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5. CONCLUSION DU CHAPITRE I

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Les activités numériques qu’un enfant est amené à mener au cours de son développement sollicitent des processus différents selon la nature des quantités en jeu. Ces processus diffèrent notamment si les quantités sont réellement présentes ou si elles sont codées de façon abstraite. L’enfant au développement ordinaire est d’emblée doté de compétences de nature non-symbolique. Il peut ainsi traiter des quantités analogiques, c’est à dire concrètement matérialisées, sans recours à aucun langage. Ces traitements sont possibles grâce à deux systèmes numériques innés, l’un précis pour les toutes petites quantités et l’autre approximatif pour les grandes collections. Se mettent ensuite en place des compétences où les aspects sensori-moteurs et visuels sont primordiaux pour faire du lien entre les quantités analogiques et les premières utilisations des symboles numériques, avec cette fois le soutien du langage. Les doigts sont ainsi mobilisés pour représenter directement des quantités mais aussi pour assurer le suivi actif du comptage lors d’activités de transformations mathématiques. La reconnaissance de configurations de doigts levés et le dénombrement par pointage - digital puis visuel - sont typiquement des compétences où les quantités analogiques sont reliées aux désignations symboliques orales des nombres. C’est la raison pour laquelle ces compétences numériques à composantes sensori-motrices ont été qualifiées ici de semi-symboliques. Ensuite, quand les enfants réussissent à attribuer un sens numérique exact aux quantités, celles-ci peuvent être intelligibles sous forme d’images numériques mentales. Les enfants sont alors capables de traiter des nombres codés à l’oral ou à l’écrit. Compte tenu de la place centrale des habiletés digitales à ces trois niveaux de traitements numériques, qu’ils soient non-symboliques, semi-symboliques ou symboliques, la plupart des auteurs présentent les doigts comme un outil indispensable dans le développement des compétences numériques.

Si des résultats divergent selon les épreuves choisies dans les études, c’est aussi parce que la cognition numérique peut solliciter des mécanismes distincts (Fischer & Brugger, 2011). Il est prudent de considérer différemment les compétences numériques selon qu’elles relèvent de

« fondements perceptifs », où les traitements prennent appui sur les propriétés universelles du monde, de la « cognition incarnée », où les habiletés sensori-motrices jouent un rôle important rappelé par l’expression de « cognition manumérique », ou encore de la « cognition en situations », où toute préférence ou caractéristique personnelle peut avoir de l’influence sur les résultats recueillis, également en fonction des conditions expérimentales (Figure 5).

Par ailleurs, nous avons également mis en exergue quelques travaux qui suggèrent cependant que les doigts seraient juste utiles et pas forcément nécessaires pour tous les enfants. Les recherches présentées interrogent également la nature de la relation entre les doigts et les nombres. Elle est envisagée par certains comme la résultante exclusive d’une organisation cérébrale particulière. En lien avec le rôle actif des doigts dans la mise en place sensori-motrice du nombre et du calcul, d’autres auteurs soulignent leur implication fonctionnelle dans la cognition numérique. Enfin, c’est plus récemment que la littérature scientifique concilie ces deux approches grâce à une hypothèse évolutionniste de redéploiement neuronal.

Puisque le rôle des doigts reste central dans la compréhension de la cognition numérique, nous avons choisi de mener notre travail de recherche en s’appuyant sur l’étude d’une population qui a justement des difficultés à utiliser ses doigts depuis la naissance. Le chapitre suivant va donc s’attacher à décrire la population étudiée, alors atteinte de paralysie cérébrale.

Figure 5. Illustration des différents niveaux de la cognition dans le domaine numérique.

(d’après Fischer & Brugger, 2011).!

