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Le curriculum prescrit, le curriculum réel et les références curriculaires

II. CADRE THÉORIQUE

2.1 Le curriculum prescrit, le curriculum réel et les références curriculaires

Dans cette section, nous présenterons d’abord une brève considération par rapport au champ d’études du curriculum et ses différents courants théoriques. Ensuite nous aborderons certains concepts clés liés à notre cadre théorique, c’est-à-dire les notions de curriculum prescrit, curriculum réel et les références curriculaires macro-structurale, méso-structurale et micro- structurelle. Cependant, d’autres auteurs et concepts secondaires seront aussi présentés.

Il convient de noter qu’au fil du temps, différents courants théoriques, disciplines et paradigmes ont cherché à conceptualiser et à comprendre le curriculum et le processus de sa mise en œuvre. Divers auteurs ont déjà présenté certaines classifications des théories du curriculum ou du changement, y compris le changement curriculaire (Doyle, 1992 ; Clandinin et Connelly, 1992 ; Jackson cité dans Lenois, 2006 ; Goodson, 1995 ; Lenoir, 2006 ; Forquin, 2008, Moreira et Tadeu, 2011 ; Dupriez, 2015)12. Cependant, il est important de noter que l’un des problèmes liés

à l’étude du curriculum est qu’il s’agit d’un concept à multiples facettes, qui est négocié et renégocié à divers niveaux et champs. Cela a contribué à l’émergence de perspectives théoriques en suivant une ligne psychologique, philosophique, sociologique, mais aussi qui comprend des perspectives plus techniques et scientifiques (Goodson, 1995). Nous pouvons citer par exemple, le courant du « curriculum development »13, les théories traditionnelles, critiques et postcritiques

du curriculum (Moreira et Tadeu, 2011), la sociologie du curriculum et la nouvelle sociologie de l’éducation (Forquin, 2008), les études sur la didactique des disciplines et la transposition didactique (Chevallard et Johsua, 1982 et Chevallard, 1985). Qui plus est, les théories curriculaires peuvent être classifiées selon leurs approches d’inspiration behavioriste, fonctionnaliste, humaniste, critique et d’inspiration marxiste et néo-marxiste, reconstructionniste, reconceptualiste et phénoménologique.

12 Ce n’est pas notre objectif de faire une recension de ces écrits, mais simplement de montrer que le champ du

curriculum est large et composé de différentes perspectives, approches, théories, concepts et modèles. Le lecteur peut consulter les auteurs cités pour avoir accès à plus d’information sur l’évolution de ce champ d’études.

13 Ce que nous pouvons traduire par « méthodologie d’élaboration et d’implantation de programmes d’études »

Le champ d’étude du curriculum a produit différentes façons de définir ou d’approcher le curriculum. La littérature francophone récente se positionne parfois en opposant le « curriculum officiel ou formel » et le « curriculum réel » (Forquin, 2008). Mais avant d’expliquer ces concepts, il convient de souligner la notion de curriculum elle-même. Pour cela, nous ferons appel au sens le plus courant, aussi bien dans le contexte anglophone que chez les utilisateurs francophones actuels :

le terme « curriculum » désigne généralement l’ensemble de ce qui est censé être enseigné et de ce qui est censé être appris, selon un ordre de progression déterminé, dans le cadre d’un cycle d’études donné. Un curriculum, c’est un programme d’études ou un programme de formation organisé dans le cadre d’une institution d’enseignement, ce terme de « programme » doit être entendu dans un sens large, et de manière globale et dynamique. La notion de curriculum implique en effet qu’on prenne en considération l’ensemble d’un parcours de formation et non pas un aspect ou une étape considérés isolément (Forquin, 2008, p. 73).

