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L’analyse des cadres prescriptifs de l’ÉDD montre que, contrairement à ce qui était le plus souvent avancé, l’ÉDD n’est pas une éducation novatrice du point de vue pédagogique par rapport aux autres éducations à, à l’exception de la mise en place des É3D, mais qui ne sont pas des démarches généralisées. A contrario, d’un point de vue axiologique, l’ancrage exclusivement anthropocentrique de l’ÉDD, très explicite dans l’esprit mais beaucoup moins dans la lettre, s’avère être une spécificité. De même, du point de vue téléologique alors que la lettre a toujours promu jusqu’à ce jour une éducation à visée citoyenne, l’esprit affiche depuis 2008, une éducation à visée économique. L’analyse conjointe de la lettre et de l’esprit nous conduit donc à opérer une distinction entre deux ÉDD qui se sont succédées au cours du temps, comme soubassement éventuel des logiques de légitimation des expositions itinérantes. Nous en résumons les principales caractéristiques ci-dessous ainsi que dans le tableau 10.

Premier temps : 2003-2008 : l’ÉDD prescrite dans une perspective citoyenne

Cette première phase marque le début de l’ÉDD. Issue de la SNDD de 2003 et de la Charte de l’environnement, l’objectif d’éco-citoyenneté est très affirmé, dans un contexte où le développement durable est plutôt conçu entre une durabilité faible à forte. La croissance économique n’est pas toujours remise en cause mais la nécessité de s’interroger sur des modes de développement destructeurs de l’environnement est posée. Les programmes ne sont pas tous rénovés. La juxtaposition entre anciens et nouveaux programmes, réinterprétés sous des thématiques ÉEDD/ÉDD sur le site Éduscol, conduit à la conjugaison de pans de programmes antérieurement conçus sous l’ÉE, mettant l’accent sur « la responsabilité vis-à-vis/à l’égard de l’environnement » et la prise en compte des trois dimensions du développement durable. D’un point de vue praxéologique, les moyens interdisciplinaires sont plutôt présents (bien qu’en diminution au cours de la période) ce qui favorise les dialogues disciplinaires, notamment pour pouvoir mettre en œuvre l’approche développement durable, centrée davantage sur la relation pédagogique que sur la relation didactique. Le développement durable n’est pas un objet éducatif en soi. L’ÉDD n’est pas une éducation au sujet du développement durable. Les postures prescrites aux enseignants sont présentes mais plutôt

modérées et mettent l’accent sur une éducation au choix et sur la mise à distance du catastrophisme et de la culpabilisation.

Deuxième temps : 2008-2011 : l’ÉDD prescrite dans une perspective économique

2008 est une date charnière à bien des égards. Premièrement, c’est la fin de la première SNDD, deuxièmement, les travaux du Grenelle aboutissent à la parution du rapport Bregeon, troisièmement, les nouveaux programmes d’HG-EC du collège sont réécrits. Le contexte voit une réduction des moyens et des dispositifs interdisciplinaires tandis que le socle commun de connaissances et de compétences prend de plus en plus d’importance, qui évolue en ancrant fortement des compétences spécifiquement liées au développement durable dans les sciences et les techniques.

Le développement durable devient un objet d’enseignement dans les programmes de géographie. Mais l’éducation au sujet du développement durable ne s’accompagne pas explicitement de prescriptions pédagogiques mettant l’objet au centre de débats. Les méthodes prescrites sont donc centrées autour de la relation didactique, allant même jusqu’à un enseignement du développement durable, compris comme l’intersection entre trois dimensions à prendre en compte à parts égales. Les consignes sur les postures des enseignants associées à ces nouveaux programmes sont très développées. Elles prônent très fortement de mettre au centre les humains et leur développement et mettent en garde sur les « pièges à éviter », dont le centrage sur la dimension environnementale, considérée comme catastrophiste et déterministe. Dans le même temps, la rénovation des programmes de SVT et de géographie, invite à une focalisation des problématiques sur les besoins humains et la gestion environnementale.

L’émergence de nouveaux référentiels pour les baccalauréats professionnels et technologiques, notamment en filière STI, devenant STI2D, montre la mise en place de formations ayant pour objectif de faire entrer des jeunes dans une économie verte, en cohérence avec la nouvelle SNDD 2010-2013, laquelle met au centre ce paradigme économique. Le développement durable est alors conçu selon une durabilité faible voire très faible : la croissance économique est indispensable pour sortir de la crise. Finalement, la France finit par rejoindre le pôle économiciste d’autres pays qui ont mis en place l’ESD.

