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La charge de l’établissement du contenu de la loi étrangère

CHAPITRE SECOND : LE PRINCIPE DU RÔLE ACTIF DU JUGE

Section 2. Les contours de l’office du juge dans la détermination de la loi applicable

A. La charge de l’établissement du contenu de la loi étrangère

145. Silence des règlements. À qui incombe la charge d’établir le contenu de la loi étrangère ? Autrement dit, appartient-il au juge de rechercher le contenu de la loi étrangère désignée par une règle de conflit de lois européenne ou cette charge incombe-t-elle aux parties ? Les règlements européens étudiés n’apportent malheureusement aucune réponse à cette question. Pourtant cette question n’est pas ignorée du législateur européen. Il est en effet intéressant de relever que la proposition de règlement sur la loi applicable aux obligations non-contractuelles, dite Rome II673, comportait un article 13, consacré à la détermination du contenu de la loi étrangère, prévoyant que « le tribunal saisi détermine de lui-même le

contenu de la loi étrangère. Pour ce faire, les parties peuvent être invitées à apporter leur collaboration ». Cet article faisait donc obligation au juge de rechercher d’office le contenu

du droit étranger. Cet article ajoutait que « s’il est impossible de déterminer le contenu de la

loi étrangère et que les parties y consentent, la loi du tribunal saisi est applicable ». La

proposition de règlement prévoyait donc le recours à la vocation subsidiaire de la loi du for en cas d’impossibilité de connaître le contenu du droit étranger.

L’insertion, dans la proposition de règlement Rome II, d’une disposition relative à la détermination du contenu de la loi étrangère a suscité de nombreuses critiques, notamment de la part du Groupe européen de droit international privé. Le Groupe européen de droit

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AUDIT, B. et D’AVOUT, L., Droit international privé, Economica, 7ème éd., 2013, n° 329 et s. ; BUREAU, D. et MUIR WATT, H., Droit international privé, PUF, vol. 1, 3ème éd., 2014, p. 436-2 et s. ; LOUSSOUARN, Y., BOUREL, P. et DE VAREILLES-SOMMIÈRES, P., Droit international privé, Précis Dalloz, 10e éd., 2013, n° 360 et s. ; MAYER, P. et HEUZÉ, V., Droit international privé, LGDJ, 11e éd., 2014, n° 186 et s. ; NIBOYET, M.-L. et DE GEOUFFRE DE LA PRADELLE, G., Droit international privé, LGDJ, coll. Manuels, 4e éd., 2013, n° 680 et s. ; RABOURDIN, P. et MUIR WATT, H., « Loi étrangère : établissement du contenu de la loi étrangère », in Rép. dr. internat., Dalloz, avril 2017, n° 14 et s.

673 Position du Parlement européen arrêtée en première lecture le 6 juillet 2005 en vue de l’adoption du règlement (CE) n° .../2005 du Parlement européen et du Conseil sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (« Rome II »), JO, 2006, n° C 157, p. 371.

international privé a estimé que ce texte, de caractère général, ne devrait pas être inséré dans le règlement Rome II, qui couvre une matière spéciale, à savoir les obligations non-contractuelles674. Il a par ailleurs émis quelques doutes quant à la rédaction du texte. En effet, il a fait remarquer que ce texte prévoit que le juge applique la loi du for dans sa vocation subsidiaire si les parties sont d’accord, mais qu’il laisse une lacune dans le cas d’un désaccord entre les parties. Finalement, le texte de l’article 13 n’a pas été repris dans la version finale du règlement. Le droit de l’Union européenne est donc silencieux sur la question du rôle du juge dans l’établissement du contenu de la loi étrangère. Face à ce silence, la réponse est à chercher dans les différents droits nationaux. Ici aussi les solutions nationales divergent675. En conséquence, le rôle du juge variera selon le droit de l’État membre dans lequel se déroule la procédure. Illustrons notre propos.