Certains chercheurs ont abordé le curriculum en mettant en exergue la différence entre le pôle des prescriptions curriculaires ou de documents officiels et le pôle de la pratique curriculaire ou du curriculum effectivement enseigné en salle de classe. Dans cette perspective, Jackson (1968, cité dans Goodson, 1995) par exemple, présente la définition « curriculum pré-actif » et la « réalisation interactive du curriculum ». À son tour, Young (1977, cité dans Goodson, 1995) propose le « curriculum comme un fait » et le « curriculum comme pratique ». Selon Doyle (1992), le discours sur le curriculum opère à deux niveaux, soit institutionnel et empirique. Il existe ainsi un « curriculum formel », qui définit la substance du noyau de l’éducation, et un « curriculum expérimenté » (experienced curriculum), comprenant ce qui est enseigné et appris en classe.

Goodson (1995), quant à lui, remarque que le « curriculum écrit » ou officiel promulgue et justifie certaines intentions fondamentales de scolarisation. Il n’est rien de plus qu’un témoin visible, publique et sujet à des changements. En outre, tout concept progressif de curriculum et de création de curriculum devrait aborder le « curriculum réalisé dans la pratique » en tant que composante centrale. Cependant, il est politiquement naïf et conceptuellement inadéquat d’affirmer que « l’important, c’est la salle de classe » ou vouloir exclure l’analyse de la politique

éducationnelle. Ainsi, nous sommes tout à fait en accord avec Goodson (1995), c’est-à-dire que l’analyse du curriculum doit prendre en considération les politiques curriculaires et les documents officiels, mais aussi et surtout l’analyse du curriculum effectivement enseigné en classe.

Forquin (2008) remarque que dans la littérature francophone récente, les chercheurs distinguent le « curriculum officiel ou formel », qui recouvre ce qui est censé être enseigné et appris à un niveau donné, et le « curriculum réel », qui approche ce qui est effectivement réalisé dans le cadre des activités pédagogiques. C’est le cas de Perrenoud (1993), qui fait une distinction entre le « curriculum formel ou prescrit », le « curriculum réel » et le « curriculum caché ».

Selon cet auteur, le curriculum formel ou prescrit est un ensemble de textes et de représentations : les lois qui assignent les buts à l’instruction publique, les programmes, les méthodes recommandées ou imposées, les moyens d’enseignement plus ou moins officiels et tous les documents qui prétendent régir l’action pédagogique. Il est prescrit parce qu’il a le statut d’une norme et il est formel dans le sens où il relève les structures formelles d’une administration. En ce qui concerne le curriculum réel, il est configuré parce que le curriculum prescrit est diversement interprété et mis en œuvre dans les classes, mais même lorsque le curriculum prescrit est respecté, les apprentissages attendus ne se font totalement que pour une fraction des élèves. Ainsi, les variations des contenus réellement enseignés sont liées à la part d’autonomie et de subjectivité des enseignants dans l’interprétation des textes et à la diversité des conditions de travail. Pour sa part, le curriculum caché relève des apprentissages qui ne sont pas programmés par l’école (du moins explicitement), mais qui s’expriment plutôt comme des effets involontaires (Perrenoud, 1993).

À son tour, Briot (1999) offre une contribution importante en rejetant la dichotomie traditionnelle « curriculum formel » / « curriculum réel ». Elle propose une triade consistant en : 1) une « référence curriculaire macro-structurale » (plan supérieur officiel de type prescriptif, celui des programmes et des instructions officielles), 2) une « référence curriculaire méso-

structurelle » (celle des projets d’établissement et d’équipes pédagogiques14, celle des structures

de formation continue) et 3) une « référence curriculaire micro-structurelle » (plan terminal individuel de type actualisé, celui des enseignants).

D’une façon plus structurée et détaillée, l’auteur espagnol Sacristán (2000) développe un modèle d’analyse du curriculum en identifiant différents niveaux. Cet auteur suggère un modèle d’interprétation du curriculum comme une réalité construite à l’intersection d’influences et de domaines d’activités différenciés et intimement liés. Comme le soutient cet auteur, le curriculum a une importance fondamentale dans le système éducatif et il peut être compris comme une construction sociale et historique, insérée dans un contexte donné et développé sous certaines conditions. Voyons dans le tableau 1, le modèle explicatif du curriculum suggéré par cet auteur.

