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Constitution des règles dans l’interaction

Chapitre 1 : Présupposés théoriques retenus pour analyser les actes d’apprentissage

1.4 Les contraintes du social

1.4.2 Constitution des règles dans l’interaction

A côté du courant « dispositionaliste », la sociologie pragmatique représente une autre tendance vivace de la sociologie. En effet, les sociologues, pour articuler la dimension collective et les parcours personnels, ont longtemps pris pour variables privilégiées l’origine sociale et la position sociale. Cette inclinaison postulait une forte reproduction sociale et de fait un important déterminisme. Ainsi l’origine sociale était considérée comme fortement prédictive des trajectoires sociales et des comportements. Certes, aujourd’hui encore en terme

11Cela revient à reconnaitre une pluralité de régimes, et non pas l’axe unique dominant/dominé, légitime/illégitime, auquel la sociologie de P. Bourdieu nous a habitué.

probabiliste, un fils d’ouvrier a plus de chance de devenir ouvrier que celui d’un ministre, mais on ne peut se satisfaire d’une liaison directe entre origine et destin individuel.

La sociologie pragmatique a recours à quatre principaux concepts : l’épreuve, la controverse, l’affaire et enfin, le régime d’action.

1.4.2.1 L’épreuve

Le passage d’épreuves individuelles constitue le processus majeur pour définir l’individu contemporain (Martucelli, 2006). L’individu qui échappe à la reproduction n’est plus une anomalie déviante par rapport au moule social. Dans une société d’individus, les épreuves sont données comme des outils de construction de soi (Martucelli, 2006 ; Garnier, 1995 ; Chateauraynaud, 1991 ; Duret, 2009)12. On ne peut réduire les épreuves à celles les plus instituées. Les épreuves servent de filtres de décantation à l’individu qui s’affine et se parfait au fur et à mesure de celles-ci. Ainsi tout au long de la vie les individus sont confrontés à un ensemble d’épreuves, des plus ponctuelles aux plus quotidiennes. Passer le permis de conduire est une épreuve ponctuelle, soigner son apparence en est une quotidienne. Les épreuves sont des moments où les hiérarchies sont mises en cause, où l’ordre social est en délibéré, où la nature du lien entre les gens ne va plus de soi. Le résultat des épreuves n’est pas totalement prévisible, mais il a souvent un effet instituant. L’issue d’une épreuve peut transformer une institution, un dispositif. Par exemple, en cyclisme l’épreuve du dopage amène les institutions sportives à créer de

12 Aujourd’hui certes, tout un chacun n’est pas doté des mêmes capitaux de départ, ni des mêmes dispositions (Lahire, 2004) et de fait le résultat aux épreuves les plus instituées (épreuve scolaire, épreuve professionnelle) n’ont pas le même poids sur le destin des individus. Réussir un concours d’une grande

nouveaux dispositifs. Les épreuves affectent l’ordre social, considérer par exemple le stage comme en étant une, c’est présupposer que le tuteur, même si son statut est garanti, peut voir sa grandeur remise en cause, de même, la grandeur du stagiaire n’est pas invariable.

1.4.2.2 La controverse

Suivant Lemieux on peut définir la controverse comme un conflit triadique dans lequel le juge est la personne du tiers. « Conflit triadique » veut dire que si il apparait un différend entre les membres de la dyade ils auront recours au public qui pourra prendre parti pour l’un ou l’autre des protagonistes (De Blic, Lemieux, 2005).

1.4.2.3 Le concept d’ « affaire »

Dans une affaire, le différend est rendu public et le tiers est souvent un acteur social de grande taille (comme, par exemple, l’opinion publique). Dans l’affaire (contrairement à la forme scandale), ceux qui accusent peuvent se voir accusés en retour comme, par exemple, dans l’affaire Dreyfus où s’est développée une contre argumentation du type « Les coupables sont ceux qui accusent Dreyfus ». Le passage du scandale aux affaires a été très étudié (notamment en sport Duret, Trabal, 2001).

1.4.2.4 Le concept de régime d’action

Boltanski et Thévenot postulent l’hétérogénéité fondamentale de l’action sous-tendue par une pluralité de régimes d’action. Les régimes

d’action ne sont pas à confondre avec les raisons d’agir, ils se manifestent, dans la conduite des acteurs, par des contradictions, des ruptures et des basculements qui servent d’accroche au chercheur. Ce qui peut être considéré comme un ratage ou une faute dans un régime peut être une réussite dans un autre.

Ainsi, dans « Le devoir et la grâce » Lemieux propose une analyse grammaticale de l’action. Dans une perspective universaliste reliant la sociologie et l’anthropologie, il essaie de repérer les règles qui traversent les cultures et le temps. Réinterprétant les principes de Durkheim à travers le filtre de la théorie interactionniste de Mead, l’auteur s’intéresse aux règles dans l’action saisies dans l’interaction.