146. Droit français. Évolution. La question de la répartition des rôles entre le juge et les parties dans la détermination du contenu de la loi étrangère a fait l’objet, en France, d’une évolution jurisprudentielle tumultueuse676. Dans un premier temps, la Cour de cassation avait admis que la charge de la preuve de la loi étrangère pesait « sur la partie dont la

prétention est soumise à cette loi et non sur celle qui l’invoque, fût-ce à l’appui d’un moyen de défense »677. Cette solution a été abandonnée avec les arrêts Masson678 et Amerford679. Dans l’arrêt Amerford, la Cour de cassation a énoncé que « dans les matières où les parties

ont la libre disposition de leurs droits, il incombe à la partie qui prétend que la mise en œuvre du droit étranger, désigné par la règle de conflit de lois, conduirait à un résultat différent de celui obtenu par l’application du droit français, de démontrer l’existence de cette différence par la preuve du contenu de la loi étrangère qu’elle invoque, à défaut de quoi le droit français s’applique en raison de sa vocation subsidiaire ». C’est ainsi le critère de l’intérêt à

se prévaloir de la loi étrangère, et non plus celui de la prétention soumise à la loi étrangère,

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Obs. du GEDIP, 15e session, Chania, 2005, disponible à l’adresse suivante : http://www.gedip-egpil.eu/reunionstravail/gedip-reunions-15t-fr.html.

675 WITZ, C. (dir.), Application du droit étranger par le juge national : Allemagne, France, Belgique, Suisse, Soc. législ. comp., 2014.

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JOBARD-BACHELLIER, M.-N., « La répartition des tâches entre juge et parties dans l’établissement du contenu de la loi étrangère. Bilan de la jurisprudence de la Cour de cassation (2002/1er trimestre 2003) », Gaz.

Pal., 2003, n° 177, p. 3.

677

Cass. civ., 25 mai 1948, Lautour ; Rev. crit. DIP, 1949, p. 89, note H. BATIFFOL, GAJFDIP, préc., n° 19 ; Cass. civ. 1re, 24 janvier 1984, Thinet ; Rev. crit. DIP, 1985, p. 89, note P. LAGARDE.

678

Cass. civ. 1re, 5 novembre 1991, Masson ; Rev. crit. DIP, 1992, p. 314, note H. MUIR WATT ; JDI, 1992, p. 357, note M.-A. MOREAU ; GAJFDIP, préc., n° 74.

679 Cass. com., 16 novembre 1993, Amerford ; Rev. crit. DIP, 1994, p. 322, note P. LAGARDE ; GAJFDIP, préc., n° 82 ; solution reprise ensuite par Cass. civ. 1re, 11 juin 1996, Société Agora Sopha ; JDI, 1996, p. 941, note D. BUREAU ; Rev. crit. DIP, 1997, p. 65, note P. LAGARDE.

qui commandait la répartition de la charge de l’établissement de la loi étrangère entre les parties au litige.

147. Position actuelle. Par deux arrêts du 28 juin 2005 rendus, l’un par la première chambre civile (arrêt Aubin), l’autre par la chambre commerciale (arrêt Itraco), la Cour de cassation a abandonné la jurisprudence Amerford et redéfini l’office du juge dans les termes suivant : « il incombe au juge français qui reconnaît applicable un droit étranger, d’en

rechercher, soit d’office soit à la demande d’une partie qui l’invoque, la teneur, avec le concours des parties et personnellement s’il y a lieu, et de donner à la question litigieuse une solution conforme au droit positif étranger »680, et ce que les droits litigieux soient disponibles ou indisponibles. Ces arrêts transférèrent donc la charge de la preuve de la loi étrangère applicable au litige sur les épaules du juge en l’invitant à jouer un rôle actif. Son office lui impose d’en rechercher la teneur grâce aux recherches qu’il mène lui-même ou en faisant appel à la collaboration des parties681.

