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enjeux sociétaux

CHAPITRE 1. Que venait-on faire en loge ?

1.1. Analyse de l’universalisme maçonnique dans l’insularité

Dans le cas des maçons mauriciens, une des motivations de se rendre en loge était de s’inscrire dans une première tradition : celle de leur obédience ancrée dans une histoire transmise de génération en génération. En effet, la franc-maçonnerie, qu’elle soit continentale ou anglo-saxonne, est organisée autour d’une structure comprenant des obédiences, ou Grandes Loges (qui, à l’origine, géraient les trois premiers grades maçonniques de l’Apprenti, du Compagnon et du Maître), de loges et d’ateliers. Ces obédiences imposent des fonctionnements aux loges individuelles en se reposant, par exemple, sur des textes fondateurs tels que les Old Charges dans la franc-maçonnerie anglaise (ou Anciens Devoirs) venant de la maçonnerie opérative. Par exemple, les Anciens Devoirs reposaient sur le principe que les apprentis et les compagnons travaillaient pour le maître et devaient respecter un code de conduite strict aussi bien dans leur vie privée que dans la sphère professionnelle. Certains de ces anciens devoirs inspirèrent les premières formes de maçonnerie et furent utilisés lors de la rédaction des Constitutions d’Anderson pour les maçons anglais. Les Constitutions, publiées en 1723 puis remaniées en 1738, furent adoptées par la Grande Loge de Londres, puis par la Grande Loge Unie d’Angleterre en 1813, lors de la réunification des loges des Anciens et des Modernes. James Anderson (1679-1739), qui fut nommé, en 1708, «pasteur de l’Eglise presbytérienne écossaise de Swallow street à Picadilly871, à Londres, compila les anciens devoirs pour être utilisés comme base de référence par les maçons. Ce travail, qui lui fut confié par le Pasteur Théophile Désaguliers (1683-1744) à la création de la Grande Loge de Londres en 1717, marqua le début de la franc-maçonnerie moderne. Désaguliers, qui est considéré comme le « véritable rédacteur des Constitutions d’Anderson »872, s’en servit pour codifier les règles de la franc-maçonnerie anglaise et « pour refondre les vieilles constitutions gothiques »873. Les Constitutions furent donc inspirées par les Anciens Devoirs, tout en étant moins strictes que ces derniers. Elles imposèrent à aux maçons d’être des hommes honnêtes et libres, ouvrant ainsi leurs portes à différents profils socio-professionnels et posèrent des principes tels que la croyance en un Grand Architecte de l’Univers, ce qui apporta une dimension religieuse à la franc-maçonnerie londonienne.

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Daniel Ligou, Dictionnaire de la franc-maçonnerie [Paris : PUF, 2012] p.47.

872Xavier Coadic, L’encyclopédie de la franc-maçonnerie [Paris : Editions Trajectoire, 2003] p. 215.

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Quant au Grand Orient de France, il fut régi par des Statuts depuis sa création, en 1773, jusqu’en 1849, année où elle eut une Constitution874. Les obédiences modernes acceptent, en général, les Constitutions d’Anderson comme un texte fondateur. De ce fait, les Anciens Devoirs, Statuts et Constitutions sont utilisés comme des manuels de référence et de conduite par les maçons des obédiences des deux côtés de la Manche. Les ‘landmarks’ qui en découlent sont des facteurs d’inclusion, partagés en grande partie aussi bien par les maçons continentaux que britanniques. En respectant ces fondements, les maçons se placent dans une histoire commune et leur obédience leur confère la régularité maçonnique telle qu’elle est posée par chacune d’entre elles. La régularité maçonnique, dans les premières années du Grand Orient de France et de la Grande Loge Unie d’Angleterre, se posait en effet aussi bien en Europe qu’à Maurice. Daniel Ligou, dans le Dictionnaire de la Franc-maçonnerie, explique en effet qu’elle est une des notions les plus « complexes de la Maçonnerie »875

et que les différentes obédiences ne s’accordent pas entre elles sur les critères qui la régissent. La Grande Loge Unie d’Angleterre, qui est considérée, comme la Grande Loge-mère du monde maçonnique, toujours selon Daniel Ligou, a posé ses « principes de reconnaissance »876 en 1929. En effet, elle reconnaît la régularité aux loges qui suivent ses préceptes, tels que la reconnaissance du Grand Architecte de l’Univers et le fait que les loges ne devraient pas être mixtes. La question de régularité pourrait, de ce fait, être basée sur la notion de la légitimité que chaque obédience impose en voulant inspecter les règlements et statuts des loges, les fameux landmarks, qu’elle parraine. Les landmarks, selon Alain Bauer et Roger Dachez, sont des «caractéristiques que doit respecter la franc-maçonnerie pour demeurer elle-même : ce sont, en quelque sorte, ses critères de pureté »877. Comme ces critères ne sont pas les mêmes pour toutes les obédiences, les désaccords entre elles étaient fréquents à l’époque et le sont encore de nos jours.

