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Peut-on déduire matière contraire après la publication des témoignages ? Cette question semble être laissée à l'appréciation du juge, selon les circonstances de l'espèce. Le droit n'est pourtant pas absent pour autant. Plusieurs affaires illustrent ce propos, affaires dont les solutions sont parfois contradictoires.

Dans une affaire qui oppose les négociants François Ascheri de Villaguardia à Sébastien Curti de Dogliano, affaire que nous avons déjà évoquée à propos des nullités des actes de procédure, le procureur Joseph Todon examine si la sentence rendue par le Conseil de Justice d'Oneglia le 8 avril 1817 peut faire grief à l'appelant, celle-ci ayant rejeté le capitolo de l'appelant proposé au cours de la cause, et ce huit années après les enquêtes. Dans ses conclusions du 20 juin 1818609, le procureur Todon estime que ce moyen de l'appelant, quoique contenant matière analogue et contraire, semble

607 MERLIN, Répertoire..., op. cit., t.9, V° « preuve », sect.II, §III, art. 1.Merlin nous indique qu'il est de principe que la preuve testimoniale n'est pas admissible dans les choses dont on a pu se procurer une preuve par écrit, lorsqu'elles excèdent 100 livres. Ce principe en amène un autre : la preuve testimoniale n'est pas admise contre ni outre une preuve écrite. Ibid., p. 731, sect. II, §III, art. 1, § 17.

608 CERRUTI (S.), « nature des choses et qualité des personnes... », art. cit., p. 1514.

inopiné et surprenant à la seule lecture du fait, et contraire au Code de procédure civile français, code en vigueur.

En effet, le jugement du Tribunal de Porto Maurizio a commis au juge de paix de Ceva de procéder aux examens dans les termes et formes prescrits par la loi610. Les termes y sont assez clairs et précis, précise Todon, concernant le mode d'ouverture des examens, leur durée, la liberté des parties de demander un terme plus long par le tribunal ou par le juge commissaire611. Or, le procès-verbal d'ouverture de l'examen, les dépositions qui ont suivi faites par Curti observent et respectent toutes les formes contenues dans les dispositions légales. Bien qu'Ascheri ait fait donner l'assignation à ses témoins pour opposer toute matière contraire à l'examen adverse dans les termes indiqués par la loi, non seulement il ne les a pas présentés pour qu'ils soient entendus, mais il a de plus laissé s'écouler le terme et il ne s'est pas adressé au juge commissaire pour obtenir le cas échéant une prorogation. Le juge commissaire a donc procédé à la fermeture des examens, fermeture acceptée par Aschieri, déclarant comme nul ce que pouvaient dire de plus Curti et Aschieri à ce propos. Cette manière de procéder d'Ascheri, souligne le procureur Todon, démontre ouvertement qu'il espérait peu de l'audition de ses témoins, ou qu'il voulait renoncer à l'examen in

materia contraria, moyen laissé à sa disposition par la loi, et par le même jugement.

L'appelant Ascheri prétend toutefois que s'agissant d'un procès sommaire, il peut, tant en vertu du Code de procédure civile français que des patrie leggi, et ce à n'importe quel moment, être admis à déduire matière contraire, même après la fermeture et la publication des examens.

Le procureur Todon fait remarquer, peut-être un peu ironiquement, que cette distinction entre les causes sommaires et formelles, distinction di quale peso e valore, ne peut servir à prouver le bien fondé des demandes de l'appelant. En effet, selon le Code de procédure civile612, vers lequel on doit uniquement se diriger dans le cas concret souligne Todon, cette distinction ne subsiste nulle part dans le titre consacré aux Examens. En effet, toutes les formes et tous les termes consacrés à cette matière sont établis sans aucune distinction, ils concernent tous les examens indistinctement. Ainsi, Todon indique qu'à ce sujet, la distinction doit être réputée arbitraire et comme réprouvée par la loi.

610 En marge de ces conclusions, le procureur Todon vise les articles 259 et 278 du Code de procédure civile français, lesquels disposent respectivement : « L'enquête est censée commencée, pour chacune des parties respectivement, par l'ordonnance qu'elle obtient du juge commissaire, à l'effet d'assigner les témoins aux jour et heure par lui indiqués. En conséquence, le juge-commissaire ouvrira les procès-verbaux respectifs, par la mention de la réquisition et de la délivrance de son ordonnance ». Et le suivant : « L'enquête sera respectivement parachevée dans la huitaine de l'audition des premiers témoins, à peine de nullité, si le jugement qui l'a ordonnée n'a fixé un plus long délai ».

