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Le dénombrement pour donner du sens aux noms des nombres

2. ACTIVITÉS NUMÉRIQUES À COMPOSANTES SENSORI-MOTRICES

2.4. Le dénombrement pour donner du sens aux noms des nombres

pointage manuel, à 7 ans, déjà la moitié des participants ont évolué vers un suivi exclusivement visuel (Camos, 2003). Comme précisé précédemment, l’étude montre que les pointages manuels restent cependant utiles pour dénombrer des entités disposées de façon contraignante. Par ailleurs, concernant des individus atteints de cécité congénitale comparés à des personnes voyantes, ils mobilisent moins spontanément leurs doigts que ces derniers dans leurs procédures de dénombrement. Pourtant, les rares enfants qui ont recours à leurs doigts sont ceux qui obtiennent les meilleures réussites (Crollen et al., 2011). La vision, et donc l’observation des procédures de dénombrement, parait ainsi également jouer un rôle fondamental pour l’utilisation des doigts dans la construction du nombre.

2.4. Le dénombrement pour donner du sens aux noms des nombres

! La mise en relation entre quantités et désignations des nombres semble possible grâce à la découverte par les enfants de la signification des petits nombres comme un, deux ou trois, puis par l’extension de cette connaissance aux plus grands nombres, le plus souvent à travers l’usage de la chaîne verbale dans les pratiques de dénombrement. Contrairement à ce que peut laisser présager le caractère inné des capacités de subitizing, l’évolution de cet apprentissage des associations entre noms de nombres et petites quantités est difficile et long, nécessitant pratiquement 2 à 3 années d’expériences variées (Descœudres, 1921 ; Odic, Le Corre, &

Halberda, 2015 ; Sarnecka & Carey, 2008 ; Sella, Berteletti, Lucangeli, & Zorzi, 2016).

Notamment, l’obstacle majeur pour les enfants serait la compréhension du principe cardinal selon lequel le dernier nom de nombre énoncé à l’issue d’un dénombrement correspond au cardinal de l’ensemble. Trois principales difficultés sont alors à surmonter (Guedin, Thevenot,

& Fayol, 2017). D’une part, la notion de cardinal est très abstraite car elle ne décrit pas les caractéristiques des objets en soi mais une propriété de l’ensemble de ces objets. Les enfants mettent du temps avant de comprendre que deux collections d’entités différentes, comme six fourmis ou six éléphants, puissent correspondre au même cardinal de six éléments. De manière générale, plus les collections comportent des éléments hétérogènes et moins les enfants conçoivent l’équivalence du cardinal (Mix, 1999 ; 2008 ; Slusser, Ditta, & Sarnecka, 2013 ; Slusser & Sarnecka, 2011). D’autre part, alors que l’ordre de pointage n’est pas important lors d’un dénombrement, le langage code les augmentations et diminutions de quantités par l’ordre des noms de nombres (Cooper, 1984). La notion de successeur est cruciale dans la suite numérique, qu’elle soit orale ou écrite (Izard, Pica, Spelke, & Dehaene, 2008). Ainsi « dix » est une quantité supérieure à « neuf » parce que « dix » vient après

« neuf ». Il en va de même pour 37 et 36 ou 421 et 420. Ce codage temporel est difficile au

départ à comprendre pour les enfants (Fuson, 1988), d’autant plus qu’il vient s’opposer au principe de non-pertinence de l’ordre de pointage des entités lors de dénombrements. Et enfin, comme déjà souligné précédemment, les jeunes enfants confondent souvent dénombrement et numérotage et croient erronément que le dernier mot-nombre prononcé lors d’un dénombrement d’objets dans une collection correspond uniquement à son rang en tant que dernier élément considéré (le 5ème objet et donc le numéro 5) et non pas à l’ensemble des éléments (les 5 objets) de la collection (Brissiaud, 2003). !

