• Aucun résultat trouvé

avortée de Féry

2.3. La période de l’occupation américaine : la résistance et le malaise des acteurs de l’enseignement classique haïtien

2.3.1. Le contexte de l’intervention des Etats-Unis en Haïti : au nom d’une « coopération cordiale »

Le soir même (le 28 juillet 2015), après le lynchage du Président haïtien Vilbrun Guillaume Sam, des Américains conduits par l’amiral William Caperton, sous l’ordonnance du Président Woodrow Wilson, ont débarqué à Port-au-Prince. De manière formelle, ils avaient pour mission de « protéger les intérêts américains et étrangers ». Mais, il s’agissait d’établir un protectorat économique, politique et financier au profit des Etats-Unis.

La Convention « haïtiano-étasunienne » de principe du 16 septembre 1915 prenait la forme d’un accord de coopération économique (Blancpain, 1999, p. 67-79). Elle a été introduite par les phrases suivantes :

« La République d’Haïti et les Etats-Unis d’Amérique, désirant raffermir et resserrer les liens d’amitié qui existent entre eux par la coopération la plus cordiale et par des mesures propres à leur assurer de mutuels avantages ;

« La République d’Haïti, désirant, en outre, remédier à la situation actuelle de ses finances, maintenir l’ordre et la tranquillité sur son territoire, mettre à exécution des plans pour son développement économique et la prospérité de la République et du peuple haïtien ;

« Et les Etats-Unis sympathisant avec ses vues et objets et désirant contribuer à leur réalisation… » (Blancpain, 1999, p. 67)

Plusieurs auteurs (Blancpain, 1999; Ceccon, 2007; Delince, 1993; P. E. François, 2009b; L. A. Joint, 2006; Pompilus, 1955) expliquent cette intervention étrangère en Haïti par deux sortes de causes : les « causes apparentes » et les « causes profondes ». Les causes apparentes sont, d’après eux, le prétexte qui explique le bien-fondé de la décision du Président Wilson. Il s’agit alors de l’instabilité politique grave et des guerres civiles qu’Haïti a connues de 1908 à 1915. Dans ce cas, les principales causes seraient :

- l’explosion du Palais National haïtien causant la mort du Président Cincinnatus

- le massacre, sous le gouvernement de Vilbrun Guillaume Sam, de près de trois

cents (300) prisonniers politiques, dont l’ex-président Oreste Zamor, le 27 juillet 1915 ;

- le « supplice du collier » infligé à Charles Oscar (le commandant militaire qui

ordonnait le massacre de la veille) et l’exécution sommaire du Président Sam, par le peuple haïtien, le 28 juillet 2015.

Les causes profondes ou réelles de l’occupation sont liées à la politique des Etats-Unis envers le continent américain en général et envers l’Amérique Latine en particulier. Les enjeux de cette seconde approche portent principalement sur l’évolution historique des politiques extérieures des Etats-Unis. Au début du XXe siècle, l’ordre de la politique étrangère américaine avait pour fondement les principes de la doctrine de Monroe : « L’Amérique aux Américains, l’Europe aux Européens ». Nous rappelons que James Moroe a été le cinquième président des Etats-Unis (1817 – 1825). Il n’a pas formulée la doctrine qui porte son nom. Le discours fondateur date du 2 décembre 1823. Ce jour-là, Monroe (1823) n’a fait qu’exprimer quelques lignes des politiques diplomatiques de son pays. Il s’est référé à ses prédécesseurs, et plus particulièrement à George Washington (1789 – 1797) et à Thomas Jefferson (1801 – 1809). La politique étrangère des Etats-Unis était caractérisée par l’isolationnisme et la défense de la liberté par rapport aux puissances étrangères (Droz, Posey, & Rüefli, 2005; Lefebvre, 2004). George Washington, à la fin de son deuxième mandat (à la fois isolationniste et souverainiste), préconisait l’ouverture commerciale, la neutralité politique et la nécessité de conserver une marge de manœuvre en matière de souveraineté. Aussi, a-t-il dit dans son discours d’adieu : « The great rule of conduct for us in regard to foreign nations is in

extending our commercial relations, to have with them as little political connection as possible. […] It is our true policy to steer clear of permanent alliances with any portion of the foreign world »1 (Washington, 1796). Jefferson (1799, no 252), le troisième président des Etats-Unis, dans une correspondance adressée à T. Lomax avant son arrivée au pouvoir, a résumé cette conception politique en une phrase : « Commerce with all nations, alliance with

none, should be our motto »2. En effet, Monroe (1823) a intégré cette vision politique dans son fameux discours. Sa perspective politique peut se résumer à trois principes essentiels :

1 Notre libre traduction est la suivante : « La grande règle de conduite vis-à-vis des nations étrangères est, en

étendant nos relations commerciales, d’avoir avec elles aussi peu de liens politiques que possible. […] Notre véritable politique doit être d’éviter les alliances permanentes avec quelque partie que ce soit du monde étranger, pour autant que nous ayant actuellement la liberté d’agir ainsi ».

