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Concertation et conflictualité : pour éviter un blocage mais pas le conflit

CHAPITRE 1. POURQUOI LES ACTEURS ENGAGENT-ILS DE TELS PROCESSUS ?

1.7. Concertation et conflictualité : pour éviter un blocage mais pas le conflit

En arrière plan des objectifs ci-avant mentionnés, nous souhaitons ici revenir sur la question de la conflictualité. On peut penser que des citoyens mieux informés vont s’opposer moins violemment à des décisions ou actions que s’ils les découvrent sans préalable et que l’appropriation des enjeux ou la co-contruction de projets permet de désamorcer certains conflits. Dès lors, les acteurs locaux et notamment les élus se saisissent-ils de la concertation car ils l’envisagent comme un outil de prévention des conflits ? Notre hypothèse n°7 était posée en deux parties, avec d’une part « nombre d’acteurs environnementaux et notamment les élus locaux associent la concertation à un besoin de prévention ou de résolution de conflits », d’autre part « l’approche de la concertation par les uns et les autres est fortement déterminée par leur perception du conflit, perçu comme strictement négatif et à éviter ou perçu comme vecteur de changements potentiellement positifs ». Nous allons revenir sur ces deux hypothèses, qui ne sont que partiellement vérifiées.

1.7.1. Engager la concertation… car on accepte le conflit

Certaines concertations sont engagées dans le but de prévenir des conflits d’usage, comme cela a été le cas par exemple au tout début du projet de PNR du Golfe du Morbihan. D’autres concertations voient le jour pour tenter de résoudre ou au moins gérer un conflit, comme dans le cas de Balaruc-les- Bains, même s’il s’agit alors souvent plus d’une négociation que d’une concertation. Mais de façon générale, la concertation est rarement envisagée comme un moyen de prévenir et d’éviter le conflit, tout simplement parce que les acteurs savent très bien que la concertation peut être elle-même une source de conflits non négligeable. Et finalement, on engage la concertation non pas pour éviter la conflictualité…, mais parce qu’on l’accepte.

La conflictualité est donc une donnée prise en compte par ceux qui engagent des processus de concertation. En effet, la concertation est perçue comme une source de conflictualité et la réalité donne raison à cette perception. Partant de ce constat, il est vrai que comme nous l’avions posé comme hypothèse, « l’approche de la concertation par les uns et les autres est fortement déterminée par leur perception du conflit, perçu comme strictement négatif et à éviter ou perçu comme vecteur de changements potentiellement positifs ». Encore faut-il préciser quelle perception du conflit détermine quelle approche de la concertation. Ce n’est pas la peur du conflit qui motive certains élus à engager des concertations, mais bien le fait d’accepter qu’une certaine violence soit exprimée, tout en étant canalisée par l’existence d’un cadre d’expression, et de percevoir ceci comme une étape dans la construction de changements positifs. Nous avons retrouvé ceci dans les propos de l’élue, déjà cités, qui préfère « le chien qui aboie à celui qui mord par derrière » et, sur cette base, préfère la concertation et d’éventuelles manifestations conflictuelles à des oppositions plus sournoises. A l’inverse, nous l’avons retrouvé aussi dans les propos d’acteurs qui se sont refusés à mettre en place des concertations au moment où il aurait fallu le faire, par exemple à Balaruc-les-Bains, préférant diffuser le moins possible d’informations, de peur qu’elles n’attisent des conflits. Ce faisant, ils créaient en réalité les conditions d’une conflictualité beaucoup plus forte : « si nous avions été informés, impliqués au niveau de la dépollution, ne pas nous mettre devant le fait accompli, savoir les risques éventuels… on aurait peut être pas été en conflit » selon des membres de l’association Vigilance Dépollution. C’est alors la peur du conflit qui motive le refus de la concertation.

