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II. CADRE THÉORIQUE

2.4 L’approche de l’ergonomie de tradition française

2.4.3 La clinique de l’activité

La clinique de l’activité est développée en France, dans les années 1990, à partir d’un courant de la psychologie du travail et de l’ergonomie. Cette approche vise à définir l’activité de

travail comme une source permanente de recréation de nouveaux modes de vie. La provocation qui se produit dans l’activité, dans les dialogues, dans les échanges et les polémiques qui ont lieu au travail est le moteur de la transformation et du développement des métiers, des activités et des travailleurs (Silva, Barros et Louzada, 2011). D’ailleurs, la clinique de l’activité cherche à définir l’activité de travail en témoignant des actions qui adviennent lors de l’exécution du travail comme les conflits, les dialogues et les accords entre les acteurs du travail, ou même au niveau interne (intrapsychique). Le psychologue Yves Clot et le linguiste Daniel Faïta sont les premiers à publier des travaux dans cette ligne de pensée, en décrivant le contexte de travail, la vision des travailleurs de leur travail et les formes de communication (Vieira, 2004).

Selon Vieira et Faita (2003), la clinique de l’activité est une approche d’analyse du travail centrée sur une perspective dialogique et développementale qui vise à intervenir dans la situation en favorisant des changements dans l’activité et en rétablissant le pouvoir d’agir des collectifs de travail, permettant au sujet de générer des transformations possibles. En outre, il existe une grande influence des travaux de Vygotsky et de Bakhtine sur cette approche et le langage occupe une place importante dans les méthodes qui sont développées pour faire verbaliser, dialoguer et réfléchir le travailleur sur ses activités de travail, afin d’élargir son pouvoir d’agir et ouvrir des zones de développement. En ce sens, la clinique de l’activité reçoit une influence importante de l’approche historico-développementale.

Il est à noter qu’un aspect important dans la clinique de l’activité est la distinction entre la tâche, l’action et l’activité. Pour l’ergonomie et la psychologie du travail, la « tâche » relève de la prescription et constitue ce qui doit être fait. L’« action » est qui est réellement fait au travail, soit les comportements, les gestes et les actions visibles du travailleur. À son tour, l’« activité » est plus large que l’action, parce qu’elle est ce qui se fait, mais le réel de l’activité est également ce qui ne se fait pas, ce que l’on cherche à faire sans y parvenir – le drame des échecs – et ce que l’on aurait voulu ou pu faire, ce que l’on pense pouvoir faire dans un prochain temps. Il faut y ajouter – paradoxe fréquent – ce que l’on fait pour ne pas faire ce qui est à faire. Faire, c’est bien souvent refaire ou défaire (Clot, Faïta, Fernandez et Scheller, 2000). Par conséquent, l’activité est définie comme quelque chose de plus large que l’action. Pour comprendre l’activité, il est

nécessaire de se concentrer sur l’action, les preuves, mais aussi sur ce qui est moins évident, l’occulte (Faïta, 1998).

À ce moment, il est important de faire une parenthèse pour comparer les deux approches que nous avons choisi pour composer notre cadre théorique. Voyons maintenant la figure 3, qui montre certaines similitudes et complémentarité des approches théoriques choisies pour aborder notre objet d’étude.

Figure 3 - Jumelage des approches théoriques

Or, comme nous avons vu dans cette section, notre cadre théorique s’appuie sur la sociologie du travail enseignant et sur l’ergonomie de tradition française; il existe certaines similitudes entre les concepts évoqués, comme entre les concepts de travail codifié et de travail prescrit, entre le travail flou et le travail réel, entre le travail composite et l’activité du sujet et entre le statut et la tâche.

Selon la sociologie du travail enseignant, l’analyse du travail doit considérer les pôles du travail codifié et du travail flou, ce que Tardif et Lessard (1999) nomment « travail composite ». Corroborant cette idée, selon l’approche de l’ergonomie, il existe entre le travail prescrit et le travail réel l’activité du sujet qui interprète et adapte les prescriptions lors du travail réel. Donc, l’analyse doit prendre en considération ces trois dimensions: les prescriptions, le travail réel et

l’activité du sujet. Dans ces perspectives, la sociologie du travail enseignant et l’ergonomie de tradition française sont des concepts similaires ou complémentaires.

En outre, le concept de statut renvoie aux aspects normatifs du métier, donc, il a une proximité avec le concept de tâche de l’ergonomie, c’est-à-dire, c’est ce qu’on doit faire dans les situations de travail; autrement dit, les tâches sont les prescriptions. À leur tour, les notions d’expérience, d’action et d’activité des deux approches ne sont pas très similaires, mais nous estimons qu’il est possible de profiter de tout leur potentiel pour comprendre et analyser le travail curriculaire des enseignants. Cependant, l’expérience des travailleurs fait partie de la dimension subjective du travail et peut être une source d’autoprescription, selon l’ergonomie française.