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PARTIE THÉORIQUE

Chapitre II

Compétences numériques dans la paralysie cérébrale

La paralysie cérébrale se définit comme un trouble de la posture et du mouvement dû à une lésion cérébrale irréversible survenue sur un cerveau en tout début de développement (Rosenbaum et al., 2007). Parmi les déficiences physiques qui affectent les enfants, c’est la plus fréquente avec une prévalence de 2 à 3 cas pour 1000 naissances dans le monde (SCPE, 2002 pour une épidémiologie en Europe ; Van Naarden-Braun et al., 2016 pour les statistiques aux États-Unis). Pour la grande majorité des personnes atteintes de paralysie cérébrale, non seulement elles souffrent de troubles moteurs visibles dans leurs déplacements, mais elles présentent aussi des problèmes de dextérité fine et d’intégration sensorielle (Arnould, Bleyenheuft, & Thonnard, 2014 ; Asano & Morioka, 2017 ; Majnemer, Bourbonnais, & Frak 2008). S’ajoutent aussi des troubles des fonctions cognitives avec des tableaux neuropsychologiques variés selon l’étendue initiale des lésions et la plasticité cérébrale développée ensuite par les individus (Staudt, 2010 ; Stiles, Reilly, Levine, Trauner, & Nass, 2012) et selon les sollicitations extérieures. Des phénomènes de réorganisation cérébrale semblent s’opérer pour préserver les fonctions langagières de façon optimale souvent au détriment des fonctions visuo-spatiales, selon le phénomène de « crowding » (Gonzalez-Monge et al., 2009 ; Lidzba, Staudt, Wilke, & Krägeloh-Mann, 2006). Sur le plan moteur, trois formes spastiques sont décrites dans la paralysie cérébrale (Novak, 2014 ; Figure 6). En cas de diplégie, seuls les membres inférieurs sont atteints de façon visibles à la marche. En cas d’hémiplégie, le bras et la jambe situés d’un même coté sont fortement impactés dans leurs mouvements. Et en cas de quadriplégie, les quatre membres sont lourdement atteints, nécessitant une aide technique à la marche et même, dans la majorité des cas, un fauteuil pour rendre possibles les déplacements.

Figure 6. Proportion des différentes formes spastiques de paralysie cérébrale (PC) en fonction de la topographie des troubles moteurs et de leur sévérité dans les déplacements.

(d’après Novack, 2014)

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Sur le plan cognitif, Stadskleiv, Jahnsen, Andersen et von Tetzchner (2017) ont relevé une grande diversité de dysfonctionnements intellectuels chez des enfants souffrant de paralysie cérébrale, sans corrélation directe avec les différents tableaux cliniques moteurs.

Avec des évaluations prenant en compte les limitations motrices afin de ne pas sous-évaluer les capacités cognitives réelles des enfants, les auteurs retiennent 24% de diagnostic de déficience intellectuelle effectivement associée à la paralysie cérébrale et 21 % de profils cognitifs dissociés avec un quotient intellectuel verbal significativement supérieur aux mesures dites de performance. Ils mettent ainsi en évidence une large part restante de la population testée qui ne présente aucune déficience intellectuelle. Les résultats de cette étude très récente confirment les données déjà rapportées dans la littérature scientifique faisant état de 60 % des enfants avec paralysie cérébrale avec un quotient intellectuel global supérieur à 70 (Sigurdardottir et al., 2008). Les auteurs soulignaient cependant que ce taux sous-estimait certainement les potentiels réels des participants à cause des composantes motrices ou visuelles des tests psychométriques habituels. Dans ce contexte de difficultés cognitives parfois associées au profil moteur, il est aussi souligné depuis longtemps que les enfants avec paralysie cérébrale présentent des difficultés scolaires, et particulièrement en mathématiques (Haskell, 1966). Parmi les enfants avec paralysie cérébrale qui suivent un cursus scolaire ordinaire, déjà 78 % d’entre eux présentent des déficits légers en arithmétique (Anderson, 1973). Une autre étude confirme ce tableau en avançant le taux de 25 % ayant effectivement des difficultés avérées en mathématiques malgré un quotient intellectuel supérieur à 70 (Frampton, Yude, & Goodman, 1998). Il n’est pas encore clair si toutes les compétences mathématiques sont affectées dans la paralysie cérébrale, ou si seules certaines compétences numériques sont spécifiquement atteintes. Pourtant, cet éclairage est crucial, d’une part pour cibler au mieux les aides à apporter aux enfants avec paralysie cérébrale en difficulté en mathématiques et d’autre part, pour mieux comprendre le lien entre sensori-motricité et construction des concepts numériques. Dans une perspective neuro-anatomique, il est possible que les difficultés mathématiques soient directement liées à la lésion cérébrale, induisant alors à la fois des troubles moteurs mais aussi des déficiences cognitives dans des domaines impliqués dans la cognition mathématique, telles les habiletés de repérage visuo-spatial, de mémorisation ou de fonctionnement exécutif. En lien avec l’explication neuro-anatomique déjà exposée dans le chapitre I, la lésion responsable des déficits moteurs des doigts devrait aussi impacter directement le module du « sens du nombre » du fait de leur proximité neuronale. Sans invoquer de causes structurelles cérébrales, les difficultés mathématiques

