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Classer les objets

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 58-61)

PREMIÈRE PARTIE

2. Le débat sur les collections extra-occidentales

2.2 Classer les objets

Après la définition de l’objet, c’est la question de sa classification qui s’impose, et qui divise parfois. Pour Moles, le développement d’une théorie ou plus précisément d’une

« sociologie de l’objet » doit passer par la classification, par une « description des populations et de leurs variations » (Moles, 1969 : 10). Il faut alors désigner les critères déterminants de cette classification. Lui-même reste assez peu sûr de la justesse des critères qu’il qualifie à plusieurs reprises d’« arbitraires » (Ibid. : 17) et qui dépendent en grande partie du point de vue de la recherche puisque la « typologie peut être faite de différentes façons par le philosophe, par l’ingénieur, par le constructeur, par le sociologue, par l’économiste » (Ibid. : 17). Pour Jean Baudrillard, au contraire,

« il y aurait presque autant de critères de classification que d’objets eux-mêmes : selon leur taille, leur degré de fonctionnalité (quel est leur rapport à leur propre fonction objective), le gestuel qui s’y rattache (riche ou pauvre, traditionnel ou non), leur forme, leur durée, le moment du jour où ils émergent » (1968 : 7-8),

et bien d’autres encore. C’est pourquoi son projet ne tient pas dans le classement des objets définis selon leurs fonctions, mais dans le fait de rendre compte « des processus par lesquels les gens entrent en relation avec eux et de la systématique des conduites et des relations humaines qui en résulte » (Ibid. : 9).

Baudrillard poursuit :

« Chacun de nos objets pratiques est affilié à un ou plusieurs éléments structurels, mais par ailleurs, ils fuient tous continuellement de la structuralité technique vers les significations secondes, du système technologique dans un système culturel. » (Ibid.) Il s’agit donc, pour Baudrillard, de révéler quel système de signification les objets instaurent avec les individus. D’ailleurs, on peut parler de plusieurs systèmes de signification puisqu’il distingue un « système fonctionnel » des systèmes « non-fonctionnel », « méta-fonctionnel » et « dysfonctionnel » des objets.

Plus récemment, Andrea Semprini a, lui aussi, affirmé que l’entreprise de classement et de définition des objets selon des critères d’inclusion et d’exclusion univoques était vouée à l’échec. Cependant, s’intéressant à la nature et à l’usage des objets dans la vie quotidienne, il restreint son champ d’investigation aux « objets quotidiens, c’est-à-dire [aux] objets qui habitent notre vie ordinaire et qui meublent, pour ainsi dire, notre monde vécu de tous les

quelles que soient leur taille, leur dimension ou leur existence phénoménique » (Ibid.).

Semprini dit aussi ce qu’elle ne contient pas,

« le domaine des objets esthétiques (sculptures, tableaux, objets de design) » qui « sont par définition et par construction des objets topiques, pensés et réalisés pour générer non seulement du sens, mais aussi un questionnement sur leur sens » (Ibid. : 15), auxquels il ajoute les objets magiques, secrets ou religieux. Alors qu’il reproche à Barthes et Baudrillard une

« vision relativement statique de l’objet comme signe et comme message » et au second d’oublier « de prendre en considération […] la circulation des objets dans les contextes de vie et dans les pratiques concrètes des acteurs sociaux » (Ibid. : 38), Semprini place explicitement hors de ses préoccupations les objets passant du « substrat routinier des pratiques quotidiennes » à la reconnaissance « de leur valeur exceptionnelle ou de leur prégnance esthétique » (Ibid. : 16). Il exclut ainsi tout un aspect de la circulation des objets quotidiens, qui ne concerne d’ailleurs pas seulement ceux à qui l’on reconnaît des qualités esthétiques, comme semble le dire Semprini. Davallon a mis en valeur le processus qui fait des objets ayant connu une « rupture dans la continuité de la mémoire » (2006 : 119) des objets de patrimoine, sans présumer de leur statut originel. Sans s’attarder, pour le moment, sur ce processus susceptible de toucher les objets quotidiens tels que les définit Semprini, disons aussi que ce mode de circulation des objets est susceptible de concerner des objets ayant appartenu au quotidien d’autres sociétés.

Enfin, il existe une autre catégorie d’éléments exclus des objets quotidiens, comme le dirait Semprini, ou une classe d’objets afonctionnels dont Baudrillard aurait pu rendre compte dans son système des objets mais dont Krzysztof Pomian se fait l’écho. Cette catégorie rassemble les objets « qui n’ont aucun emploi » en une « classe fonctionnelle à part qui réunit tout ce que les hommes abandonnent, évacuent ou détruisent », ce sont les « déchets » (1997 : 82).