611 Toujours en marge, Todon vise l'article 280 du Code de procédure civile.

Todon se livre ensuite à une longue613 dissertation motivée sur la question de savoir si les patrie

leggi connaissent cette distinction entre causes sommaires et formelles. Todon fait appel au

jurisconsulte savoyard Antoine Fabre et à son Codex, qu'il cite abondamment614. En bref retenons que le Président Fabre, observe constamment que « post didiscita Testimonia propter metum

subornationis615 » – les témoignages tardifs sont viciés par la subornation -. En conformité avec ces maximes, Todon se rapporte ensuite à Jean-Antoine Della Chiesa et à ces Observations616. Pour ce jurisconsulte piémontais, la règle s'applique aussi dans les matières sommaires, « etiam quando

proceditur sola facti veritate inspecta » – même lorsqu’on procède à l’examen de la seule vérité

des faits -. Ainsi selon Della Chiesa, s'il y a des exceptions ou limitations à la règle, celles-ci doivent s'admettre avec de grandes réserves617. Bien que le jurisconsulte dirige ces précautions et « peculiari avvertenze » aux tribunaux inférieurs, il doit en être également ainsi devant les magistrats suprêmes souligne le procureur Todon. Et la distinction entre les causes sommaires et formelles n'a pas lieu d'être, la maxime « etiam quando proceditur sola facti veritate inspecta »618

s'adressant à toute sorte d'instance.

613 Elle est longue en effet, 5 pages y sont consacrées. Voir en annexe, dans les pièces jutificatives.

614 Codex fabrianus definitionum forensium..., op. cit., L. IV, tit. 25 de testibus, def. 43, Todon indique que Fabre reconnait expréssément, de manière absolue, la maxime « didiscita Testificata non est audiendus, qui super iisdem aut

directo contrariis articulis novas vult probationes adferre per Testes. » : « après la publication des témoignages il ne faut

pas entendre celui qui, outre ceux-là [ les témoignages ], sans détour par des articles contraires veut apporter des preuves nouvelles par l'intermédiaire des témoins. » Au §6 il pose la question de savoir, si le deducente, qui a été informé de la publication des examens, offre immédiatement de jurer d'en avoir été informé sur le contenu. Il résoud ainsi cette question, « placet distinguendum esse ut si ex die publicatarum Testationum modicum tempus intercesserit sacramento

negantis stari possit. » : « on décide qu'il faut distinguer, si depuis la publication des témoignages un temps raisonnable

s'est interposé, on pourrait s'en tenir au serment de celui qui refuse. » Et quoique le modicum tempus soit fixé de manière assez large, « si nec dum decennium effluxerit » « si une durée de 10 ans ne s'est pas encore écoulée », Ascheri ne peut nullement se prévaloir de cette libéralité. En effet il ne peut affirmer, et encore moins sous serment, d'avoir ignoré le contenu de l'examen de Curti, car il y a assisté à Ceva lors de l'ouverture et conclusion de l'examen. Mais les motifs qui peuvent induire le juge à admettre les preuves proposées par d'autres après la publication des examens sont encore plus justes, précise Todon, « non solet admitti probatio per Testes post Testimoniorum publicationem, neque super iisdem

articulis neque super contrariis propter metum subornationis » : « il n'est pas habituel que la preuve par témoins soit

admise après la publication des témoignages, ni en matière analogue ni en matière contraire, à cause de la crainte de la subornation. » Les circonstances qui peuvent limiter la règle établie sont les suivantes : « Si de probatione contraria non

potuerit pars instrui ante publicationem aliud placuit quod bis casibus vel metus subornationis nullus sit, vel in ea causa sit is, qui novos testes producere vult, ut nihil ei possit imputari. »

615 « Action de suborner », c'est-à-dire « inciter un témoin à faire un faux témoignage. » Le Larousse de Poche 2002.

616 AB ECCLESIA (J. A.), Observationes forenses..., op. cit., Obs. 91 De capitulis reprobatoriis Testium, sive materia

contraria, n°1, p. 116 : celui-ci enseigne que :« Teste ad impugnanda dicta priorum Testium post eorum publicationem et aperturam regulariter non recipiuntur. » : « Selon la règle, le témoin ne peut attaquer les dires des premiers témoins

après leur publication et leur ouverture. »

617 Ibid., n°11, « in praxi limitat dispositionem ut suadente aequitate et cessante metu subornationis examinentur Testes

super antiqua materia etiam si didicita sint testificata. » : « dans la pratique, on limite la disposition afin que l'équité

ayant été conseillée et la crainte de la subordination ayant cessé, les témoins soient examinés au sujet de la matière ancienne même si les témoignages ont été publiés. » Et plus loin, « quia semper viget timor subornationis, et immunet

suspicio falsitatis et limitationes non procedunt simpliciter, sed adhibitis pluribus distinctionibus. » : « parce que la peur

de la subornation a toujours de la force et que le soupçon du mensonge protège, les limitations ne s'avancent pas simplement, mais par l'application de nombreuses distinctions. »