dans la paralysie cérébrale peuvent tout aussi bien être expliquées par un éclairage davantage fonctionnel, en incriminant le manque d’expériences motrices fiables en âge préscolaire et scolaire. Pour les enfants au développement ordinaire, il est en effet reconnu que les activités et les participations sociales ont un rôle crucial dans l’acquisition de connaissances et la compréhension de concepts (Bottcher, 2010). Les enfants avec paralysie cérébrale pourraient donc très bien développer des difficultés en mathématiques du fait de la pauvreté de leurs expériences sensori-motrices (Daffaure, & Guedin, 2011a) . Dans ce chapitre II, nous souhaitons ainsi faire un état des lieux de la littérature scientifique afin de pointer quelles sont les habiletés mathématiques qui sont à ce jour considérées comme affectées ou préservées dans la paralysie cérébrale. En première partie, nous ferons le point sur les compétences présentes dans les activités numériques non-symboliques. La seconde partie sera dédiée aux capacités de dénombrement et de reconnaissance de configurations digitales dans la paralysie cérébrale en tant qu’activités numériques semi-symboliques. En troisième partie, nous présenterons les difficultés et capacités présentes dans cette population en ce qui concerne les activités numériques symboliques. Nous y verrons que, tout comme dans le développement ordinaire de la cognition numérique, les compétences arithmétiques mises en place dans le cas de la paralysie cérébrale sont elles aussi en lien avec des habiletés cognitives et digitales.

1. ACTIVITÉS NUMÉRIQUES NON-SYMBOLIQUES

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Comme mentionné dans le premier chapitre, de nombreux auteurs ont rapporté que la capacité à traiter les quantités analogiques avec précision est en corrélation avec les compétences numériques ultérieures (Dehaene & Cohen, 2007 ; Hyde et al., 2014 ; Libertus et al., 2011). Toutefois, le pouvoir prédicteur du système d’estimation approximatif des grandes quantités est aujourd'hui remis en cause et ce serait finalement une meilleure connaissance symbolique des nombres qui permettrait un traitement approximatif plus fin des quantités analogiques (Matejko & Ansari, 2016). Malgré cette nuance, la préservation ou non des compétences numériques non-symboliques dans le cas de la paralysie cérébrale reste primordiale pour mieux définir la nature du lien entre doigts et construction du nombre. Nous nous intéresserons d’abord aux capacités de subitzing, puis aux capacités d’estimation.