L’usage des doigts semble aider l’enfant dans la compréhension des codes symboliques et de leur mise en relation avec les entités non-symboliques. Ce sont précisément les désignations gestuelles des entités pointées lors de dénombrements, en coïncidant avec leurs dénominations orales, qui pourraient donner du sens aux symboles verbaux de la comptine numérique alors utilisés pour désigner précisément une cardinalité (Wiese, 2007). Il a même ainsi été proposé d’ajouter les doigts comme représentation iconique de la cardinalité à l’habituel triple code (Di Luca & Pesenti, 2011 ; Wiese, 2003 ; figure 3). Les données récoltées dans les cultures dépourvues de langage numérique verbal (Pica et al., 2004) ou chez les jeunes enfants entre 2 et 3 ans (Sarnecka & Lee, 2009 ; Wynn, 1990) montrent que les appariements entre symboles et quantités sont précis et précoces pour 1 et pour 2, voire 3, en sollicitant vraisemblablement les compétences innées de subitizing (Benoit, Lehalle, & Jouen, 2004), mais les appariements deviennent ensuite imprécis. En effet, au-delà de 3, le dénombrement et la constitution d’une collection conduisent à des erreurs qui se distribuent autour de la valeur exacte. Par exemple, pour donner 4 éléments, le participant fournit assez souvent 4, quelquefois 3 ou 5 et très rarement 2 ou 6. Toutefois, les erreurs diminuent rapidement grâce à l’apprentissage de la liste des noms de nombres et son utilisation lors de dénombrements fiables (Sarnecka & Lee, 2009). Les progrès dépendraient, d’une part, de la connaissance du code symbolique, ici verbal avec les noms des nombres et, d’autre part, ils seraient aussi conditionnés par le degré de précision du système inné d’évaluation approximative. Enfin, les progrès dépendraient aussi de la bonne correspondance entre quantités et désignations. Celle-ci s’établit lentement et laborieusement jusqu’à la découverte de la notion d’itération de l’unité selon laquelle le nombre suivant dans la chaîne verbale, encore appelé successeur dans la définition des entiers naturels (Peano, 1889), correspond à la quantité précédente à laquelle on a ajouté « un ».

!

Figure 3. Représentations iconiques de la cardinalité (d’après Wiese, 2003).

Peu à peu, les enfants se rendent comptent que leurs doigts peuvent se substituer aux objets à dénombrer par pointage (Carpenter & Moser, 1984). Le comptage sur les doigts joue alors un rôle crucial dans la conceptualisation du nombre, notamment dans la compréhension de l’itération et dans la notion de successeur, cela en donnant peu à peu du sens aux cinq principes de dénombrement. Premièrement, l’ordre régulier dans lequel les doigts sont utilisés lors de comptages renforce le principe d’ordre stable selon lequel les mots de la comptine numérique suivent un ordre formel. En effet, de la même façon qu’un individu lève ses doigts dans un ordre précis et toujours le même (Wasner et al., 2014), certes avec des différences interindividuelles et culturelles, les mots-nombres doivent toujours être énoncés dans le même ordre lors de cette routine gestuelle. Cette observation n’est cependant pas vraie chez des enfants aveugles de naissance, où non seulement leur façon de lever les doigts lors de leurs comptages est atypique, mais où leurs stratégies d’ordre peuvent également varier en cours d’activité (Crollen et al., 2011). Ce constat souligne là encore l’importance des ressources visuelles et de l’imitation dans l’apprentissage du comptage sur les doigts. Deuxièmement, la variété des situations de comptage vécues par les enfants leur permet également de mieux comprendre le principe d’abstraction selon lequel le nom des nombres s’applique à toutes les quantités discontinues quelle que soit la nature des entités comptées. En se sens, un doigt devient une unité symbole car il peut justement représenter n’importe quelle entité, une bille ou une voiture, ce qui est déjà un premier pas vers l’abstraction. Troisièmement, la variété des procédures de comptage sur les doigts permet aussi de montrer aux enfants le principe de non-pertinence de l’ordre des objets à dénombrer et d’éviter qu’ils érigent eux-mêmes des pseudo-principes fragilisateurs, telle l’obligation tacite de pointer les objets à dénombrer de façon

contigüe (Briars & Siegler, 1984). Par exemple, pour compter sur leurs doigts, certains enfants commencent à compter indifféremment de leur main gauche ou de leur main droite.

Un enfant peut aussi découvrir différentes habitudes de comptage sur les doigts dans leur entourage ou selon qu’il se place à côté ou en face des personnes en train de compter sur les doigts. Quatrièmement, le principe de correspondance terme à terme est également bien étayé par la gestuelle de comptage sur les doigts, puisqu’il faut lever un seul doigt quand on énonce un nom de la suite numérique orale. Et enfin, cinquièmement, quand un enfant dit « cinq » en levant un cinquième doigt, l’enfant comprend très vite que le mot « cinq » ne renvoie pas seulement à ce seul doigt levé en tant que numéro cinq, mais bien à l’ensemble des cinq doigts déjà levés sous ses yeux. Ainsi, l’apprentissage du principe de cardinalité, permettant aux enfants de comprendre que la dernière étiquette verbale de leur comptage va indiquer combien d’objets se trouvent dans la collection dénombrée, est également facilité par le recours aux doigts, donnant ainsi davantage de sens aux noms des nombres.