148. Éléments de droit comparé. En droit belge, l’article 15, paragraphe 1, du Code de droit international privé dispose que « le contenu du droit étranger désigné par la

présente loi est établi par le juge »682. Le paragraphe 2 ajoute toutefois que lorsque le juge ne peut établir ce contenu, il peut requérir la collaboration des parties. En droit allemand, il incombe au juge d’établir le contenu du droit étranger683. Il peut solliciter la collaboration des parties. La preuve de la loi étrangère peut être rapportée, de manière spontanée par les parties, mais si le juge estime que les éléments qui lui sont présentés sont insuffisants, il est expressément invité par le § 293 du Code de Procédure civile allemand (ZPO)684 à effectuer

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Cass. civ. 1re, 28 juin 2005, Aubin, n° 00-15.734, Bull. civ. 2005, I, n° 289 ; Cass. com., 28 juin 2005, Itraco, n° 02-14.686, Bull. civ. 2005, IV, n° 138 ; Rev. crit. DIP, 2005, p. 645, note H. MUIR-WATT et B. ANCEL ;

Gaz. Pal., 2006, n° 56, p. 20, note M.-L. NIBOYET ; D., 2005, p. 2853, note N. BOUCHE ; D., 2005, pan., p.

2748, obs. H. KENFACK ; D., 2006, pan., p. 1495, obs. P. COURBE ; RTD com., 2005, p. 872, obs. Ph. DELEBECQUE ; GAJFDIP, préc., n° 83. Pour une confirmation récente, v., Cass. civ. 1re, 1er juin 2016, n° 15-13.221 ; adde, NORD, N., « L’établissement du contenu du droit étranger en France », in C. WITZ (dir.),

Application du droit étranger par le juge national : Allemagne, France, Belgique, Suisse, Soc. législ. comp.,

2014, p. 13 à 25.

681 AUDIT, B. et D’AVOUT, L., op. cit, n° 269 à 272, p. 245 à 247.

682

PINTENS, W., « L’établissement du contenu du droit étranger en Belgique », in WITZ, C. (dir.), Application

du droit étranger par le juge national : Allemagne, France, Belgique, Suisse, Soc. législ. comp., 2014, p. 37 à

46.

683

WITZ, C., « L’établissement du contenu du droit étranger en Allemagne », in C. WITZ (dir.), Application du

droit étranger par le juge national : Allemagne, France, Belgique, Suisse, Soc. législ. comp., 2014, p. 27 à 35 ;

« L’application du droit étranger en Allemagne (Questions choisies) », in Mélanges J.-M. JACQUET, LexisNexis, 2013, p. 457 et s.

684 « Das in einem anderen Staat geltende Recht, die Gewohnheitsrechte und Statuten bedürfen des Beweises nur

insofern, als sie dem Gericht unbekannt sind. Bei Ermittlung dieser Rechtsnormen ist das Gericht auf die von den Parteien beigebrachten Nachweise nicht beschränkt ; es ist befugt, auch andere Erkenntnisquellen zu

des recherches complémentaires. En revanche, en droit luxembourgeois, la charge de la preuve du contenu de la loi étrangère incombe à la partie qui l’invoque685.

Ce rapide tour d’horizon des droits étrangers amène à conclure que les juges nationaux sont loin d’avoir un rôle identique. Investi d’un rôle actif dans certains États membres, le juge est contraint à la passivité dans d’autres, ce qui crée des inégalités entre les justiciables. Il faudrait songer à une harmonisation européenne des règles régissant l’établissement du contenu du droit étranger.

149. Sanction du défaut d’établissement. Les difficultés que soulève l’établissement du contenu de la loi étrangère rendent relativement fréquentes les hypothèses dans lesquelles ce contenu ne peut être établi686. En cas d’impossibilité d’établir le contenu de la loi étrangère, le juge peut adopter deux attitudes. La première consiste à rejeter la prétention du plaideur sur qui pesait le fardeau de la preuve. La seconde est de substituer la loi du for à la loi étrangère, au titre de sa vocation subsidiaire. Après de nombreuses hésitations, la jurisprudence française a fini par se prononcer en faveur de l’application subsidiaire de la loi du for687. Ainsi, le juge français appliquera la loi française, dans sa vocation subsidiaire, à la place de la loi étrangère. Cette solution est logique en raison du rôle prépondérant du juge dans l’établissement de la teneur du droit étranger. Mais le juge ne pourra revenir à une application subsidiaire de la loi française que s’il établit qu’il s’est heurté à une impossibilité matérielle d’obtenir les éléments de preuve nécessaires, à des difficultés ou à un coût excessif688. Le droit belge retient une solution identique689. L’article 15, paragraphe 2, du

benutzen und zum Zwecke einer solchen Benutzung das Erforderliche anzuordnen » (« Le droit en vigueur dans un autre État, les droits coutumiers et les statuts n’ont besoin d’être prouvés que dans la mesure où ils sont inconnus du tribunal. Pour l’établissement de ces normes juridiques, le tribunal n’est pas limité aux preuves fournies par les parties ; il a également le pouvoir d’utiliser d’autres sources et de faire le nécessaire pour les utiliser », traduit par C. WITZ, « L’établissement du contenu du droit étranger en Allemagne », in C. WITZ