1.1. Le subitizing

Une étude a montré que des enfants âgés de 4 à 9 ans atteints de paralysie cérébrale

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présentaient une limite de subitizing inférieure à celle observée chez des enfants au développement ordinaire appariés en âge (Arp & Fagard, 2005). Ainsi, tandis que les enfants reconnaissent habituellement la quantité 3 avec un temps de réponse très rapide, la plupart des enfants avec paralysie cérébrale n’en sont capables que pour la quantité 2. La différence de performance observée dans l’étude n’est cependant pas due à une pression temporelle, puisque les enfants n’avaient pas de limite de temps pour déterminer le nombre de points présentés. De façon intéressante, les enfants avec paralysie cérébrale présentant une faible limite de subitizing sont justement ceux qui ont aussi des capacités réduites dans les évaluations visuo-spatiales (Arp & Fagard, 2005). Dans ces études, la disposition des points sous forme canonique comme sur des dés (Arp & Fagard, 2005) ou en ligne (Arp, Taranne, &

Fagard, 2006) ne facilite pas les quantifications par rapport à une disposition aléatoire, ce qui interroge le modèle du subitizing par reconnaissance de configurations proposé par Mandler

& Shebo (1982). En revanche, le nombre de points présentés a une influence sur la performance des enfants, ce qui corrobore davantage un modèle de comptage séquentiel rapide plutôt qu’une prise en compte parallèle de tous les éléments à la fois. Cette hypothèse est également avancée pour des enfants avec hémiplégie de naissance, âgés cette fois de 7 à 11 ans (Thevenot et al., 2014), où ce mécanisme non-symbolique reste déficitaire à cet âge.

Au-delà de la tendance à une faiblesse générale en subitizing, il est intéressant de souligner les singularités individuelles pointées chez les enfants avec paralysie cérébrale (Arp et al., 2006). Certains participants atteignant en effet presque le même niveau que leurs pairs au développement ordinaire, les auteurs concluent que les enfants avec paralysie cérébrale souffrent seulement d’un retard de maturation dans ce processus d’appréhension des petites quantités. Dans un tel cas, ils imaginent que les expériences personnelles ou apprentissages plus formels aient un effet bénéfique sur le plan longitudinal. L’hypothèse est également avancée qu’une proportion d’enfants d’un tel jeune âge ne pense pas à utiliser le mécanisme de subitizing en faisant d’avantage appel au dénombrement un à un, en tant que procédure mieux identifiée par eux.

À première vue, et sur un plan théorique, le fait que le subitzing soit conjointement atteint avec les habiletés motrices des enfants avec paralysie cérébrale est en faveur de l’explication neuro-anatomique. Cependant, il serait absolument nécessaire de vérifier par une étude longitudinale si cette faiblesse est en effet structurelle et donc définitive ou s’il ne s’agit, comme présagé par les résultats présentés ici, que d’un retard de développement sans lien avec les aires cérébrales de la sensori-motricité.

1.2. L’estimation

Des auteurs ont évalué différentes composantes mathématiques à dominante non-symbolique chez des enfants de 6 ans, pris en charge en établissements spécialisés. Pour autant, les compétences numériques n’ont pas été analysées séparément puisque l’étude en question ne rapporte qu’un score global issu du « Early Numeracy Test-Revised » (van Rooijen, Verhoeven, & Steenbergen, 2015). La faiblesse de ce score ne permet donc pas de conclure précisément quant à l’atteinte ou la préservation du système numérique approximatif considéré isolément. À ce jour, une seule étude a évalué de façon indépendante les capacités d’estimation des grandes quantités chez des enfants avec paralysie cérébrale (Thevenot et al., 2014). L’épreuve de comparaison approximative de points fut tout aussi bien réussie par les enfants avec hémiplégie que ceux du groupe contrôle. Ce résultat s’oppose clairement à une explication neuro-anatomique qui prédit au contraire la présence de déficits conjoints du sens du nombre et des capacités digitales. Ce résultat, méritant toutefois réplication, montre que le lien entre nombres et doigts ne serait ainsi pas inscrit dans l’anatomie cérébrale en ce qui concerne les enfants avec hémiplégie de naissance.