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Le non-appris et l’appris : capacités anthropologiques et normatives

Chapitre 1 : Présupposés théoriques retenus pour analyser les actes d’apprentissage

1.3 Le non-appris et l’appris : capacités anthropologiques et normatives

Lorsque l’individu agit, il vit des expériences par le prisme d’autres expériences vécues en amont. Ces expériences s’enracinent via deux types de capacités : des « capacités ou dispositions anthropologiques » et des

« capacités normatives » (Bertone, 2011 ; Chaliès, 2012 ; Gaudin, 2014 ; Wittgenstein, 2004).

Les capacités ou dispositions anthropologiques peuvent être définies comme des réactions naturelles appartenant à un comportement commun de l’humanité (Gaudin, 2014), telles que, par exemple, la capacité

famille » entre différentes expériences vécues (Williams, 2002 ; Wittgenstein, 2004). Nous retrouvons ici le concept de « disposition » anthropologique plutôt que celui de « capacité ». Les dispositions sont des potentialités permanentes et non encore actualisées contrairement aux

« capacités » normatives qui rendent présentes, moyennant une formation, les performances de l’agent. Ces dispositions paraissent fondamentales lorsqu’il s’agit de questionner la problématique de l’apprentissage.

Il est par exemple possible pour un enfant, un apprenant ou un novice, de reproduire une action observée sans pour autant en saisir les intentions, celles-ci n’ayant pas été explicitées par l’adulte ou le formateur. On pourrait parler en quelque sorte de dispositions à mimer un comportement ou une action. De même, l’individu est anthropologiquement pourvu d’une disposition lui permettant de signifier des ressemblances ou des « airs de famille » pour reprendre le concept de Wittgenstein, entre plusieurs expériences vécues. « À tout instant, il est donc en capacité d’étalonner une expérience professionnelle par une autre parce qu’il signifie que tel évènement ou tel comportement présente une ressemblance avec un évènement ou un comportement antérieur ayant fait l’objet d’un travail de formation avec les formateurs » (Gaudin, 2014, p.100).

Dans le programme développé par Bertone (2011 ; 2015) et Chaliès (2012 ; 2015), ces dispositions anthropologiques sont comprises comme

« un réseau ramifié de régularités dans la nature et le comportement humain » (Chauviré, 2002, p.43) permettant l’acquisition de capacités dites « normatives » (Wittgenstein, 2004). Ces dernières sont des capacités « apprises » ou socialement construites contrairement aux dispositions anthropologiques et, quelle que soit leur nature (langagière, visuelle, gestuelle, sensorielle...), elles peuvent être rattachées au

« principe d’intelligibilité de l’action » (Chauviré, 2004). En d’autres

termes, elles peuvent être associées aux raisons qui poussent l’individu à agir comme il le fait. Ainsi, « chercher à décrire et comprendre les actions d’un acteur revient donc à connaître les capacités normatives qu’il mobilise dans la situation, c'est-à-dire à rattacher ses actions à leurs raisons conscientes et dicibles » (Gaudin, 2014, p.101). La possibilité d’une signification de l’expérience présuppose une capacité normative et non pas seulement anthropologique qui est « d’emblée publique », pour reprendre l’expression de Ricoeur (1986), « parce que liée à des règles sociales qui lui donnent à la fois une signification et une syntaxe, l’expérience n’est identifiable, descriptible et évaluable par le sujet, que par l’usage de ces règles comme instruments d’interprétation et jugement » (Bertone, 2011, p.33). La position de Ricoeur donne aux règles un statut fondamental dans la possibilité de mise en récit, d’analyse et d’interprétation par l’individu de son expérience en interaction avec autrui. « C’est dans les termes de en fonction de (…) telle règle symbolique, que nous pouvons interpréter tel comportement comme signifiant ceci ou cela. Le mot « interprétation » doit être ici pris dans le sens de Peirce : avant d’être à interpréter, les symboles sont des interprétants de conduite. Prise en ce sens, l’idée de règle ou de norme n’implique aucune contrainte ou répression. Avant de contraindre les normes ordonnent l’action, en ce sens qu’elles la configurent, lui donnent forme et sens. Il peut être utile ici de comparer les manières dont les normes règlent l’action à la manière dont les codes génétiques règlent le comportement pré-humain » (Ricœur, 1986, p.272).