(dir.), Application du droit étranger par le juge national : Allemagne, France, Belgique, Suisse, Soc. législ. comp., 2014, p. 27 à 35, spéc. p. 29).

685 CA Luxembourg, 30 juillet 1920 ; Pasicrisie luxembourgeoise, t. 11, p. 1 ; 12 décembre 1979, Plateau c/

Faillite Luxaco, n° 4771 ; 19 janvier 1983, n° 4769 ; T. ardt. Luxembourg, 16 mai 1986, n° 222/86 ; 18

décembre 1987, n° 497/87 ; 24 février 1988, n° 68/88 ; 26 avril 1989, n° 233/89 ; CA Luxembourg, 20 octobre 1993, n° 15739 ; T. ardt. Luxembourg, 19 juin 1997, n° 460/97 ; CA Luxembourg, 17 juillet 1997, n° 20320 ; 5 avril 2000, n° 22594.

686 LEMONTEY, J. et RÉMERY, J.-P., « La loi étrangère dans la jurisprudence actuelle de la Cour de cassation », in Rapport annuel de la Cour de cassation, 1993, p. 81 et s., spéc. p. 87.

687 Cass. civ. 1re, 21 novembre 2006, n° 05-22.002 : « si le juge français qui reconnaît applicable une loi

étrangère se heurte à l’impossibilité d’obtenir la preuve de son contenu, il peut, même en matière de droits indisponibles, faire application de la loi française, à titre subsidiaire » ; D., 2007, p. 1751, obs. P. COURBE et

F. JAULT-SESEKE ; AJ fam., 2007, p. 184, obs. A. BOICHÉ ; Rev. crit. DIP, 2007, p. 575, note H. MUIR WATT.

688 En ce sens, Cass. civ. 1re, 16 novembre 2004, n° 02-18.593 : « Attendu qu’en statuant ainsi, alors qu’il lui

appartenait de rechercher, y compris avec la coopération des parties, la solution donnée à la question litigieuse par le droit béninois et qu’elle n’établissait pas l’impossibilité d’obtenir les éléments dont elle avait besoin, la cour d’appel a violé le texte susvisé ».

Code de droit international privé prévoit en effet que « lorsqu’il est manifestement impossible

d’établir ce contenu en temps utile, il est fait application du droit belge ». Ainsi,

l’impossibilité d’établir la teneur du droit étranger ne conduit pas au rejet de la demande, mais à l’application subsidiaire de la lex fori. La même solution prévaut en droit allemand690 avec toutefois la possibilité d’écarter la lex fori au profit du droit le plus proche du système étranger applicable691, s’il apparaît que l’application du droit allemand conduirait à des effets particulièrement insatisfaisants.

En définitive, dans le silence des règlements européens de droit international privé, la question de l’office du juge en matière de détermination du contenu de la loi étrangère relève des droits nationaux. Son rôle est plus ou moins actif selon la loi de l’État membre dans lequel se déroule le procès. La solution française résultant des arrêts Aubin et Itraco, qui invite le juge à tenir un rôle actif en collaboration avec les parties constitue, selon nous, une solution équilibrée. C’est d’ailleurs la solution qu’avait retenue le législateur européen dans la proposition de règlement Rome II.

L’application subsidiaire de la loi du for en cas d’impossibilité d’établir la teneur de la loi étrangère est une solution très largement répandue en droit comparé. Elle pourrait être retenue par le législateur européen. Elle semble en effet être la solution la plus simple et la plus acceptable pour les États membres692. Il reste à envisager les moyens dont dispose le juge pour établir le contenu de la loi étrangère.