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Deux concepts pour une seule réalité ? Un usage en miroir

1| Redéfinir l'espace des sociétés

2.1. Deux concepts pour une seule réalité ? Un usage en miroir

Diaspora est sans conteste une notion bien plus ancienne que celle de transnational, et garde une position dominante. Toutefois, transnational tend à prendre une place de plus en plus importante dans les travaux scientifiques. En témoigne la requête que nous avons effectuée sur Google Ngram Viewer (voir figures n°4 et n°5). Celle-ci consiste à « mesurer » l’importance que prend un mot dans la littérature au moyen du calcul de son occurrence dans les ouvrages disponibles sur le web. En considérant que les 20.097.715 ouvrages recensés sont représentatifs de la littérature disponible, on peut en déduire, par une étude de la littérature anglo-saxonne, que le terme de diaspora est de plus en plus utilisé. Il en est de même pour celui de transnational qui suit une ascension parallèle depuis 1990 et qui a connu une croissance spectaculaire depuis 1970. Un fait notable, sur lequel on s’attardera par la suite, est la croissance inversée que révèle le graphique dans les usages des deux notions entre 1970 et 1980. Celle-ci se traduit par une augmentation de l’usage du mot transnational et une diminution de l’usage du mot diaspora. Les années 1980 semblent constituer une sorte de « trouble » conceptuel mais laissent place, lors de la décennie suivante, à une croissance parallèle de l’usage des deux notions. Ce fait est remarquable car les années 1970-1980 sont marquées par la tentative de circonscrire les usages de diaspora. Les écrits d’Emmanuel Ma Mung au sujet de la diaspora chinoise appuient notre constat. Dans son article du mois de novembre 200277F

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, il affirme (au moyen d’une étude de récurrence des termes sur Internet) que l’utilisation « overseas chinese », dont la connotation est neutre, est largement préférée au terme « chinese diaspora ». Aussi est-il légitime de supposer qu’il existe une corrélation directe entre les restrictions à l’usage du mot diaspora et l'emploi de transnational pour caractériser des phénomènes sociaux de l’entre-deux. Toutefois, la littérature francophone reste à l'écart de cette évolution des concepts et de ce « chassé-croisé » des années 1970-1980, corroborant notre constat d'une séparation plus stricte dans les écrits français.

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Figure n°4 : Les occurrences de « diaspora » et « transnational » dans la littérature

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Figure n°5 : Les occurrences de « diaspora » et « transnational » dans la littérature

francophone

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Deux concepts entre centrement et décentrement

Longtemps, les sociétés considérées comme des diasporas l’ont été dans une perspective nationaliste, les pensant dans leur rapport à l’État-nation perdu et justifiant leur unité dans la dispersion par le partage d’un traumatisme commun. Le partage de ce traumatisme, support d’une communauté unique mais dispersée, devenait alors le topos organisateur d’une société démunie d’État-nation, dont le but ultime devait être celui de reconstruire un État. En résulte une parfaite illustration de la diaspora centrée. En cela les diasporas Juives et Noires trouvent leurs sympathies. Car, si le courant sioniste a pris de l’ampleur au XIXe siècle parmi les diasporés juifs, un courant similaire, parfois également appelé sioniste, pris son essor au XXe siècle chez les Noirs de la diaspora, ayant l’idée de créer un État noir – en Angola ou ailleurs. Les visions judéocentrées et afrocentristes se matérialisent alors par des revendications territoriales censées mettre fin à la diaspora. C’est du moins comme cela que l’envisagent les Juifs sionistes, comme en témoignera d’ailleurs la formation de l’État juif en 1948, et c’est aussi comme cela que l’analysent les réfractaires de l’afrocentrisme, perçu comme une mise à l’écart de la « double conscience »78F

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[Gilroy, 2010 : 264-265] aussi appelée bi-focalité [Guarnizo 1996, Guarnizo et Smith, 1998 ; Rouse, 1991] et permise par la double présence [Nedelcu 2008, Mountz et Wright, 1996]. Plus récemment d’ailleurs, Jonathan Ray rappelle que cette tendance à regarder au centre induit un manquement d’intérêt pour l’étude des liens ayant alors pour conséquence l’obscurcissement du fait que les Juifs peuvent expérimenter la diaspora de la même manière que d’autres sociétés [Ray, 2008 : 13].

