sont considérés comme des problèmes, légitimant ainsi les classes spéciales et les spécialistes. Peu à peu les cantons ouvriront de telles classes, retirant des classes ordinaires les élèves qui entraveraient leur bon fonctionnement ou qui feraient baisser cette moyenne.

A la même époque s’ouvrent les premières classes pour les enfants déficients mentaux et déficients physiques dans de nombreux pays d’Europe : France, Italie, Allemagne, Autriche, Belgique, Hollande, Danemark, Suède, Norvège. En France, dès 1909, la définition psychologique de l’enfant handicapé ainsi que les travaux de Binet amènent à distinguer les anormaux d’hospice des anormaux d’école. Selon cette classification les premiers sont les arriérés et les instables et n’ont rien à faire à l’école tandis que les seconds sont placés dans des classes spéciales ou des internats de développement. Pour Maillard (2000), l’école, en désignant les anormaux, érige une norme scolaire en dogme et, « loin de mettre en cause les déterminismes sociaux qui sont à l’œuvre dans les échecs et les réussites scolaires, elle choisit de

renvoyer le mauvais élève dans l’anormalité médicale ou psychologique. Si l’Ecole est pour tous, ceux qui n’y ont pas leur place sont forcément d’une nature autre » (p. 59).

Fuster et Jeanne (1996) apportent un élément supplémentaire lié au placement des enfants handicapés dans des filières spéciales. Pour ces auteurs, il ne s’agissait pas d’une pratique d’exclusion intentionnelle ; l’on souhaitait simplement protéger ces enfants « de la vie sociale, si agressive, si intolérante » (p. 68).

Pour cela, il fallait les placer dans des conditions où ils pourraient apprendre, dans des lieux où ils seraient mieux protégés, mieux entourés et où ils bénéficieraient de moyens éducatifs supérieurs à ceux des classes ordinaires. « On a donc protégé en excluant définitivement et radicalement, au lieu de protéger dans le milieu même en excluant si nécessaire partiellement et/ou temporairement » (p. 68), poursuivent ces mêmes auteurs.

De la même façon, Panchaud Mingrone (1994) rappelle que la reconnaissance du droit à l’éducation pour les enfants handicapés, ou encore la naissance de l’assurance-invalidité ont contribué en Suisse dès les années 1950 à un développement poussé des institutions spécialisées : écoles pour enfants malentendants et sourds, autres écoles pour enfants infirmes moteurs cérébraux, pour enfants ayant un retard mental, ayant des troubles du comportement, etc. Le développement de ces écoles a certes permis de mieux comprendre certains déficits, de développer des savoirs et techniques spécifiques, également de soulager les parents.

Néanmoins, cette forme de prise en charge, endossée par des enseignantes et enseignants spécialisé-e-s et des thérapeutes, a agi comme un frein à l’intégration. Elle a contribué à enraciner dans la population l’idée qu’il faut à tout prix des spécialistes pour éduquer et scolariser les enfants en situation de handicap ; aussi, ces derniers ont-ils été tenus à l’écart, éloignés de leur quartier et de ses habitants, et d’une vie sociale en général.

2.2.1. S YNTHÈSE

Il importe de rendre au mieux compte des tentatives et des expériences faites pour l’éducation des personnes en situation de handicap ; réalisées dans des écoles spécialisées elles ont permis une meilleure approche du handicap et une protection de la personne mais de ce fait l’ont éloignée du milieu social.

Mais la donne a changé : diverses recherches ont démontré que, tant au niveau scolaire que social, la dualité classe ordinaire/classe spécialisée n’est pas la panacée. Pourtant, ce système séparatif prévaut pour nombre d’actrices et d’acteurs aujourd’hui encore, et nous ne pouvons que le déplorer.

L’intégration à la communauté scolaire devrait prendre en compte les particularités des personnes et ménager des aires spécifiques à leurs besoins, au lieu de chercher à distinguer ce qui est « normal » de ce qui ne « l’est pas ». Ceci renvoie à la volonté de connaître la couleur que l’on souhaite donner à l’Ecole : en définissant les besoins auxquels elle doit répondre et en adaptant la « forme scolaire », c’est-à-dire le

type d’école, grâce à la rencontre entre tous les acteurs et actrices concerné-e-s, on tendrait à obtenir une transparence qui n’est de loin pas encore de mise actuellement.