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Bien qu’ils dépassent stricto sensu le cadre chronologique de notre thèse, les chroniqueurs médiévaux polonais ouvrent ce tableau. Ils ne sont pas ignorés des penseurs français et à juste titre. Ils ont eu une influence fondamentale sur la Rzeczpospolita, et nombre de leurs idées se sont ensuite retrouvées chez les penseurs modernes32. Parmi eux, deux sont mentionnés à plusieurs reprises : Wincenty Kadłubek (v. 1160-1223) et Jan Długosz (1415-1480).

Wincenty Kadłubek (v. 1150-1223), de la famille des Lisów, a étudié à Cracovie, Paris et Bologne. Après sa formation académique, il devient chancelier de Casimir le Juste, avec qui il entretient d’étroites et amicales relations. Ce dernier est probablement l’inspirateur de l’Historia

Polonica, où il apparaît comme le modèle du roi bon, juste et modéré33. Par la suite, Kadłubek est

fait prévôt à Sandomierz (1206-1208) et évêque de Cracovie (1208-1218), avant de quitter sa charge épiscopale pour rejoindre le couvent cistercien de Jędrzejów, où il meurt en odeur de sainteté. Il sera béatifié en 1764 par le pape Clément XIII34.

Sa Historia Polonica, première histoire nationale de Pologne35, restée à l’état de manuscrit jusqu’en 161236, rapporte les événements du royaume jusqu’en 1204. À cette occasion, le chroniqueur développe une théorie du pouvoir propre à la tradition médiévale. Tout en reconnaissant que le roi est nécessaire pour l’organisation étatique, Wincenty rappelle qu’il doit avant tout régner pour le bien de ses sujets37. C’est la raison pour laquelle la problématique du pouvoir monarchique est traitée tout au long de l’œuvre en termes de devoir et de responsabilité envers les gouvernés38. À ce sujet, Kadłubek définit deux limites principales à la puissance royale. La première est d’ordre spirituel. Le théoricien insiste sur la subordination du droit positif à la loi divine et du pouvoir temporel au spirituel. Cet aspect est illustré par un épisode qui sera

32

Włodzimierz Bernacki donne pour exemple la thèse que la Pologne n’a jamais été dominée par les puissances étrangères. Celle-ci a été formulée au XIIe siècle par Gall Anonime puis constamment reprise par les prochains chroniqueurs médiévaux et modernes : ibidem, p. 21.

33

Ibidem, p. 25.

34 Pour la biographie de Kadłubek, voir : PLEZIA Marian, « Mistrz Wincenty zwany Kadłubkiem » in GRZESZCZUK Stanisław (dir.), Pisarze staropolscy. Sylwetki, Warszawa, Wiedza Powszechna, 1991, p. 93-131 ; BERNACKI Włodzimierz, Myśl polityczna I Rzeczpospolitej, op. cit., p. 23.

35

PLEZIA Marian, « Mistrz Wincenty zwany Kadłubkiem », op. cit., p. 95.

36

La chronique est publiée pour la première fois en 1612 par Herburt à Dobromil : PERZANOWSKA Agnieszka, Dziejów

Polskich pomniki, op. cit., p. 14. 37

BERNACKI Włodzimierz, Myśl polityczna I Rzeczpospolitej, op. cit., p. 23. 38

Włodzimierz Bernacki oppose la tradition classique et chrétienne qui définit le pouvoir royal dans les catégories du « devoir » aux conceptions politiques qui le considèrent dans la perspective de son efficacité. La première tradition est représentée dans la Pologne médiévale entre autres par Kadłubek et Długosz, la seconde par Jan Ostroróg (1436-1501) et Philippe Kallimach (1437-1496) : BERNACKI Włodzimierz, « Idea władzy i państwa w polskiej myśli politycznej XV wieku » in KŁOCZOWSKI Jacek (dir.), Władza w polskiej tradycji politycznej, Kraków, Ośrodek Myśli Politycznej, 2010, en ligne, URL : http://www.polskietradycje.pl/artykuly/widok/474 [consulté le 06 octobre 2017]. À noter que seuls les premiers sont cités en France, les seconds ne semblent pas y être connus.

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largement commenté dans la littérature politique aussi bien française que polonaise des siècles suivants. Il s’agit de l’excommunication et de l’exil du roi Boleslas, condamné pour avoir assassiné l’évêque Stanislas. De façon plus générale, selon le chroniqueur, la religion joue un rôle central dans la société et dans l’État : c’est elle qui fonde l’amitié au sein de la communauté, renforce les empires et éduque les princes. Le respect de ses principes est donc indispensable au bon fonctionnement du royaume39.