Pour comprendre le sens des actions d’autrui, il convient méthodologiquement de le questionner sur les raisons de ses actions. Cela revient en fin de compte à accéder aux « règles », prises dans le sens de Wittgenstein, qu’il a apprises et suivies, et qui ont orienté pour partie ses

normatives, intègrent la règle comme raison de l’action de l’individu (Chauviré, 2002 ; De Lara, 2005).

Cette/ces raison(s) peuvent être rapportées par l’individu lui-même s’il y a été formé (avec des dispositifs de type entretien d’autoconfrontation) et/ou par un observateur s’il est familiarisé avec les règles du domaine social en question - soit pour cette étude l’enseignement - si on les questionne sur le pourquoi de l’activité réalisée et/ou observée (Chauviré, 2004).

Comme le précise Ogien, pour comprendre l’action d’un individu il suffit qu’il y en ait un deuxième qui peut lui conférer une intention et énoncer la règle qu’il suit pour faire ce qu’il fait (Bertone, 2011).

L’essentiel dans cette étude tient au fait de considérer que les règles

« existent » dans et par les pratiques qui consistent à les citer ou les invoquer dans l’apprentissage, ainsi que dans le fait de les identifier chez les autres qui les suivent ou chez soi. Pour le dire différemment, l’accès à la connaissance, consciente et dicible, de tel ou tel comportement d’un individu revient à saisir les raisons de ses actions, ce qui implique d’accéder aux règles apprises et suivies à l’instant considéré en le plaçant dans une situation d’« appréhension de l’inhérence » de ses actions (Ogien, 2007).

Il est important de noter que les capacités normatives impliquent soit l’existence de règles dont elles constituent le « suivi », soit l’existence

« d’actions gouvernées » par ces règles (Gaudin, 2014). Les capacités normatives supposent donc l’existence de règles conscientes et dicibles, mais aussi l’existence d’actions résultant d’un apprentissage par

« immanence » (Ogien, 2007), c’est à dire l’apprentissage souvent involontaire des différentes formes langagières ou gestuelles que l’individu s’approprie et qui lui permettent de se faire comprendre par autrui, mais aussi de s’emparer de comportements sociaux et individuels,

normatifs, mais aussi et surtout nécessaires au développement de sa pensée (Cavell, 1996 ; Laugier, 2009). Ce type d’apprentissage ne sollicite pas une prise de conscience de ce qui est fait et ne permet pas à ceux qui apprennent de s’en justifier après coup. Cependant, il est fondamentalement conscientisable et dicible moyennant une formation réflexive (Gaudin, 2014).

En dehors des capacités normatives et des langages appris, l’expérience sociale reste inintelligible pour soi et pour les autres (Bouveresse, 2003). Sans langages « appris », il ne reste plus à l’individu que les langages naturels de l’espèce pour comprendre l’action d’autrui.

C’est dans cette acceptation que l’on prétend que l’action est « muette », du fait qu’il ne s’agit pas là d’une compréhension de l’action en ce qu’elle a de social et des circonstances en ce qu’elles ont d’institué.

Les postulats avancés dans cette étude permettent de poser l’hypothèse que les significations construites sont indissociables des contextes socioculturels dans lesquels elles émergent et que les « formes de vie » (Wittgenstein, 2004) auxquelles les sujets participent sont à la fois l’expression de critères collectifs d’intelligibilité et de besoins, de désirs et de réactions naturelles individuelles. « L’ensemble de ces motifs et intentions ne peut être envisagé ni par un observateur ni par l’acteur lui-même, en dehors de la signification de l’action inscrite dans un contexte institutionnel. Pour cela il suffit de comprendre (participer à) la forme de vie qui est à la fois psychologique et historique. Il s’agit donc bien en ce sens d’une anthropologie sociale de l’expérience humaine en ce sens que ce n’est pas seulement selon des « dispositions » individuelles (et universelles) à percevoir, penser ou agir que l’expérience est identifiée et jugée, mais dans un rapport à des instructions relevant d’une institution et d’une communauté de pratiques. Du coup, la place de l’apprentissage

de la signification partagée de l’expérience et de l’émergence d’une

« pensée sociale », dont la grammaire assure la permanence et la stabilité nécessaires à la construction d’une identité professionnelle » (Bertone, 2011, p.39).