• Aucun résultat trouvé

AGRICOLE POST-COLONIAL

1.2 Le cacao en Côte d’Ivoire : succès économique et désastre écologique

En Côte d’Ivoire, le rôle de l’État dans l’administration des terres va s’affirmer aussitôt après l’Indépendance comme l’atteste un extrait du discours du Président de l’époque (Houphouët-Boigny) devant l’Assemblée nationale le 15 janvier 1962, discours portant sur les grandes orientations de la politique étatique en matière de foncier rural : « Nous n’avons pas d’usine à nationaliser, mais à créer, [pas] de commerce à étatiser, mais à mieux organiser, [pas] de terre à distribuer, mais à mettre en valeur. C’est dans cet esprit que, tout en reconnaissant aux citoyens ivoiriens leur droit de propriété sur la parcelle de terrains qu’ils ont mis en valeur, l’État, par un projet de loi que le gouvernement va soumettre à l’Assemblée nationale, sera reconnu par tous comme étant seul propriétaire des terres incultes (forêts et savanes), du sous-sol, des rivières et des lagunes. Désormais, c’est l’État qui répartira à l’ensemble des citoyens les terrains disponibles en vue d’une meilleure production » (discours cité par Ibo, 2012, 4). Pour traduire cette volonté politique, une loi est votée à l’Assemblée nationale le 20 mars 1963, mais elle ne sera jamais promulguée. Le chef de l’État ivoirien va abonder dans le même sens au cours du 5ème Congrès du parti politique au pouvoir (le PDCI), dont il tient alors les rênes. Lors de ce Congrès tenu le 30 octobre 1970, Houphouët-Boigny déclare : « Partout, ou à peu près partout, on parle de la redistribution des terres. La Côte d’Ivoire couvre les 3/5 de la superficie de la France avec 5 millions d’habitants, y compris nos frères étrangers. Il y a suffisamment de terres cultivables pour tous, et ce sont les bras qui manquent. Le Gouvernement et le parti ont donc décidé, dans l’intérêt du pays, de reconnaître à tout citoyen ivoirien d’origine ou d’adoption, une parcelle de terre mise en valeur quelle qu’en soit l’étendue, le droit de jouissance à titre définitif et transmissible à ses héritiers » (Ibo, 2012, 5). Au fil des interprétations de ce discours, cet extrait a été ‘comprimé’ et résumé en ces termes : « la terre appartient à celui qui la met en valeur ». Formule qui deviendra dès les années 1970, un véritable slogan politique (Ibo, 2012). Sans que ces propos sur sa vision du ‘bon’ usage des terres n’aient jamais été traduits en des textes juridiques et réglementaires, le discours du Président Houphouët a eu force de loi durant plusieurs années en Côte d’Ivoire (Babo, 2006 ; Kouamé, 2006), mais aussi dans d’autres pays nouvellement indépendants, comme le Cameroun, qui aspiraient à une même trajectoire de développement. Les diverses interprétations excessives qui en ont été faites ont eu des effets pervers sur la conservation de la nature et la conversion des terres forestières en Côte d’Ivoire. Il s’en est suivi une

56 Symphorien ONGOLO, Kouamé Sylvestre KOUASSI, Sadia CHERIF et Telesphore Yao BROU

Les Cahiers de l’Association Tiers-Monde n°33-2018

accélération du rythme de conversion des forêts au profit de l’agriculture et de la culture du cacao en particulier (figure 1).

Figure 1 : Évolution du taux de couverture forestière en Côte d’Ivoire, de 1880 à 1991 (en hectares)

Source des données : Lauginie, 2007.