La seconde limitation du pouvoir royal est d’ordre temporel. Kadłubek postule la soumission du roi aux lois, qu’il s’engage publiquement à respecter. Selon lui, le monarque répond de ses faits et gestes devant la nation, représentée par les barons et seigneurs. De plus, la chronique rappelle de nombreux cas de destitution, d’institution et d’élection de souverains, suggérant ainsi que le pouvoir du gouvernant repose sur l’accord des gouvernés40. Wincenty encourage également les monarques à s’entourer d’un conseil composé de douze sages, mais en les dissuadant de s’appuyer sur l’opinion populaire, jugée trop instable et tumultueuse41.

Cette vision d’un pouvoir royal limité et partagé correspond à la réalité de l’époque, où les barons et les seigneurs jouent un rôle de plus en plus central dans le maniement des affaires publiques. Comme le remarque Marian Plezia, la chronique médiévale s’en fait ici le reflet :

« Les élites nobiliaires, aussi bien laïques que spirituelles, jouaient déjà un rôle conséquent […]. Les seigneurs de Cracovie décident du changement du souverain, destituent un prince et en instituent un autre, ont une voix décisive dans le choix du successeur au trône. Le chroniqueur accepte pleinement cet état de fait et le considère comme naturel. […] Pour la première fois dans l’historiographie polonaise, la société, ou au moins une de ses parties, commence à être, à côté des souverains, un acteur autonome sur la scène historique. » 42

*

Au XVe siècle, Jan Długosz (1415-1480) est le fidèle continuateur de Kadłubek, en tant que chroniqueur aussi bien qu’en tant que théoricien du pouvoir. Après un court passage à l’Université de Cracovie, Długosz rejoint la chancellerie de l’évêque Oleśnicki. Grâce à ce dernier, il devient chanoine du chapitre de Cracovie. Après la mort de son protecteur, Długosz ne parvient pas à la charge épiscopale, que lui refuse le roi Casimir. Après un court exil, il regagne les grâces du roi qui le charge de l’éducation de ses enfants43.

D’Oleśnicki, le chroniqueur hérite une défiance vis-à-vis de la politique des souverains Jagellons, qu’il juge trop indépendante. Cela se reflète dans ses Annales seu cronicae incliti Regni

Poloniae, menées jusqu'à l’année 1480, d’où la censure de la première édition de cette œuvre en

1615. Sigismond III Vasa interdit la publication des derniers livres ; car on y trouve un discours

39

BERNACKI Włodzimierz, Myśl polityczna I Rzeczpospolitej, op. cit., p. 23-24. 40

Sur la place dévolue aux élections chez Kadłubek, voir : KÜRBISÓWNA Brygida, Polska wersja humanizmu

średniowiecznego u progu XII wieku. Mistrz Wincenty Kadłubek, Wrocław, Ossolineum, 1974, p. 19. 41

BERNACKI Włodzimierz, Myśl polityczna I Rzeczpospolitej, op. cit., p. 24. 42

PLEZIA Marian, « Mistrz Wincenty zwany Kadłubkiem », op. cit., p. 123. Voir également : BERNACKI Włodzimierz,

Myśl polityczna I Rzeczpospolitej, op. cit., p. 24.

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de remontrances d’Oleśnicki envers Ladislas Jagellon ainsi que des remarques critiques envers la moralité de sa dernière femme, qui remettent en doute la légitimité de la lignée44.

Dans son œuvre, Długosz présente une vision du pouvoir semblable à celle de Kadłubek. Il reconnaît l’existence d’un contrat liant le roi à la nation représentée par l’ordre équestre. C’est pourquoi il met un accent particulier sur l’électivité du trône qui présume que le pouvoir royal dépend de l’approbation des sujets. De même, le chroniqueur rappelle les grands moments historiques qui ont conduit la noblesse à l’acquisition de privilèges fondamentaux. Tels les privilèges de Koszyce (1374), obtenus en échange de la reconnaissance d’une des filles de Louis de Hongrie comme successeur au trône. Ces nouveaux acquis allégeaient l’impôt, interdisaient au roi de lever des impositions extraordinaires sans l’accord de l’ordre équestre, exemptaient les nobles de l’entretien des châteaux royaux et du devoir d’accueillir à leurs frais la cour royale. Le texte de loi leur réservait des emplois et offices et les libérait de l’obligation de mener des guerres étrangères à l’extérieur du royaume, pour lesquelles ils devaient désormais être rémunérés45. Il en est de même des privilèges de Jedlno (1430) et de Cracovie (1433) obtenus en échange de la reconnaissance de la succession au trône des fils de Ladislas Jagellon. Outre des avantages économiques et sociaux, ceux-ci accordaient la garantie de ne pas être emprisonné sans jugement (neminem captivabimus nisi iure victum) et donc l’inviolabilité des biens et des personnes46. Tels encore les statuts de Nieszawa (1454) qui requièrent l’accord des assemblées locales pour convoquer l’arrière-ban, lever de nouveaux impôts ou prendre une nouvelle décision47. Pour Długosz, ces engagements du roi étaient autant de conditions imposées à son pouvoir. S’il ne les respectait pas, il libérait les sujets de leur devoir d’obéissance. Le chroniqueur développe d’ailleurs le thème de la tyrannie et est partisan du droit à l’opposition et à la déposition48.