Tableau 10 : Les deux périodes d’ÉDD institutionnelle identifiées entre 2003 et 2011 par l’analyse conjointe de la lettre et de l’esprit de l’ÉDD.

2003-2008

l’ÉDD prescrite dans une perspective citoyenne

2008-2011....

l’ÉDD prescrite dans une perspective économique

Té lé o lo gi que Développement

durable Durabilité faible à forte Durabilité faible à très faible Objectifs Former des citoyens respectueux de l’environnement Former des acteurs économiques

Développer les métiers de la croissance verte

Ax io lo g iq u e Éthique

environnementale Anthropocentrique Anthropocentrique, clairement utilitariste

Principales valeurs et principes déclarés

Éco-citoyenneté, civisme Démocratie, gouvernance

Solidarité mondiale et intergénérationnelle Responsabilité face à l’environnement Coopération

Gestion durable du système planétaire Neutralité de l’École

Éco-citoyenneté Pilotage

Solidarité mondiale et intergénérationnelle « Compétitivité responsable » (SNDD 2010) Coopération

Gestion durable du système planétaire Neutralité de l’École

Postures enseignantes recommandées

Pas de catastrophisme

Lucidité, Objectivité scientifique « éduquer au choix »

Rejet de l’environnementalisme, jugé par essence catastrophiste Objectivité scientifique « éduquer au choix » Pr ax éo lo g iq u e Principales modalités Moyens interdisciplinaires Projet d’établissement ou d’école Ressources documentaires Partenariat

Comité de pilotage académique

Peu de moyens interdisciplinaires Outil privilégié : socle commun (2007) Projet d’établissement ou d’école Ressources documentaires

Partenariat avec un regard renforcé de l’institution (2011)

Comité de pilotage académique sous le contrôle du recteur (2011)

Principales méthodes et approches pédagogiques

Pédagogie de la relation : le DD n’est pas un objet éducatif, ÉDD n’est pas une éducation au sujet du DD Interdisciplinarité

Approche systémique Approche critique

Démarche scientifique et prospective Démarche de projet

Approche multiscalaire Débat

Études de cas

Pédagogie du contenu : le DD est un objet en géographie, ÉDD devient une éducation au sujet du DD. Interdisciplinarité

Approche systémique Approche critique

Démarche scientifique et prospective Démarche de projet, E3D (2007) Approche multiscalaire Débat Études de cas Ép is té m o lo g iq u e Conceptions fondatrices

ÉE, ÉEDD et ÉDD employés indifféremment dans les textes, des expressions telles « environnement durable » montrent les limites floues entre ÉE et ÉDD

Le DD est lié à une vision environnementale

ÉDD bien individualisé, il n’y a plus de confusion avec l’ÉE dans les textes

Le DD est lié à la croissance verte.

Connaissances de référence (principaux thèmes dans les programmes de SVT, d’HG et d’EC)

Risques majeurs, littoraux, montagnes Alimentation, eau

Biodiversité

Changement climatique : effet de serre Aménagement du territoire, Paysage, Ville

Citoyenneté : droits et devoirs, responsabilité vis-à-vis de l’environnement

Développement : approche par régions du monde Enjeux démographiques

Santé

Gérer les espaces terrestres : Risques majeurs, les littoraux, monde arctique

Gérer les ressources terrestres : alimentation, eau, énergie, ressources halieutiques

Biodiversité (en augmentation) Sol, agriculture

Changement climatique (en forte baisse) Énergies renouvelables

Aménagement du territoire, Paysage, Ville

Citoyenneté : Agenda 21, actions citoyennes, actions humaines (positives)

Développement : approche par ressources, focalisation sur les besoins humains notamment via la démographie Développement durable

Santé (approche épidémiologique)

Cadre de référence Circulaire ÉE (1977) Protocole de 1993 Rapport Brundtland (1987) Rio (1992) Johannesburg (2002) SNDD (2003-2008) Circulaire ÉEDD (2004) Charte de l’environnement (2005) DESD (2005) Convention de Vilnius (2005) Circulaire ÉDD 1 (2007) Rapport Brundtland (1987) Rio (1992) DESD (2005) Convention de Vilnius (2005) Grenelle de l’environnement (2007) Grenelle de la mer (2009) SNDD (2010-2013)

Plan national de mobilisation des métiers et des formations de la croissance verte (2010)

Accord partenarial entre le MEN et le Ministère de l’écologie (2010)

