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Qu’elles soient manuelles ou visuelles, les capacités de dénombrement sont présentées dans la cognition numérique comme un passage sensori-moteur crucial entre les compétences numériques menées sur des quantités analogiques vers celles opérées sur leurs représentations plus abstraites. Les études décrites dans le chapitre I nous ont permis de comprendre en quoi les procédures de dénombrement ou de comptage sur les doigts permettent de donner du sens aux numérosités et aux principes qui régissent leurs manipulations. Grâce aux activités semi-symboliques, l’enfant construit ainsi peu à peu le concept de nombres symbolisés, qui sont d’abord rencontrées sous la forme de dénominations orales puis sous la forme de leurs transcriptions écrites en chiffres. Malheureusement pour les enfants avec paralysie cérébrale, les compétences motrices des doigts et les capacités visuo-spatiales, fortement atteintes chez eux, sont indispensables pour mener à bien les activités de dénombrement. Les difficultés sont donc notoires dans ce domaine, malgré une bonne connaissance orale de la comptine numérique.

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2.1. Le dénombrement manuel

Les enfants avec paralysie cérébrale n’ont en général pas de difficulté d’acquisition de la chaîne numérique verbale. Pour exemple, même leurs performances en tâche de comptage à l’envers ne diffèrent pas de celles d’enfants au développement typique (Dellatolas, Filho, Souza, Nunes, & Braga, 2005). Pourtant, dès les années pré-scolaires, le principe de cardinalité semble se mettre en place légèrement plus tardivement chez des enfants avec lésions cérébrales que des enfants au développement ordinaire (Glenn, Demir-Lira, Gibson, Congdon, & Levine, 2017). Cependant, cette étude longitudinale montre que la sollicitation de l’entourage parental, notamment en utilisant plus fréquemment les mots-nombres et dans des situations où les objets sont visibles, permet de compenser ces retards. Ce phénomène de compensation témoigne de la plasticité cérébrale dans le domaine de la cognition numérique.

Plus tard dans leur développement, plusieurs études rapportent les difficultés des enfants avec paralysie cérébrale à dénombrer avec précision par pointage manuel (Arp & Fagard, 2001 ; Camos et al., 1998 ; Mazeau, 1995). De plus, tandis que les performances augmentent avec l’âge chez des enfants au développement ordinaire, ce n’est pas toujours le cas chez ces enfants (Arp et al., 2006). À l’âge scolaire, il a été montré que leur connaissance des principes de dénombrement est préservée et que leurs difficultés dans les tâches semi-symboliques ne sont donc pas d’ordre conceptuel, mais bien de nature instrumentale (Camos et al., 1998).

Certainement en lien avec la dyspraxie visuo-spatiale très souvent associée à la paralysie cérébrale, ce sont les troubles de la coordination visuo-manuelle qui sont incriminés pour expliquer les erreurs de dénombrement (Arp & Fagard, 2005 ; Mazeau, 1995). En fait, les troubles visuo-spatiaux empêchent les enfants de coordonner correctement leur pointage, moteur ou visuel, avec leur énumération verbale numérique (Camos et al., 1998) et cela conduit à des oublis ou des doubles pointages non identifiés par les enfants lors de leur procédure. Paradoxalement, une étude auprès d’enfants de 5 à 9 ans présentant une paralysie cérébrale met en évidence une utilisation massive de pointage manuel malgré leur handicap moteur et cela quel que soit leur degré d’atteinte (Arp & Fagard, 2001). Même si leur stratégie habituelle de pointage manuel s’avère peu efficace, ces enfants sont perturbés par la condition expérimentale dans laquelle on leur interdit d’utiliser leurs mains durant le dénombrement. Ce constat laisse présager que ces enfants ne sont pas non plus en capacité de mener leurs dénombrements par simple suivi visuel.

2.2. Le dénombrement visuel

Comme précisé dans le chapitre I, au cours de son développement, un enfant peut

progressivement se passer de pointage manuel lors d’un dénombrement pour se suffire d’un suivi visuel. Cette procédure est plus rapide, mais plus difficile à mener car les éléments déjà comptabilisés sont moins identifiables que par pointage manuel. Le recours aux doigts reste d’ailleurs présent à tout âge, particulièrement dans les dispositions d’items à dénombrer plus exigeantes, comme des points plus resserrés ou moins organisés visuellement (Camos, 2003).