Il combat également l’hérésie, en particulier dans la sphère publique, d’où ses reproches au roi Ladislas pour ses concessions vis-à-vis des hussites. Tout comme le maître Wincenty, il développe l’exemple du roi Boleslas et de l’évêque de Cracovie pour promouvoir la subordination du pouvoir temporel au spirituel quant à la morale et à la religion. Il y ajoute le cas du conflit entre l’évêque Gédéon et le roi Mieszko le Vieil. En outre, Długosz situe chronologiquement la naissance de la royauté sacrée en Pologne. Il s’agit de l’accession au trône du roi Piast, certes élu par l’assemblée mais aussi désigné par de saints pèlerins ayant auparavant réalisé un miracle. De

44

Ibidem, p. 17. BERNACKI Włodzimierz, Myśl polityczna I Rzeczpospolitej, op. cit., p. 52-53. PERZANOWSKA Agnieszka, Dziejów Polskich Pomniki, op. cit., p. 14-16.

45

URUSZCZAK Wacław, Historia państwa i prawa polskiego. Tom I (1966-1795), Warszawa, Wolters Kluwer Polska,

2013, p. 157-158.

46

Ibidem, p. 158.

47

Ibidem, p. 137. BARDACH Juliusz, « Początki sejmu » in MICHALSKI Jerzy (dir.) Historia sejmu polskiego, Warszawa, PWN, 1984, p. 33-35. Les statuts concernaient d’abord la Grande-Pologne puis ils ont étaient accordés aux autres provinces, même s’ils pouvaient prendre diverses formes.

48

Sur la pensée de Długosz, nous avons suivi les études suivantes : BERNACKI Włodzimierz, Myśl polityczna I

Rzeczpospolitej, op. cit., p. 40-53 ; BERNACKI Włodzimierz, « Idea władzy i państwa w polskiej myśli politycznej

XV wieku », op. cit. ; SOBÓTKA Roman, Powoływanie władcy w Rocznikach Jana Długosza, Warszawa, Liber, 2005 ; SKOMIAŁ Jakub, « Władca a prawo w Jana Długosza Annales seu Cronicae », Czasopismo Prawno-Historyczne, 40/2, 1988, p. 141-153.

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cette lignée est sorti Mieszko qui reçut le baptême dans le rite romain. Długosz voit dans ces événements l’action de la providence49, ce que lui reproche, nous l’avons vu, l’abbé Desfontaines.

*

Deux chroniqueurs et penseurs polonais du Moyen Âge sont connus dans la France moderne. Certes, ils ne couvrent pas l’ensemble de la pensée médiévale polonaise50, mais ils restent tout à fait essentiels. À travers leurs récits historiques et leurs conceptions politiques, ils montrent comment la société nobiliaire polonaise se constitue et gagne en importance. C’est en effet aux XIVe et XVe siècles qu’elle obtient ses privilèges fondamentaux. Outre ceux que nous avons déjà cités, il convient encore de mentionner ceux de 1505, contenus dans le Nihil Novi. Cette dernière élargit les statuts de Nieszawa, qui ne concernaient que les assemblées locales. Grâce au Nihil Novi, aucune décision concernant le ius commune et la publica libertas ne peut être prise sans consultation préalable de toute la noblesse, qui se trouve pleinement intégrée dans les processus de prise de décision y compris à l’échelle centrale. En même temps, ce texte de loi confirme l’existence d’une représentation nationale51. C’est le début du « parlementarisme » polonais52. Les écrivains médiévaux posent également les bases de la pensée politique moderne, en soumettant le roi à la loi et au pouvoir spirituel, ainsi qu’en accordant un droit de contrôle et d’opposition aux sujets.

Au XVIe siècle se met en place un autre élément tout à fait central de la culture polonaise moderne : la thèse des origines sarmates des Polonais, des Lituaniens et des Ruthènes. Les auteurs qui ont le plus contribué à populariser cette idée sont eux aussi mentionnés au sein des Polonica français.