Pomian construit cette catégorie dans une tentative plus vaste d’organiser la compréhension des objets visibles susceptibles d’être investis de signification, ceux qu’il appelle des

« sémiophores » (Ibid. : 80). Par ce biais, l’historien cherche une alternative à l’analyse structurale de la culture. En effet, selon lui,

« l’analyse structurale qui traite les objets auxquels elle s’applique en tant que systèmes de signes […] ne s’intéresse qu’à des faits synchrones, les seuls à former un système : autrement dit, elle évacue le temps dont elle ne sait quoi faire » (Ibid. : 94).

Il rejoint ainsi la critique de Semprini faite à Barthes et Baudrillard. Cependant, Semprini comme Pomian rencontrent des difficultés à considérer les objets en tenant compte de leur dimension temporelle. Le premier parce qu’il exclut ou qu’il n’envisage pas certaines évolutions possibles de l’objet quotidien. Le second parce que, tout en expliquant que les sémiophores diffèrent des systèmes de signes car dans leur cas, « l’histoire est le complément nécessaire de la théorie […]. Chacun d’eux a sa trajectoire temporelle, parfois spatiale aussi […] qui codétermine sa signification », il souligne qu’il reste possible de traiter « la signification d’un sémiophore comme si l’on était le premier à l’expliciter, en négligeant tout son passé » (Ibid. : 98). Le concept de sémiophore n’assure donc pas nécessairement la prise en compte de « l’historicité » de l’objet.

2.3 Les sémiophores : classe d’objets ou fonction-statut ?

Néanmoins, Pomian entreprend de construire une classification des objets en « classes fonctionnelles » (Ibid. : 81), qui « dépasse l’opposition entre l’approche sémiotique et l’approche pragmatique » (Ibid. : 97). Au centre de cette classification, il place les sémiophores, entourés des déchets, des corps30, des choses31 et des médias32. Pomian explique enfin que dans ce système diachronique

« un objet n’est jamais attaché une fois pour toutes à la classe à laquelle il appartient à l’origine, ne serait-ce que parce que chacun risque de devenir tôt ou tard un déchet.

Rien n’interdit d’autre part que les objets changent de fonction au cours de leur histoire […]. Le seul parcours irréversible mène des corps vers d’autres classes d’objets » (Ibid. : 85).

Cependant, ce programme laisse planer une ambiguïté. Pomian explique qu’un sémiophore doit être décrit en tenant compte de son parcours, et en même temps il ne reconnaît pas à l’objet la même capacité de signification à chaque étape de ce parcours. Un sémiophore devenu déchet, ou, pour emprunter un exemple à Pomian, un livre utilisé pour caler les portes n’a plus pour fonction de signifier. Dans ces circonstances, Pomian ne considère pas que l’objet signifie, ou alors de manière secondaire. Il explique, par exemple, que le fait qu’une

30 « Tout ce que les hommes trouvent dans leur environnement. » (Pomian, 1997 : 82.)

31 « Ce sont les machines, les outils, des instruments, des moyens de transport, des habitations, des vêtements et des armes, la nourriture, les médicaments. Ce sont, de même, les choses n’étant pas nécessairement inanimées les plantes cultivées et les animaux élevés […] et ce sont aussi les hommes, quand leurs corps sont soumis à un pareil traitement. » (Pomian, 1997 : 83.)

32 La fonction première des médias « n’est ni d’être investis de significations ni de fabriquer des choses, mais de

machine porte une marque de fabrique en fait « accessoirement » un sémiophore mais ne suffit pas à l’exclure de la classe des choses (Ibid. : 84). Dans ces conditions, on se demande ce qui différencie véritablement les sémiophores de la classe des choses, des médias ou même des déchets, et si tous ne sont pas des sémiophores. Le fait d’être un sémiophore ne dépendrait pas alors d’un état de l’objet, ni de sa dimension visible – tous ayant une dimension visible – mais du regard porté sur l’objet et sur sa signification. Une véritable affinité semble ici se nouer entre la proposition de Searle et celle de Pomian. Tous deux envisagent que l’objet puisse avoir pour fonction, extrinsèque, de signifier et tous deux donnent une place prépondérante au contexte dans la production de cette signification – même si Pomian ne le formule pas de cette façon –, et tout particulièrement à l’intérieur du contexte, aux agents qui assignent une fonction à un objet, pour reprendre la terminologie de Searle.

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