Cependant, les échecs tout juste exposés, concernant la condition où les enfants doivent dénombrer sans utiliser leurs mains, montrent qu’ils ne réussissent vraisemblablement pas non plus à mettre en place une compensation visuelle suffisante (Arp & Fagard, 2001). Au contraire pour des enfants au développement ordinaire, même si leurs doigts restent très utiles entre 3 et 5 ans (Saxe & Kaplan, 1981), des enfants de 6 ans ne sont déjà plus gênés par une interdiction d’utiliser le pointage manuel et réussissent les dénombrements visuellement. Les performances en dénombrement dans la paralysie cérébrale dépendraient ainsi aussi des capacités de repérage visuel des items selon leurs dispositions dans l’espace.

2.3. La reconnaissance de configurations digitales

Selon l’approche fonctionnelle, le recours à nos doigts pendant les activités numériques menées lors de notre enfance est sensé façonner notre compréhension des nombres. Ce point de vue, également appelé l’hypothèse de « cognition manumérique » (Fischer & Brugger, 2011), nous invite à porter une attention particulière à la capacité à reconnaître des quantités représentées sur les doigts. Jusqu’alors, cette évaluation n’a été menée qu’une seule fois auprès d’enfants avec paralysie cérébrale. Malgré un effet de facilitation rapporté chez les enfants ordinaires pour les configurations digitales habituelles et de tailles plus petites (Noël, 2005b), les enfants avec hémiplégie sont significativement plus lents que leurs pairs pour reconnaître les quantités sur les doigts, qu’ils soient levés de façon canonique ou incongrue (Thevenot et al., 2014). Néanmoins, il est intéressant de souligner que les enfants accèdent plus facilement à la quantité lorsqu’ils traitent les configurations utilisées dans leur environnement plutôt que celles qui ne sont jamais utilisées. Pour les auteurs, cela montre que des enfants, pourtant en difficulté pour utiliser leurs doigts sur le plan moteur, sont cependant capables de mémoriser par canal visuel des modèles numériques représentés sur les doigts.

2.4. Le comptage sur les doigts

Tout comme dénombrer des entités extérieures, compter sur les doigts serait une procédure particulièrement utile pour faire du lien entre les quantités analogiques et les

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dénominations orales correspondantes. Nous avons également vu dans le chapitre I que représenter des entités réelles sur ses doigts est le témoin d’un niveau d’abstraction supplémentaire. Le comptage sur les doigts permet ensuite une transition supplémentaire des manipulations numériques réelles aux transformations mentales arithmétiques. Encore malheureusement pour eux, les enfants avec paralysie cérébrale font drastiquement plus d’erreurs que les enfants dans une tâche de comptage sur les doigts où la boucle phonologique est déjà occupée par une dénomination d’images (Thevenot et al., 2014). À part ces résultats qui soulignent également une moindre utilisation spontanée des doigts dans la tâche de dénombrement, aucune étude ne s’est attachée à étudier les procédures de comptage sur les doigts d’enfants avec difficultés motrices de naissance. Il est pourtant fort probable que cette incapacité gestuelle ait des conséquences sur les compétences symboliques ultérieures. D’une part, nous ne connaissons pas quelles procédures motrices sont mises en place par les enfants lorsque leurs deux mains ou l’une d’entre elles sont peu mobilisables et d’autre part, si telle ou telle procédure gestuelle utilisée par les enfants a des conséquences sur leur taux de réussite ou le type d’erreurs en comptage sur les doigts. Il est fort probable que leurs incapacités gestuelles dans les tâches de comptage sur les doigts aient également des conséquences sur les compétences symboliques ultérieures.

3. ACTIVITÉS NUMÉRIQUES SYMBOLIQUES

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Traiter des quantités exprimées par des désignations orales ou des représentations écrites est l’étape la plus expérimentée de la cognition numérique de l’enfant. L’accès à de telles activités reflète justement le niveau de sa réussite scolaire mathématique et conditionne également une bonne insertion sociale et professionnelle par la suite. Dans le cadre de la paralysie cérébrale, deux tâches symboliques ont été étudiées, la comparaison de nombres et l’addition.

3.1. La comparaison de nombres

Malgré une capacité à comparer des quantités analogiques qui semble être préservée, les enfants avec hémiplégie ne réussissent pas à comparer des petits nombres de 1 à 7 aussi bien que leurs pairs (Thevenot et al., 2014). L’effet de distance caractéristique de cette épreuve, témoignant d’un « sens du nombre » symbolique encore ancré dans les premières dimensions analogiques, est cependant présent. Les enfants avec paralysie cérébrale sont donc

en capacité de relier les symbolisations numériques aux numérosités non-symboliques, mais avec une moindre efficacité que des enfants au développement ordinaire.