Pour tenir le pari de l’universalité de certaines règles (par opposition au relativisme et à l’ethnocentrisme) Lemieux distingue trois méta-règles que l’on retrouve présentes (bien que sous des formes différentes) dans toutes les cultures (Lemieux, 2009). Premièrement, il repère celle du don et du contre-don fondée sur le principe universel de la restitution. Il n’y a pas de société où donner, accepter de recevoir et rendre ne soit pas une règle connue. Deuxièmement, il pointe celle de l’auto-contrainte présente, là aussi de manière universelle, par exemple dans l’interdit de l’inceste. Il n’y a pas de société où les individus pour vivre ensemble ne s’imposent pas à eux-mêmes et par eux-mêmes des contraintes et des interdits. Enfin, troisièmement, il souligne le caractère universel de l’obligation de justifier ses actions et en fait le pilier de la méta-règle de distanciation. Ces trois « méta-règles » ne désignent pas un contenu identique selon les cultures, mais des logiques d’actions typiques, des capacités anthropologiques, reconnaissables dans toutes les sociétés, à travers l’espace et le temps.

Dans l’approche grammaticale proposée par Lemieux, comprendre, c’est expliciter les règles qui orientent les interactions des acteurs. Ces règles ne déterminent pas les actions, elles sont accomplies dans l’action.

Savoir reconnaitre la règle en train de s’accomplir est indispensable pour analyser une situation. Dans cette perspective il est crucial pour l’auteur de décrire, comprendre et expliquer, dans cet ordre. La description est donc une « tâche techniquement première », s’inscrivant dans une tradition wittgensteinienne (Lemieux, 2009, p.101-104). La règle est donc un opérateur spécifique de compréhension (et non pas seulement d’explication).

La règle n’est pas cachée « dans la tête » des individus, elle est au contraire observable publiquement dans l’enchaînement des actions.

Plaidant pour « la grammaticalisation du monde », Lemieux se défie des approches individualisantes. Pour lui il n’y a pas d’action purement individuelle. Dans les interactions, pour identifier le suivi des règles il faut prêter attention à l’action en retour (les actions-réactions significatives). Les individus qui agissent, le font toujours dans une relation : toute action est prise dans une interaction, ou plus précisément, dans une action en retour d’une autre action. Une action qui confirme une action précédente correspond dans le vocabulaire de Lemieux à une

« grâce », inversement l’action qui contredit l’action précédente est assimilée à un « devoir ». Devoirs et grâces s’accomplissent toujours dans des situations singulières. Les réactions ne sont pas prédéterminées, elles n’en sont pas pour autant totalement imprévisibles ; en effet elles sont le produit d’« attentes » (appel au respect des devoirs et rappel des règles) et d’« élans » (attirance exercée par les grâces et la conformité aux règles).

Le motif de l’action doit donc être observable dans la situation d’interaction : « Je trouve dans le soupir de mon interlocuteur une raison de m’arrêter de parler » (Lemieux, 2009, p.102). Le concept de « raisons

d’agir » est ici entièrement interactionniste. Aucun individu ne peut donc à lui seul imposer les règles, sauf à considérer l’autre comme un esclave (et à condition que l’autre accepte ce statut) ; une coopération (même minimale) doit donc s’établir. La transgression de la règle n’entraîne pas forcément une réprobation ouverte de la part du locuteur. Ainsi la tolérance à l’incorrection grammaticale peut parfois entraîner une notification allusive et ironique des fautes commises (un sourire narquois peut, par exemple, suffire).

Pour Lemieux, la grammaire est « l’ensemble des règles à suivre pour être reconnu, dans une communauté, comme sachant agir et juger correctement (Lemieux, 2009). La « grammaire » se distingue cependant d’un simple ensemble de normes de valeurs partagées parce qu’elle est produite dans l’action. Une faute grammaticale peut être le fait de l’acteur lui-même ; mais elle peut aussi être le fait du descripteur lorsque celui-ci commet « une erreur de Fraser » 13. Il s’agit d’une erreur commise par le descripteur quand il projette des propriétés connues sur un objet inconnu.

Condamnant ainsi par avance toute compréhension de l’action hors du système de référence du descripteur, cette erreur est la source de nombreux contresens.

Un système de règles est à la fois assez malléable et pourtant hiérarchique ; l’auteur se demande pourquoi, pour un groupe, à un moment donné, telles règles sont incontournables alors que d’autres non ? Pour lui le barreau supérieur de l’échelle de la hiérarchie des règles est constitué par la règle la plus actuelle que l’on peut appeler « la dominante ». Mais les tendances à agir transportent aussi la mémoire des interactions passées dans les interactions présentes.

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