L’évolution de l’ÉDD est un exemple d’axiologisation du curriculum (Develay, 1992). Or cette éducation n’a pas fait l’objet d’oppositions majeures dans l’opinion publique, contrairement à d’autres sujets comme la question du genre dans les programmes d’enseignement scientifique de 2011 en premières ES et L qui a fait récemment les gros titres94

. Seuls95

les acteurs historiques de l’ÉRE au niveau international (Jickling 1992 ; Sauvé 2000, 2007; Sauvé, Berryman, Brunelle 2003 ; Gonzales-Gaudiano 2005 ; Girault, Fortin- Debart 2006 ; Girault, Sauvé 2008 ; Girault 2010), les membres des associations d’éducation à l’environnement (Leininger-Frézal 2009) et les décroissants ont soulevé la controverse sur l’ESD et l’ÉDD. Par exemple, Serge Latouche (Latouche, 2010, p. 119) condamne l’introduction du développement durable dans les programmes et promeut par contre une éducation à la décroissance. Projet politique contre projet politique.

Récemment, Marie-Louise Martinez et Marie-Claude Chamboredon (2011) ont proposé de faire de l’ÉDD une Question Socialement Vive en la soumettant à une analyse critique par une déconstruction. Nous espérons y avoir contribué. Mais force est de constater que, dans le milieu éducatif, les discours qui consisteraient à séparer le « vrai développement durable », vertueux, du « faux développement durable », issu entre autres du greenwashing, rendent le débat stérile. Lucie Sauvé (2000) avait déjà constaté le décalage entre les orientations des textes internationaux et la défense de l’ÉDD sur le « terrain ». En effet, les transformations de l’ÉDD s’étant très largement opérées dans l’esprit et non, de manière explicite, dans la lettre sauf très récemment, l’exclusif ancrage anthropocentrique et l’émergence de la finalité économique sont restés très largement méconnus. Sans compter que les membres de l’Éducation nationale ne connaissent pas forcément les circulaires (Boyer, Pommier 2005 ; Bruxelle 2007a).

94 Quelques titres d’articles de presse sur l’introduction de la question du genre à l’École :

Homos et trans dans un manuel scolaire (Le nouvel observateur, 18 août 2011)

http://tempsreel.nouvelobs.com/societe/20110818.OBS8752/education-homos-et-trans-dans-un-manuel-scolaire.html Manuels scolaires : le mauvais procès des bon chic bon genre http://www.liberation.fr/societe/01012357113-manuels- scolaires-le-mauvais-proces-des-bon-chic-bon-genre (Libération, 31 août 2011)

Manuels scolaires et théorie du genre : l'arbre qui cache la forêt : http://leplus.nouvelobs.com/contribution/188369;manuels- scolaires-et-theorie-du-genre-l-arbre-qui-cache-la-foret.html (Nouvel Observateur, 1 septembre 2011)

Théorie du genre : après les députés, les sénateurs : http://lci.tf1.fr/france/societe/theorie-du-genre-apres-les-deputes-les- senateurs-6686558.html (LCI, 12 septembre 2011)

95 Pour éviter toute ambiguïté, nous parlons ici de la controverse autour de l’éducation au développement durable et non pas

autour du développement durable, qui dépasse largement ce cercle. Il est intéressant de noter que dans un des rares articles de sciences de l’information et de la communication, qui aborde la question de l’ÉDD avec l’angle de l’extension communicationnelle du développement durable, il est vrai, les auteures ne retiennent essentiellement que les objectifs d’éducation citoyenne annoncées alors même que la plasticité du développement durable est largement abordée (D’Almeida, Jalenques-Vigouroux 2007).

Au cours de cette première partie, nous avons soulevé plusieurs questions sur la manière dont les caractéristiques de l’ÉDD, ses spécificités et cette dualité entre lettre et esprit peuvent contribuer à interroger les procédures de légitimation des expositions. Celles-ci peuvent être résumées en deux problèmes majeurs. Premièrement, celui du flou épistémologique du développement durable : comment les cadres de l’Éducation nationale peuvent-ils légitimer

des expositions en lien avec un objet d’enseignement aussi plastique ? Deuxièmement, celui des cadres prescriptifs de l’ÉDD : sont-ils pris en compte pour la légitimation des expositions ? Et si oui, lequel est privilégié ? L’esprit, la lettre, une partie des deux ? Et si non, quels sont les facteurs qui gouvernent cette légitimation ?

Partie II - Les processus de légitimation

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