La consigne d’Houphouët protégeait les immigrants de toutes contestations de la part des anciens ayants droit autochtones, du droit d’occupation du sol. Le soutien de l’État-parti aux migrants ivoiriens et non ivoiriens visait à ménager cette main-d’œuvre disponible dans la perspective des gouvernants de l’époque à faire de la Côte d’Ivoire une économie de grande plantation à travers une ‘mise en valeur’ accélérée des massifs forestiers du pays. En réalité, les politiques de libre-accès à la terre et de migration encouragées par les premiers gouvernants de la Côte d’Ivoire post-coloniale ont conduit à une surexploitation des ressources naturelles et des forêts en particulier. Ce choix politique délibéré en faveur d’une certaine forme de ‘mise en valeur’ massive des terres est à la base des performances économiques de la Côte d’Ivoire durant les deux premières décennies de ce qui fut considéré comme le « miracle ivoirien ». En d’autres termes, la prospérité économique de la Côte d’Ivoire s’est très largement réalisée à travers une vision et un rapport exclusivement utilitariste de la nature et des écosystèmes forestiers en particulier. En l’espace de deux décennies, la Côte d’Ivoire faisait déjà office de puissance agricole au regard de ses performances dans ce domaine. Alors qu’en 1960, seuls le café et l’exportation du bois fournissaient d’importantes devises, le cacao va amorcer une dynamique spectaculaire à partir de la fin de la décennie 1960. La récolte de cacao va doubler en dix ans pour atteindre 200 000 tonnes en 1969-1970. En 1977, la Côte d’Ivoire se hisse au premier rang mondial des pays producteurs de cacao. La part de la production ivoirienne dans le marché mondial estimée en 1960 à moins de 10%, avait atteint 45% des exportations mondiales de cacao en 2000 (Araujo Bonjean et Brun, 2008). Au cours des années 1970 à 1980, la dynamique de conversion des terres forestières en plantations agricoles atteint des niveaux records avec des taux de déforestation de plus de 300 000 hectares par an (figure 1). Le pays de Houphouët consolide sa position de premier producteur mondial de cacao. Il engrange également d’autres palmarès économiques dans plusieurs domaines de production de cultures d’exportation. Il devient troisième producteur mondial de café, premier producteur africain de banane, d’ananas, d’huile de palme et le second pour le caoutchouc (Ake et Boni, 1990).

Plus d’un demi siècle après le début de l’aventure du ‘miracle ivoirien’, le cacao occupe en 2016 une superficie d’environ 2 000 000 d’hectares exploitée par un effectif de 1 000 000 de planteurs environ. Avec un niveau de production d’environ 40% de l’offre mondiale, la Côte d’Ivoire produit annuellement à peu près 1 400 000 tonnes de cacao. Le cacao joue donc un rôle moteur dans la prospérité économique de la Côte d’Ivoire avec environ 40% des recettes d’exportation et plus de 10% du Produit Intérieur Brut (Tano, 2012 ; Kouassi, 2012). De même, les superficies des terres cultivées connaissent un doublement tous les 10 ans. Ainsi, de 1 900 000 hectares en 1965, soit 6% du territoire national, elles s’étendaient sur 3 500 000 hectares en 1975, soit 11% du territoire national. En 1989, la superficie des terres agricoles en Côte d’Ivoire était estimée à 7 500 000 hectares, soit 23% de l’espace national (Lauginie 2007). A l’inverse, les superficies forestières se réduisaient de façon drastique au fil des ans (figure 1).

15'600'000 14'500'000 11'800'000 9'000'000 6'200'000 3'900'000 2'900'000 2'500'000 1880 1900 1956 1966 1974 1981 1986 1991

Taux de Couverture Forestière (hectares)

A

nné

Les politiques de “mise en valeur” des terres et la durabilité des écosystèmes en Afrique tropicale 57