Malgré le désir que manifeste Paul Gilroy de se distinguer des cultural studies, qu’il considère ethnocentristes parce qu’elles résulteraient des débats sur la race et l’appartenance ethnique, ses travaux contribuent à édifier l’image d’une diaspora décentrée par la contestation de l’authenticité raciale. Il s'y prononce en faveur de « cultures rhizomorphiques, itinérantes et diasporiques » en référence à Gilles Deleuze et Felix Guattari et incite à la révision des approches nationalistes [Gilroy, 2010]. Pour lui, ces approches nationalistes conduiraient à adopter une vision réductrice de la culture ancrée dans la pureté. L’intérêt particulier voué au temps est aussi un élément qui conduit Paul Gilroy à envisager une perspective décentrée de la diaspora. Souhaitant rompre avec le temps « linéaire » de la

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perspective afro-centriste il rappelle que le temps peut être saccadé, non uniforme, porteur de changements de vitesses et d’accélérations autant que de ralentissements nécessaires à la vie sociale.

« Parfois tu vas trop vite, parfois t’es en retard. Au lieu de l’écoulement rapide et imperceptible du temps, tu prends conscience de ses nœuds, de ces points où le temps s’arrête ou à partir desquels il bondit en avant. Et tu te glisses dans les fissures et tu regardes autour de toi » [Ellison, 1952 : 284].

La diaspora, comme entité fragmentée, se conçoit donc comme un tissu dense, fait de dialogues transatlantiques et multidirectionnels. Incarnation de la modernité, la diaspora permet de reconcevoir le lien. L’unité et la différenciation en sont ses principes constitutifs. Malgré tout, elle a besoin de relais, de marqueurs d’identité, de penseurs. Car il faut pouvoir l'objectiver. Mieux connaitre le concept, c’est aussi mieux en parler et mieux revendiquer son usage. C’est à cela qu’auront, entre autres choses, contribué les revues internationales spécialisées dans les Black studies : Présence Africaine en 1947 ou Journal of Black Studies en 1970. Ces revues, qui donnèrent plus de visibilité aux échanges transatlantiques multidirectionnels ainsi qu’aux communautés dispersées et aux « métacultures » produites par la traite négrière [Gilroy, 2010 : 52], sont le terreau d’une prise de conscience par la diaspora de sa pluralité remettant totalement en cause, alors, le désir d’être centré [Ibid : 149]. Ainsi, la diaspora Noire d’Amérique a permis aux cultural studies, d’imposer le modèle a-centré de la diaspora, qui évoque une identité marquée par l’hybridité culturelle plutôt que par la culture de l’héritage [Hall, 1994].

A la lecture des écrits francophones, on pourrait penser que les études sur le transnational ne s’inscrivent pas dans cette dialectique centrée-décentrée. Or il ne faudrait pas s’y méprendre. Les études francophones utilisent particulièrement les travaux sur les grassroots activities ou activités « par le bas », théorisées par Luis Eduardo Guarnizo et Peter Smith et reprises particulièrement par Alain Tarrius, Guillaume Lanly ou encore Laurent Faret. Elles semblent négliger tout un pan de la littérature anglo-saxonne qui questionne les relations États-migrants. Pourtant, nombreuses sont celles qui ont contribué à théoriser, dans le champ du transnational, le rôle joué par le centre sur les communautés à l’extérieur. La différence fondamentale, cependant, est que dans les études transnationales, le retour prend une forme différente, plus régulière, alternante mais pas nécessairement définitive et ne s'inscrit pas dans une revendication territoriale des migrants. Toutefois, on retrouve une prédisposition au