618 PADOA-SCHIOPPA (A.), « Sur la conscience du juge dans le ius commune européen », in CARBASSE (J.-M.), DEPAMBOUR-TARRIDE (L.) (dir.), La conscience du juge dans la tradition juridique européenne, Actes du colloque de Paris oct. 1996, PUF, 1999, p. 110 : « [...] les pouvoirs du juge dans le procès sommaire - qui s'affirme au début du XIVe siècle et qui se déroulait sine strepitu et figura iudicii, sola veritate facti inspecta - étaient bien plus libres et informels que dans la procédure ordinaire. Le juge pouvait réunir et évaluer les preuves même au-delà des allégations des parties et des règles légales ordinaires [...]. »

Todon fait ici remarquer que les motifs qui conduisent les magistrats à accueillir cette règle et maxime, contraire aux intentions de l'appelant Aschieri, ne reposent pas que sur la forme, mais se rapportent à la « facile corruzione del cuor dell'uomo ». Ces motifs doivent ainsi éviter la facilité avec laquelle s'ouvrirait la voie de la subornation des témoins, laquelle peut aussi bien avoir lieu au cours d'instances formelles que sommaires.

Mais surtout, pour démontrer que la distinction entre les causes formelles et sommaires quant à l'admission de nouvelles preuves « post didiscita testimonia » est plus imaginaire que réelle, le procureur Todon se réfère à une sentence précédente du Consulat rendue le 14 avril 1818619. Cette sentence, dont Arnaud de Chateauneuf est le rapporteur, a rejeté les articoli du défendeur Rollant déduits in materia contraria, bien que concluants, sur le fondement qu'il a déduit son chapitre longtemps après la publication des examens des parties. Il n'était pas « prudenziale » d'admettre ce chapitre car cela ouvrirait la voie « alle frodi ed alle machinazioni » et la publication donnerait la possibilité au défendeur de reporter la preuve apportée par le demandeur. Le procureur Todon s'exprime ainsi, « semper urget timor subornationis testium » - il faut toujours craindre la subornation des témoins -. Cette crainte, rajoute Todon, rend les magistrats suprêmes, de tout temps, très stricts. Et malheureusement, confie Todon, particulièrement de nos jours, il convient de les traiter avec sévérité « in questi corrotti tempi, e per la buona morale luttuosissimi. »

Au vu de ces réflexions, Todon ne croit pas que la sentence du Conseil de justice d'Oneglia qui a rejeté le capitolo de l'appelant lui fasse grief. Le tribunal a bien appliqué la maxime consacrée par les magistrats suprêmes dans de telles circonstances. La cause revient devant le Consulat qui déclare notamment, selon sa sentence du 7 août 1818620, que l’appelant François Aschieri a mal appelé de la sentence du Conseil de justice d'Oneglia. Celle-ci est donc confirmée et les parties sont renvoyées devant ledit tribunal pour l'exécution de la sentence. Dans ses motifs, le juge-rapporteur Mars ne se réfère pas précisément aux motifs du procureur Todon, mais il s’en inspire largement. Ainsi, précise le juge, c'est avec raison que les premiers juges ont rejeté le capitolo d'Aschieri. En effet, celui-ci n'était pas admis à la preuve de son capitolo, vu la maxime constante consacrée par tous les magistrats, qu'après la publication des examens, les parties ne peuvent plus en déduire de matières contraires, « per la giusta tema di suggestione e subbornazione dei testimoni. » Cette maxime doit s'appliquer dans les causes formelles comme dans les causes sommaires commerciales précise le juge Mars, comme l'a déjà jugé le Consulat. En outre, dans le cas d'espèce précise le juge Mars, l'appelant Aschieri a laissé s'écouler l'unique délai probatoire accordé par les lois sans

619 ADAM, 6 FS 10 n°76.

apporter la preuve de son capitolo ; il a de plus assisté à l'examen des témoignages de son adversaire. Par conséquent, le Consulat reconnaît le caractère fondé de la sentence dont appel621. Cette solution, qui s'inscrit pourtant dans la continuité d'une jurisprudence précédente du Consulat ne sera pas reprise, et l'on peut s'étonner de ce revirement. Effectivement, dans une affaire opposant Jean-Joseph Raimbert et Marie-Angélique Merle à Claude Boyon, tous de Nice, le Consulat, par la voix de son rapporteur Arnaud décide autrement et revient donc sur sa propre jurisprudence. La sentence rendue le 13 mars 1830622 indique dans ses motifs que bien qu'il soit de règle que dans les jugements formels on ne peut admettre la preuve portant sur un même objet après la publication des témoignages, cette règle ne peut s'appliquer au cas d'espèce, s'agissant d'une cause sommaire et commerciale, dans laquelle il ne peut y avoir une telle rigueur. En effet les causes de cette nature se fondent sur la seule vérité des faits, « sola facti veritate inspecta. »