Les Cahiers de l’Association Tiers-Monde n°33-2018

En l’absence de données fiables sur l’évolution de la déforestation durant la décennie 1990, les estimations du programme Global Forest Watch8 permettent d’observer que le rythme de conversion des terres forestières à d’autres usages s’est à nouveau accéléré depuis 2012. Le taux annuel de déforestation en Côte d’Ivoire serait ainsi passé de 96000 hectares en 2012 (première année post-conflit), à 176 000 hectares en 2013. En 2014, c’est environ 347 000 ha de forêts ivoiriennes qui ont été rasés, soit l’équivalent du pic de déforestation observé durant la moitié des années 1970. Outre les effets conjoncturels liés à la fluctuation des prix sur le marché mondial du cacao, le retour progressif à la stabilité politique en Côte d’Ivoire est sans doute un des facteurs favorables à ce rythme de conversion des forêts en d’autres usages dont l’expansion des plantations de cacao après les turbulences de la période des conflits socio-politiques. Ce rythme accéléré de conversion des terres forestières en Côte d’Ivoire conforte également la position de ce pays comme un des pays africains ayant le plus fort taux annuel de déforestation, bien au-dessus du niveau de déforestation dans les pays qui disposent encore d’une importante couverture de forêts tropicales comme le Cameroun9 (figure 2).

Cependant, l’attractivité du ‘modèle ivoirien’ et son influence dans les pays à fort couvert forestier comme ceux d’Afrique centrale permet de présager une accélération du rythme de conversion des terres forestières dans ces pays, autant pour la quête de performances économiques des cultures d’exportation à l’exemple du cacao, que pour une accélération des processus de ‘mise en valeur’ des terres forestières ‘disponibles’ (Ongolo, 2016).

Figure 2 : Évolution des surfaces de déforestation en Côte d’Ivoire et au Cameroun de 2001 à 2015 (en milliers d’hectares)

Ces dernières années, l’État de Côte d’Ivoire s’est engagé dans des programmes ambitieux pour essayer de sauvegarder le peu de forêts qui subsiste10. Mais, les résultats de ces tentatives sont assez mitigés, car ces initiatives ne se traduisent pas en actions suffisamment tangibles et efficaces pour inverser durablement le rythme de destruction des forêts ivoiriennes. Dans un contexte de course effrénée à la prospérité économique codifiée en objectifs d’« émergence » à moyen terme, la sauvegarde des dernières reliques des forêts ivoiriennes est plus que jamais compromise.

2

DE LA FRAGILISATION DE L’ÉTAT À L’IMPÉRATIF DE ‘BONNE

GOUVERNANCE’

La mise en chantier de la ‘bonne gouvernance’ des personnes (droits de l’homme), des institutions (processus de démocratisation) et des biens (reddition des comptes sur la gestion des ressources naturelles) a particulièrement secoué les pays africains durant les années 1980 à 2000. Cette doctrine de la bonne gouvernance s’appuyait sur un ensemble de présupposés dont le postulat commun était qu’un

8 http://climate.globalforestwatch.org/

9 En 2012, la surface totale de forêts primaires au Cameroun était estimée environ 20 millions d’hectares, soit près de 2 fois plus que la surface de forêts primaires en Côte d’Ivoire pour la même période.

10 Depuis juin 2011, la Côte d’Ivoire fait partie intégrante du processus REDD+. En juin 2013, le pays s’est également engagé avec l’Union européenne dans le processus FLEGT. En 2016, le Côte d’Ivoire pris l’engagement de restaurer 5 millions d’hectares de forêts d’ici à 2030 en s’associant au « Défi de Bonn pour la restauration des forêts ».

0 50 100 150 200 250 300 350 400 Surfaces annuelles de déforestation Côte d'Ivoire et Cameroun de 2001 à 2015 (en milliers d'hectares) Côte d'Ivoire Cameroun

58 Symphorien ONGOLO, Kouamé Sylvestre KOUASSI, Sadia CHERIF et Telesphore Yao BROU

Les Cahiers de l’Association Tiers-Monde n°33-2018

démantèlement de l’hégémonie de l’État à travers l’affaiblissement de l’autorité de ses bureaucraties conduirait à une coproduction optimale de l’action publique dans les pays ‘cibles’ de l’aide publique au développement.

2.1

Sur la dimension écologique des processus de privatisation de l’ État en Afrique

Outline

Documents relatifs