2 Nous traduisons : « Commerce avec toutes les nations, alliance avec nulle d'entre elles : telle devrait être notre

- les Etats-Unis s’engage à défendre le continent américain de toute tentative

ultérieure de colonisation de la part de puissances européennes (la Sainte-Alliance et la Russie) ;

- le système monarchique de l'Ancien Monde est essentiellement différent de celle

de l'Amérique et que l’extension d’un tel système par les Européens dans le continent américain serait dangereux pour la paix et la sécurité des Etats-Unis ;

- toute nouvelle intervention d'une puissance européenne sur le continent américain

est considérée comme une manifestation inamicale à l'égard des États-Unis.

En revanche, à l’époque du Président Monroe, les Etats-Unis ne pouvaient vraiment pas se poser en défenseurs de l’intégrité et de l’indépendance du Nouveau Continent. Ils n’en avaient pas les moyens. Il a fallu attendre le début de la seconde moitié du XIXe siècle, au cours des conflits opposant les Etats-Unis et les puissances européennes, pour parler de « doctrine de Monroe ». Vers la fin des années 1890, le pays est devenu la première puissance économique du monde. Comme l’a dit Lefebvre (2004, p. 10) : « La puissance oblige les

Etats-Unis à s’investir dans la politique mondiale malgré leurs réticences traditionnelles ». D’où la stratégie impérialiste de la porte ouverte des présidents William McKinley (1897- 1901) et Théodore Roosevelt (1901-1908). Ce dernier, dans son discours du 6 décembre 1904, a fait une interprétation expansionniste de la doctrine de Monroe. Il a déclaré : « […] in the

Western Hemisphere, the adherence of the United States to the Monroe Doctrine may force the United States, however reluctantly, in flagrant cases of such wrongdoing or impotence, to the exercise of an international police power »1 (Roosevelt, 1904). A cette époque, les enjeux portaient sur la conquête des marchés, l’investissement des capitaux et la préservation des intérêts stratégiques. D’où le nouvel esprit impérialiste étasunien mis en œuvre dans la politique étrangère du « big stick ».

La paternité de l’expression « big stick policy » ou « big stick diplomacy » est attribuée au Président Theodore Roosevelt. Il aimait utiliser le proverbe « Speak softly and carry a big

stick; you will go far ». Dans son fameux discours du 2 avril 1903, il l’a clairement utilisé pour décrire sa conception de la doctrine de Monroe : « There is a homely old adage which

runs: “Speak softly and carry a big stick; you will go far”. If the American Nation will speak softly, and yet build, and keep at a pitch of the highest training, a thoroughly efficient navy,

1 Nous traduisons librement : « […] dans l’hémisphère occidental, l’adhésion des Etats-Unis à la doctrine

Monroe peut forcer les Etats-Unis, quoique avec réticence, à exercer un pouvoir de police internationale dans des cas flagrants de dysfonctionnements chroniques ou d’impuissance ».

the Monroe Doctrine will go far »1 (The Library of Congress, 2010, p. 123). Dans cet ordre d’idées, l’Amérique latine était devenue le champ d’expansion privilégié de la nouvelle puissance américaine. Nous pouvons évoquer à titre d’exemples : l’occupation de Cuba en 1898 ; l’acquisition de Porto Rico en 1898 ; l’occupation de Nicaragua en 1911 ; l’occupation du Mexique en 1914 ; l’occupation d’Haïti en 1915 ; l’occupation de la République Dominicaine en 1916. La politique du « gros bâton » était donc incontestable.

Toutefois, quoi qu’il en soit, les méfaits des guerres civiles récurrentes, des clivages sociaux et de la mauvaise gouvernance des choses publiques étaient tout à fait indéniables en Haïti. Cela s’est révélé beaucoup plus néfaste au développement sociopolitique et économique du pays. Sans une politique intérieure raisonnable, aucun gouvernement ne peut prétendre défendre la souveraineté ou les droits de la liberté et de l’indépendance de son peuple. Comme l’a souligné Borno (1918, p. 4), dans un rapport qu’il a remis au Président Dartiguenave le 17 octobre 1916 : « Rappelons-nous cependant que ces droits ne seront

véritablement à l’abri de tout péril extérieur que si nous cessons enfin de les compromettre par nos désordres intérieurs ». Sans les conflits sociaux internes, il n’y aurait pas une prétendue « coopération cordiale » sous la forme d’un protectorat à la fois économique, financier et politique.

En matière de l’instruction publique, deux moments attirent notre attention au cours de la période de l’occupation américaine : a) 1915 – 1922 ; b) 1922 – 1930. Le premier moment est un temps de résistance sans faille contre une « réorganisation scolaire proposée » par les occupants étatsuniens. Le second est plutôt marqué par « l’institutionnalisation imposée » d’un service d’enseignement technique et professionnel. Nous passons en revue ces moments pour mieux faire ressortir les grands enjeux éducatifs de l’époque.

2.3.2. La résistance haïtienne face à la réorganisation scolaire préconisée par

Outline

Documents relatifs