Tableau 1 - Types de curriculum selon Sacristán (2000)

Le curriculum prescrit

Tout système éducatif comporte une limitation ou une orientation de ce qui devrait être son contenu (compte tenu de sa signification sociale). Ce sont des aspects qui agissent en référence à l’organisation d’un système curriculaire, qui servent de point de départ pour l’élaboration de matériaux, le contrôle du système, etc.

Le curriculum présenté aux

enseignants

Il existe une série de moyens, élaborés par différentes instances, qui permettent de traduire et d’interpréter le sens et les contenus du curriculum prescrit pour les enseignants. Les exigences sont souvent trop générales et insuffisantes pour guider les activités d’enseignement, et le rôle le plus décisif, dans ce sens, est joué par les manuels scolaires.

Le curriculum configuré par les

enseignants

L’enseignant est un agent actif très important dans la concrétisation des contenus et des significations des curriculums. Toute proposition qui a été faite est configurée à partir de sa propre culture professionnelle. L’enseignant est donc un « traducteur » qui intervient dans la configuration des significations des propositions curriculaires.

Le curriculum en action

Le sens réel des propositions curriculaires se trouve dans la pratique réelle, guidée par les schémas théoriques et pratiques de l’enseignant et se concrétisant dans les tâches scolaires qui soutiennent l’action pédagogique. Le curriculum en action est l’élément dans lequel le curriculum se transforme en méthode. L’importance de cette phase est qu’elle donne un sens réel à la qualité de l’enseignement.

Le curriculum réalisé

La pratique produit des effets cognitifs, sociaux, moraux, etc. On accorde plus d’attention à certains de ces effets, car ils sont considérés comme des rendements du système ou des méthodes pédagogiques. Mais on trouve aussi d’autres effets qui sont cachés, à cause d’un manque de sensibilité à leur égard ou par la difficulté de les analyser (les effets sont à moyen et long termes et ils sont aussi complexes et indéfinis). Les conséquences du curriculum se reflètent dans les apprentissages des élèves, mais aussi dans la socialisation professionnelle des enseignants.

Celui-ci représente les pressions externes de différents types pour les enseignants – c’est-à-dire le contrôle externe dans l’accord des titres et des sanctions académiques, les différentes cultures

14 Par exemple, au Brésil, chaque école possède son autonomie pour élaborer son projet pédagogique avec des projets

spéciaux, des activités curriculaires, extracurriculaires et parfois interdisciplinaires. À son tour, chaque discipline doit respecter ce projet et les enseignants doivent inclure des activités du projet pédagogique de l’école dans leurs planifications.

Le curriculum

évalué scolaires, les idéologies et les théories pédagogiques – qui permettent de mettre en évidence, dans l’évaluation des aspects du curriculum, ce qui est cohérent ou incongru par rapport aux objectifs de ce qui est prescrit pour les enseignants. Ce curriculum impose des critères pour l’enseignement et l’apprentissage.

Sacristán (2000) observe par ailleurs que le curriculum prescrit peut parfois servir à aider et à guider les enseignants, non seulement en indiquant les chemins possibles d’action, mais en agissant aussi comme une aide professionnelle. Cette régulation du curriculum dicte les contenus et les apprentissages considérés minimaux, mais ordonne aussi le processus d’enseignement en fournissant des orientations méthodologiques générales. Cependant, dans de nombreux cas, la politique curriculaire est loin d’être une proposition explicite et cohérente. En effet, celle-ci semble plutôt se perdre dans une mentalité diffuse et dispersée dans une série de règlementations déconnectées15.