Dans la cause qui oppose l'appelant Joseph-Augustin Rubaudo à Jean Salamita, tous deux de Castelfranco, le procureur général du commerce, Casimir Verani est appelé à émettre des conclusions sur la question de savoir, si comme le prétend l'appelant, l'ordonnance proférée par le Tribunal de commerce de San Remo lui fait grief au motif qu'elle aurait déclaré nulle la citation d'un témoin cité à son instance et donc n'a pas admis ce témoin à l'examen. Et car bien que la cause soit en l'état d'être jugée sur le fond, le tribunal n'aurait pas proféré une sentence définitive, mais a continué l'instruction.

Dans ses conclusions du 5 décembre 1832623, Verani fait remarquer que le défaut d'audition du témoin en question, audition que l'appelant dit être essenzialissima, ne peut lui causer un grief irréparable en définitif. En effet, l'ordonnance de continuation de l'instruction ne l'empêche pas de faire de nouveau assigner son témoin afin de procéder à son examen, « non venne preclusa la via

con quell'ordinanza di farlo nuovamente assegnare onde procedersi al di lui esame ». Verani

ajoute que le Code de procédure civile, en vigueur dans ce lieu, ne limite pas dans les enquêtes sommaires, et telle est leur nature dans les causes commerciales, les délais624, « cosi che non

s'incorse a tal riguardo in veruna decadenza dall'appelante. » Le second motif relatif à un déni de

justice, invoqué par l'appelant parait tout aussi mal fondé au procureur Verani. L'appelant se plaint en effet d'une mesure qui est pourtant prise à son avantage. L'instruction étant prorogée, la voie lui

621 La sentence du Consulat accueille aussi les conclusions de Curti pour l'indemnité demandée, et considère qu'elle est une conséquence nécessaire du défaut de restitution à temps des susdites balles de sucre par Aschieri. Curti a en effet supporté un dommage, d'autant plus préjudiciable que ces marchandises se trouvent aujourd'hui nettement dépréciées.

622 ADAM, 6FS13 n°446.

623 ADAM, 6 FS 140 n°23.

624 Aucune disposition figurant dans le titre 14 consacré aux matières sommaires ne précise clairement que les enquêtes sommaires ne sont pas tenues par certains délais.

est alors ouverte pour faire entendre ledit témoin, jusqu'alors non admis. De plus la cause n'est pas en l'état d'être jugée sur le fond, constate Verani, au regard de l'état des actes, et de la production des documents faite lors de cette audience par l'intimé Salamita, qu'il devait communiquer à l'appelant. L'Uffizio du procureur conclue donc et confirme l'ordonnance dont appel avec condamnation de l'appelant Rubaudo aux dépens. La cause revient devant le corps entier du Consulat, et la sentence du 9 janvier 1834625 déclare l'irrecevabilité de l'appel interjeté par Corrodi et le condamne aux dépens. Le juge-rapporteur Garin di Cocconato indique avoir jugé ainsi « per li

motivi espressi nelle conclusioni del signor procuratore generale del commercio. »

Dans une affaire opposant Antoine Castelli de Turin à Henriette Blanchi épouse de Jean-baptiste Orsat et Charles Bressa, le Consulat, dans sa sentence en date du 30 septembre 1841626

dont le rapporteur est le juge Garin di Cocconato, déclare admettre, prima ed avanti ogni cosa, le sieur Castelli à la preuve des circonstances déduites dans le contradictoire du 27 janvier 1841. Ne peut y faire obstacle le fait que le défendeur Orsat a fait entendre des témoins sur le chapitre qu'il a déduit. Il ne s'agit donc pas de matière contraire et même si elle l'était, souligne le juge Garin, comme il s'agit « di giudizio sommario », on peut entendre les témoins d'une partie, même après la publication des témoignages.

La crainte de subornation des témoins, dans les instances formelles comme sommaires, conduit d'abord le Consulat à ne pas permettre aux parties de déduire matière contraire après la publication des témoignages. Le Consulat revient ensuite sur sa jurisprudence et considére au contraire que dans les instances sommaires, il est toujours possible de faire entendre un témoin pour mettre en lumière « la verità del fatto ». La jurisprudence du Consulat donne également un aperçu sur l'aspect matériel du témoignage.