Ce n’est pas non plus une représentation négative de la conflictualité qui a incitée certains acteurs environnementaux, dans les APNE, à privilégier des stratégies de concertation au dépend de simples stratégies d’opposition frontale : Jean-Claude Pierre, qui a suivi cette trajectoire en fondant « Nature et Culture », reconnait des vertus au conflit et aux APNE, fussent-elles « nymbistes », même lorsqu’elles ne font que s’opposer, « car c’est souvent à partir d’une opposition à un projet qu’une autre culture émerge : certains en restent à l’opposition, mais dans certains cas, elle permet d’aller vers une autre culture ». C’est donc au contraire cette vision positive des produits potentiels de la conflictualité qui l’a conduit à créer des associations (« Nature et Culture », puis « Cohérence ») qui proposent des alternatives au cœur de concertations qu’elles entendent promouvoir : leur action est considérée comme complémentaire d’une « contestation que je ne récuse pas », qui alimente un conflictualité qui peut conduire les parties prenantes à s’interroger sur des alternatives.

1.7.2. Les représentations du conflit et de ses déclinaisons, négatives et/ou positives

Les propos de Jean-Claude Pierre montrent que le conflit n’est pas systématiquement perçu comme négatif. Cette perception est aussi celle de certains élus. Lors des entretiens, plusieurs élus ont pris position par rapport à l’émergence de conflits en distinguant les conflits qui n’apportent rien, qui correspondent selon eux aux oppositions qui ont pour but d’arrêter les travaux ou de différer le projet, et les conflits où des propositions émergent et où « l’opposition permet à ceux qui portent le projet d’améliorer le projet. C’est là le point positif ». Dans le cas de la LINO, un élu local précise que les deux cas de figure se sont présentés, avec des conflits stériles et des conflits productifs, ce qui tend à rappeler la complexité des situations, et la difficulté d’établir des typologies, tant les frontières entre les catégories restent poreuses. Par ailleurs, un agent de la DREAL reconnaît l’aspect positif des conflits tout en en soulignant les limites : « quand il y a concertation sur une infrastructure linéaire et qu’il y a de l’opposition forte, cela crée de la controverse, et c’est pas inutile non plus car ça donne des éléments de compréhension pour optimiser des conceptions (…) Mais le consensus fini par dégrader la qualité de l’ouvrage. On a compliqué la situation [multiples échangeurs par exemple] ».

Il y aurait donc deux types de conflits, avec des conflits stériles et d’autres productifs, et le conflit aurait lui-même deux facettes, avec des effets positifs et des effets négatifs. Le fait d’avoir retrouvé cette perception de façon assez récurrente, dans les propos de nos interlocuteurs, met en cause une hypothèse que nous avions, selon laquelle les élus ont plutôt une perception négative de conflits qu’ils cherchent à éviter.

1.7.3. La concertation pour éviter non pas le conflit, mais certaines de ses manifestations

En allant plus loin dans le dialogue avec certains acteurs, on s’aperçoit que même lorsqu’ils acceptent fort bien l’éventualité du conflit et en voient les dimensions potentiellement positives, ils peuvent par contre vouloir éviter que le conflit n’échappe à un certain contrôle, plus précisément à leur contrôle. Pierre-Yves Guihéneuf évoque ainsi un cas où les acteurs acceptent le conflit, tant que les oppositions n’investissent pas les médias, ce qui ferait courir un risque de perte de contrôle sur les informations diffusées. Ils qualifient la concertation d’ « opération de déminage » visant non pas à éviter le conflit mais à en éviter certaines manifestations hors de contrôle. C’est un phénomène que nous avons retrouvé, certes moins explicitement, dans d’autres cas, où la concertation vise non pas à éviter le conflit mais à l’apprivoiser et à le cantonner dans un espace et sous des formes jugées acceptables et contrôlables.