Il convient de souligner que le curriculum est une prescription éducative. Selon Amigues (2009), les prescriptions éducatives servent à orienter le travail enseignant en même temps qu’elle est un artéfact culturel, un produit du travail humain qui vise à gérer les systèmes éducatifs. Plus précisément, la perspective historico-culturelle et l’approche de l’ergonomie de l’activité considèrent les prescriptions comme des artéfacts culturels, des produits de l’activité humaine, soumises à la transformation sociale. Par ailleurs, elles s’inscrivent dans une tradition culturelle qui ne cesse d’accumuler et de renouveler des modifications apportées par un groupe social ou une société donnée. Cependant, la prescription suscite une sorte de questionnement professionnel, car les enseignants font face à un conflit de valeurs, de savoirs et de normes. Les choix qu’ils sont amenés à faire sont à la fois d’ordre éthique et technique (Amigues, 2009). En ce sens, « travailler c’est mettre en débat une diversité de sources de prescriptions, établir des priorités, trier entre elles, et parfois ne pas pouvoir les satisfaire toutes, tout le temps » (Daniellou, 2002).

En bref, différents concepts ou modèles nous permettent d’étudier et de comprendre la notion de curriculum. En un sens, il existe une certaine complémentarité entre les concepts de

15 Par exemple, la réforme de l’éducation dans les écoles de Porto Alegre, Brésil, qui propose une révision

importante de la pratique des enseignants d’éducation physique, a provoqué l’isolement ou un sentiment d’« être perdu ». Ces conditions semblent refléter le caractère très innovateur du changement éducatif, car, en fin de compte, il incombe aux enseignants la tâche de transformer les macro-orientations de la réforme dans les pratiques pédagogiques concrètes (Wittizorecki et Molina Neto, 2005).

curriculum formel, officiel, prescrit, les recommandations curriculaires et le curriculum présenté aux enseignants ; à leur tour, les concepts de curriculum réel, curriculum enseigné, curriculum expérimenté, curriculum configuré par les enseignants et curriculum en action présentent certaines similitudes. Nous avons par ailleurs observé qu’il existe différents contextes de prescriptions ou de décisions curriculaires (la référence curriculaire macrostructurale du système administratif, la référence curriculaire méso-structurale de l’école et de la formation continue, et la référence curriculaire microstructurale de l’enseignement en salle de classe).Dans le cadre de notre recherche, nous retiendrons surtout les notions de curriculum prescrit et de curriculum réel, tout comme les références macro, méso et micro-structurale. Cependant, nous utiliserons davantage le concept de travail curriculaire, lequel sera développé plus en profondeur dans la section suivante.

Selon Goodson (1995), la valeur de la théorie curriculaire doit être jugée par rapport au curriculum existant, ce qui est défini, discuté et réalisé dans les écoles. Cependant, les théories curriculaires actuelles sont – ou au moins à l’époque où il écrit son texte –, irréalistes et se préoccupent avec ce que devrait ou pourrait être et non avec l’art du possible. Elles agissent non pour expliquer, mais pour exhorter. Pour cet auteur, tout concept de curriculum devrait prendre en considération le curriculum réalisé dans la pratique comme une composante centrale.

C’est pour cette raison que nous avons choisi le « travail curriculaire » (Tardif et Lessard, 1999; Borges et Lessard, 2008) comme un concept central de notre étude, parce que, comme nous verrons dans la prochaine sous-section, cette notion prend en considération le curriculum prescrit ou officiel et le curriculum réel ou enseigné en classe, tout en mettant l’enseignant en tant que protagoniste et acteur du travail. En outre, nous considérons que ce concept est en accord avec l’autre approche que nous avons choisie, soit l’ergonomie de l’activité et de la clinique de l’activité que met en exergue l’analyse du travail et dont les opérateurs ou travailleurs occupent une place centrale dans l’interprétation des prescriptions et dans la réalisation du travail réel.

Examinons maintenant le concept du travail curriculaire des enseignants, qui est au cœur de notre recherche.