3.2. L’addition de nombres

Selon Butterworth (2005), le développement des capacités arithmétiques peut être considéré comme une compréhension plus sophistiquée des numérosités, ainsi que d’une compétence accrue dans leurs manipulations. Au vu de toutes les difficultés observées chez les enfants avec paralysie cérébrale dans les différentes manipulations de quantités, comme quantifier par subitizing, dénombrer par pointage manuel ou visuel, ou compter sur les doigts ou bien encore comparer des nombres symboliques, il est cohérent de relever également des difficultés avérées dans les domaines arithmétiques (Jenks, de Moor, Ernest, & van Lieshout, 2009a ; Jenks et al., 2007 ; Van Rooijen et al., 2014 ; et van Rooijen, Verhoeven, &

Steenbergen, 2011 pour une revue). Ces difficultés sont particulièrement marquées pour les enfants scolarisés en établissements spécialisés et elles ne suivraient pas une évolution linéaire au fil des âge puisqu’une baisse de niveau pourrait être observée entre 8 et 9 ans (van Rooijen et al., 2014). Pour expliquer les difficultés symboliques des enfants avec paralysie cérébrale, des études soulignent d’une part le rôle des dimensions cognitives et d’autre part celui des habiletés motrices. Les études relèvent notamment que les compétences arithmétiques sont influencées par la mémoire de travail (Jenks et al., 2007 ; Jenks et al., 2009a ; Jenks, van Lieshout, & de Moor, 2012 ; van Rooijen et al., 2014) et par le niveau d’intelligence non-verbale, notamment dans sa composante visuo-spatiale (Jenks, van Lieshout, & de Moor, 2009b). D’autres études ont davantage incriminé les déficits moteurs (van Rooijen et al., 2011), ou encore une influence mixte des composantes à la fois motrices et cognitives, où le langage occupe une part prépondérante dans le devenir des compétences symboliques (van Rooijen et al., 2012), mais davantage à court terme (Van Rooijen et al., 2014). Sur un plan neuro-anatomique, une corrélation entre les déficits moteurs de la main gauche et des scores arithmétiques bas est mise en avant (Jenks, et al, 2009b) déjà soulignée lors d’études bien antérieures (Fennell & Dikel, 2001 ; Kiessling, Denckla, & Carlton, 1983).

Ce lien pourrait être expliqué par la latéralisation cérébrale de certaines fonctions mathématiques symboliques qui seraient davantage situées dans l’hémisphère droit. En revanche, la contribution des gnosies digitales dans le devenir des compétences numériques n’a été que peu exploitée dans la littérature scientifique concernant la paralysie cérébrale.

Cette habileté sensorielle a été mesurée une seule fois dans le cadre d’une investigation mathématique auprès d’enfants avec hémiparésie de naissance (Thevenot et al, 2014).

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Conformément aux prédictions et aux autres résultats de la littérature concernant la paralysie cérébrale (Fontes et al., 2016), seule la main déficiente montre une faiblesse sensorielle en comparaison au niveau des mesures chez les enfants du groupe contrôle, mais son lien avec les profils mathématiques des enfants n’est pas abordé dans l’étude (Thevenot et al, 2014). Le poids des composantes motrices dans la paralysie cérébrale est aujourd'hui confirmé par une revue de la littérature montrant une relation entre la dextérité fine et les performances arithmétiques mesurées chez des participants avec un tel handicap moteur (Tajadini et al., 2017). De façon fonctionnelle, cette étude montre que plus la déficience motrice est marquée, plus les niveaux symboliques sont faibles. Les auteurs de la revue de littérature déplorent cependant le manque d’évaluations mathématiques validées pour mesurer les performances des participants avec paralysie cérébrale qui puissent correctement prendre en considération leurs déficits moteurs.

Étonnamment, une étude trouve que les performances numériques des enfants avec paralysie cérébrale scolarisés en circuit ordinaire ne se différencient pas de façon substantielle de celles de leurs pairs (Jenks et al., 2012). Une seconde étude confirme ce résultat assez inattendu, montrant cette fois même aucune différence significative entre le groupe d’enfants avec hémiplégie et le groupe contrôle en tâche d’additions (Thevenot et al., 2014). De façon cruciale, les enfants de ces deux études indépendantes étaient scolarisés en classes ordinaires et n’avaient aucune déficience cognitive associée. Ces résultats peuvent être expliqués par l’hypothèse du rôle de l’éducation formelle qui permettrait au système numérique symbolique de se détacher progressivement des premières acquisitions numériques (Inglis, Attridge, Batchelor, & Gilmore, 2011). Il est également possible que les réussites symboliques des enfants dépendent de la qualité de leurs expériences numériques antérieures, puisque les premières performances numériques, et notamment les compétences de dénombrement, jouent un rôle précurseur important également dans la paralysie cérébrale (Jenks et al., 2007 ; van Rooijen et al., 2015). Le temps d’instruction en mathématiques est également mis en cause (Jenks, et al., 2007).