Ceci peut conduire à interroger les définitions du conflit. On le distingue des situations de tension entre deux ou plusieurs acteurs, caractérisées par un point de vue divergent, un malentendu ou un désaccord. Si cette situation est propice à un conflit elle ne donnera lieu à un conflit que s’il y a « passage à l’acte », c'est-à-dire que l’un ou plusieurs des parties en présence posent des actes qui manifestent l’existence d’oppositions : elles s’invectivent, manifestent, font appel à des arbitrages publics, dégradent les biens d’autrui, etc… Cette frontière entre tensions et conflits est présente dans les définitions académiques du conflit (Torre et al., 2005 ; Cadoret, 2011), mais elle ne saurait cacher d’autres seuils qui ont une importance cruciale aux yeux des acteurs locaux. Si l’irruption d’actes de violence en est un, la médiatisation du conflit apparaît également comme un seuil important : dans les deux cas, c’est la perte de contrôle qui préoccupe les acteurs. Engager une concertation vise parfois à éviter non pas le conflit mais le franchissement de ces seuils.

1.7.4. La concertation pour éviter des blocages stériles pour l’environnement et le développement

Des élus locaux soulignent le fait que de nombreux projets peuvent se réaliser sans concertation. Cependant, il apparaît que le risque d’abandon d’un projet suite à une opposition très vive est plus fort que le risque d’être confronté à des oppositions lors d’un processus concerté. Le maire de Méricourt l’Abbé précise « je pense que c’est une bonne prise de risque (…) car sans concertation, il y aurait pu y avoir une levée de bouclier, et j’aurais pu abandonner le projet ». Ce n’est donc pas la volonté d’éviter le conflit qui motive les acteurs à engager des concertations. C’est par contre souvent le souhait d’éviter des blocages longs, coûteux et qui n’apportent pas de solutions aux problèmes posés. Ces blocages sont synonymes de retards dans les projets mais aussi de non-gestion de problèmes posés, notamment environnementaux, ce qui s’accompagne parfois d’effets cumulatifs

particulièrement négatifs. Le cas de la LINO, avec des oppositions particulièrement fortes, montre comment la pression d’associations peut bloquer un projet pendant plusieurs décennies. En effet, si la rocade est actuellement en chantier, les travaux n’ont commencé qu’en 2007 alors que le projet date des années 1960. A Balaruc-les-Bains, le blocage ne résout rien mais ne fait que retarder la dépollution : après six semaines de conflit très violent en 2004, des travaux n’ont repris qu’en 2008 et ne sont toujours pas achevés à ce jour.

Pour désamorcer ces blocages, les porteurs de projets ont été conduits à repenser leurs façons d’agir. Dans les cas étudiés, il s’agit des services de l’Etat qui repensent le processus, notamment en mettant en place un comité de suivi des études dans le cas de la LINO « avec tous les acteurs de la LINO : élus, associatifs, chambre consulaires, etc. », comme le précise un agent de la DREAL. L’objectif de ces réunions était de « faire émerger les arguments des opposants mais également des partisans, plus difficile à mobiliser » de façon à présenter un nouveau dossier de DUP. En effet, un dossier de DUP bien préparé évite qu’il soit attaqué devant les tribunaux, avec de longs blocages. Cette phase de concertation sans le grand public a duré trois ans. L’association ADEROC a gardé une posture revendicative mais la démarche concertée a été appréciée et utile pour améliorer le projet de rocade. A Balaruc-les-Bains, les services de l’Etat ont participé à l’élaboration d’un nouveau protocole de dépollution pour déminer les conflits et éviter de nouveau un blocage. La mise en place de temps d’expression et de dialogue ne signifie pas pour autant la non-émergence d’oppositions. Mais s’ils avaient été proposés plus tôt, les conflits n’auraient pas eu la même intensité, notamment pour Balaruc-les-Bains où les citoyens ont été psychologiquement éprouvés. Les services de l’Etat ne semblent plus pouvoir se contenter de l’application stricte des procédures de participation du public inscrite dans le code de l’environnement (enquêtes d’utilité publique, réunions publiques d’information), qui deviennent même parfois marginales par rapport à des concertations non réglementaires qui vont plus loin. Mais malgré tout, dans bien des cas, on constate qu’ils ne s’organisent dans ce sens que lorsque des blocages apparaissent. L’objectif d’évitement des blocages rejoint les objectifs relatifs à l’appropriation et à l’acceptation.

Chapitre 2. A quoi sert la concertation du point de vue de