Or, la littérature montre, par exemple, que les enseignants expérimentés utilisent le curriculum officiel avec plus de liberté et d’autonomie que les enseignants novices (Durand, 1996; Tardif et Lessard, 1999; Lenzen, Poussin, Dénervaud et Cordoba, 2012). Le concept d’activité de la sociologie du travail enseignant nous semble plus lié au paradigme marxiste, dans lequel travailler, c’est agir en fonction d’un but et dans un contexte donné pour transformer un objet quelconque à l’aide d’outils et de techniques. Bien sûr que la dimension expérientielle fait qu’au travail, le travailleur transforme les objets, matériaux ou personnes (dans les cas des enseignants), mais le travailleur se transforme aussi lui-même; c’est un des postulats de Marx. À son tour, dans la perspective de l’ergonomie française, l’activité est plus liée à la dimension psychologique et subjective du travailleur; bien sûr que le contexte et la situation de travail influent sur l’activité laborieuse, mais elle s’intéresse plus particulièrement sur comment le travailleur doit faire face aux écarts entre le prescrit et le travail réel.

L’autre point important dans le contexte de la clinique de l’activité est l’ensemble des notions de « genre professionnel » et de « style ». Comme l’expliquent Clot, Faïta, Fernandez et Scheller (2000), la distinction prescrit/réel est féconde, mais cette opposition n’est pas immédiate entre l’organisation du travail et le sujet lui-même : il existe aussi un travail de réorganisation de la tâche par les collectifs professionnels. Ce travail peut être défini comme « le genre social du métier », « le genre professionnel », c’est-à-dire les « obligations » auxquelles parviennent, sans chercher à le faire, mais sans pourtant pouvoir éviter de le faire, ceux qui travaillent pour arriver à

travailler, souvent malgré tout et parfois malgré l’organisation prescrite du travail. C’est une sorte d’intercalaire social, un corps d’évaluations partagées qui règlent l’activité personnelle de façon tacite (Clot, Faïta, Fernandez et Scheller, 2000).

En fait, pour ces chercheurs, le genre professionnel est une sorte de mémoire interpersonnelle et collective mobilisée par l’action, qui donne sa contenance à l’activité en situation: manières de se tenir, de s’adresser, de commencer une activité et de la finir, de la conduire efficacement à son objet. Ces manières d’appréhender les choses et les gens dans un milieu de travail donné forment un répertoire d’actes convenus. Ces règles communes sont simultanément contraignantes et une ressource de la vie professionnelle. Le genre est un moyen de savoir se retrouver dans la situation et de savoir comment agir, un recours pour éviter d’errer seul devant l’étendue des bêtises possibles (Darré, 1994 cité dans Clot, Faïta, Fernandez et Scheller, 2000). Son adoption marque l’appartenance à un groupe et oriente l’action, donc ce qu’il y a d’essentiellement impersonnel, car il organise les attributions et les obligations en définissant indépendamment des propriétés subjectives des individus.

Selon Clot et Faïta (2000), les travailleurs agissent à travers les genres tant qu’ils répondent aux exigences de l’action, mais, si nécessaire, ils ajustent et retouchent les genres en se plaçant en-dehors d’eux par un mouvement parfois rythmique consistant à s’éloigner, à se solidariser, à se confondre selon de continuelles modifications de distance qu’on peut considérer comme des créations stylistiques. Les styles ne cessent de métamorphoser les genres professionnels dès lors que ces derniers se « fatiguent » comme moyens d’action. Donc, il existe une réciprocité des styles et des genres professionnels qui interdit de faire du style un simple attribut psychologique : le style participe du genre auquel il fournit son allure. Les styles sont le re-travail des genres en situation, et les genres d’états fixes. D’ailleurs, le style individuel représente la transformation des genres dans l’histoire réelle des activités au moment d’agir et en fonction des circonstances : toutefois, ceux qui agissent doivent pouvoir jouer avec les différentes variantes qui animent la vie du genre. Ainsi, les genres restent vivants grâce aux recréations stylistiques. Par contre, la non-maitrise du genre et de ses variantes interdit la création du style : prendre des libertés avec les genres implique qu’on se les approprie, et le style peut être défini comme une métamorphose du genre en cours d’action.

Après avoir décrire les concepts et les caractéristiques principales de notre cadre théorique, passons par la suite à la présentation de notre schéma de l’objet d’étude et aux questions et objectifs spécifiques de la recherche.

2.5 Schéma de l’objet d’étude, questions et objectifs spécifiques de la