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« sens » de la circulation, qui se fait depuis le centre – l’État-nation – vers la périphérie – les communautés expatriées –, caractéristique de la vision centrée de la diaspora. Les communautés transnationales semblent donc engagées dans un dialogue unidirectionnel avec le centre, dont le lien construit au moyen de politiques visant à étendre l’hégémonie de l’État produit un lien affectif se matérialisant par des retours effectifs – et non nécessairement définitifs. Sur ce point, la comparaison avec la diaspora est complexe dans le sens où les usages du terme sont variables et sont identifiables par l’histoire de ses usages qui dessine alors les contours de trois périodes distinctes : la vision centrée, la vision décentrée et le retour au centre [Dufoix 2011]. C'est cette dernière perspective de la diaspora qui pourrait être comparée à la vision centrée du transnational que l’on développe ici et que l'on retrouve dans les travaux anglo-saxons. En effet, dans le sens où une politique du lien tend à produire une dynamique de retours, communautés diasporiques et transnationales se trouvent intégrées dans un système semblable de relation avec l’État. Toutefois, dans la mesure où c’est le lien même qui constitue le « retour », comme en témoigne RedEsColombia par exemple, les visions centrées des notions de transnational et de diaspora sont fondamentalement différentes.

Deux concepts qui mobilisent la notion de communauté

Tantôt communautés diasporiques [Kearney 2005, Ray 2008, Meyer 2003], tantôt communautés transnationales [Sassonne, 2009 ; Faist, 2000 ; Glick Schiller, 1994, Glick Schiller et Wimmer, 2003], voire politiques [Brubaker, 2005] ou postnationales [Bauböck, 2003], les groupes sociaux migrants ont été largement théorisés par l’utilisation de la notion de « communauté » dans la littérature en sciences humaines et sociales. Bien sûr ces « communautés » se conçoivent à des échelles identitaires variées, tantôt à l’échelle de la nation [Glick Schiller, 2003 ; Smith, 1993], tantôt locales [Lanly, 2002 ; Saxenian 1999, 2001 ; Faist 2000, Kearney 1995]. Dans les études migratoires, les perspectives nationalistes qui semblent directement s’inspirer des communautés imaginées de Benedict Anderson [Anderson, 1983] envisagent la communauté comme un espace cohérent. Il s'agira d'une construction communautaire qui fait fi des distances géographiques et qui rappelle alors la « coïncidence temporelle », sorte de simultanéité dans un présent instantané chère à Anderson

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[Anderson, 2002 : 37]79F

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. Rappelant la société politique, puisqu’elle fonctionne comme un tout, la perspective nationaliste de la communauté tend à réifier l’identité du groupe repoussant ainsi l’idée d’auto-détermination des membres du groupe social80F

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. Se fondant sur des caractéristiques biologiques81F

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, la communauté nationale est aujourd’hui questionnée dans les travaux académiques, lesquels essaient d’échapper au nationalisme méthodologique. En effet, cette perspective nationaliste est en proie au nationalisme, l’État-nation étant le cadre géographique dans lequel existerait une, et une seule, communauté « à principe étatique » [Lévy et Lussault, 2003 : 177]. Il est vrai que cette perspective nationaliste perdure dans les études centrées de diaspora ou de communautés transnationales. Mais elle tend à s’estomper afin de laisser place à des communautés choisies, produites par des solidarités et soutenues par des intérêts communs. Alors que celles-ci sont particulièrement considérées à l’échelle de la nation [Meyer 1998, 2003, Cortes, Baby Colin, Sassonne 2009] nous tenterons de lire les solidarités transnationales, qu’il faut interpréter dans le sens employé par Paul Gilroy, c'est-à- dire : des solidarités qui dépassent le cadre d’une seule nation et dont l’existence est permise par la contribution d’individus de nationalités différentes apportant leur capital social et humain à une seule communauté d’intérêt.

Notre conception marque une rupture également avec la vision locale de la communauté, que l’on retrouve particulièrement dans les travaux sur le transnational [Faret 2004, 2006 ; Lanly 2002] et de façon modérée et non équivalente dans les études diasporiques [Saxenian, 2002]82F

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. Puisque dans les travaux sur le transnational les communautés sont généralement construites sur une base territoriale, on comprend l’intérêt très régulièrement porté aux réseaux familiaux transnationaux ou familles transnationales. Des codes biologiques, historiques et sociaux y déterminent alors l’identité du groupe [Lévy et Lussault 2003 :178]. Toutefois les communautés diasporiques renforcent l'idée d'une intervention étatique. Il s'agit alors de produire un cadre conceptuel incorporant les deux champs lexicaux pour rendre compte, le plus fidèlement possible, des constructions sociales en migration.

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