Cécile Révauger, en parlant du caractère universel de la franc-maçonnerie, se réfère aux «concepts fondateurs» qui sont communs aux Grandes Loges modernes en les différenciant des «concepts à géométrie variable » (tels que la laïcité et le secret) et des concepts « polémiques »878 (comme la croyance en Dieu). Les concepts fondateurs, que Francis Viaud, ancien Grand Maître du Grand Orient de France, décrit comme des

874 Alain Bernheim, Une certaine idée de la franc-maçonnerie [Dervy, 2008].

875

Daniel Ligou, Dictionnaire de la franc-maçonnerie [Paris : PUF, 2012] p. 1009.

876 Ibid., p. 1010.

877

Alan Bauer, Roger Dachez, Les 100 mots de la franc-maçonnerie [PUF, 2007] p.87.

878 Cécile Révauger, « Franc-maçonnerie et référentiels conceptuels dans le monde anglo-saxon et en France;

Approche comparée » dans Christine Gaudin et Eric Saunier, Franc-maçonnerie et histoire. Bilan et perspectives

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« principes permanents de l’Ordre maçonnique »879, aident dans le cas de ce travail à comprendre la motivation des maçons mauriciens. Les règles et les valeurs prônées par les obédiences (telles que la fraternité, la tolérance, l’élévation de soi, la sagesse, la respectabilité et la bienfaisance) inscrivaient les maçons dans leurs traditions respectives. Ces bases rassemblèrent, de facto, dans un premier temps, les maçons de la colonie mauricienne sous les régimes français et britannique et leur servaient de liens avec leurs expériences maçonniques antérieures, pour ceux qui n’avaient pas été initiés dans la colonie. Elles jouèrent un rôle prépondérant d’unité dans les moments de tensions entre les obédiences. En 1878, lors de l’inauguration de la loge irlandaise mauricienne, l’Independent Lodge, le vénérable parla de ces bases dans son discours. Il appela ses Frères présents, à travers la discrétion, l’honneur et la vertu, « (…) à manifester [leur] attachement aux landmarks de l’Ordre, et de ce fait, d’apporter la confiance du monde, leurs tendances et effets bénéfiques»880

. Il leur demanda de cultiver la prudence, la tempérance et la charité et exprima le fait qu’à travers ces valeurs, ils montreraient que malgré la « fragilité humaine »881, en devenant des maçons, ils étaient devenus de meilleurs hommes. Ces mots sont symboliques dans le cas des loges mauriciennes qui arrivaient encore à trouver des affinités leur permettant de relations fraternelles au cœur des années 1870. Cependant, la « rupture des relations diplomatiques »882 entre le Grand Orient de France et la Grande Loge Unie d’Angleterre, comme le dit Cécile Révauger, en parlant des conséquences du changement de statut de l’obédience parisienne en 1877 sur l’obligation de la croyance en Dieu, allait aussi avoir des retombées conséquentes à la fin du XIXe siècle entre les loges mauriciennes. Ce landmark sera traité dans la Partie 3 de ce travail. Au-delà des points de convergences de ces concepts fondateurs, les franc-maçonneries comportent également des nuances aussi bien au niveau des obédiences qu’au niveau des loges. Par exemple, avec la création de nouvelles loges représentant d’autres obédiences que le Grand Orient de France à l’Ile Maurice au XIXe siècle, les différences de rites et de fonctionnements furent aussi introduites. En effet, même si des fondements de base rassemblaient ces maçons, il n’en reste pas moins qu’il y avait aussi des différences de fonctionnements et d’idéologies selon les rites et les outils maçonniques utilisés. Comme l’explique Jean-Michel Ducomte dans De l’identité maçonnique, de l’extérieur la maçonnerie semble être «un tout indifférencié» car «obédiences, loges, francs-maçons, pris

879R.L. La Triple Espérance. Bi-centenaire. 1778-1978 [1778] p.9.

880 Freemasons Chronicle. «Inauguration of the Independent Lodge, No. 236, G. L. Ireland» octobre 1878. p. 3:.

881

Ibid., p.3.

882Cécile Révauger, « Régularité » dans Daniel Ligou, Dictionnaire de la franc-maçonnerie [Paris : PUF, 2012] p.704.

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individuellement, semblent constituer les éléments d’un même ensemble»883. Cet ensemble uniforme n’existe pas car chaque maçon peut vivre d’une façon différente les expériences maçonniques selon son obédience, sa loge, ses frères et ses croyances personnelles. Charles Porset, affirme, lui, que « la maçonnerie universelle demeure pour une large part une fiction »884 mais que « ce qui pourrait assurer à la maçonnerie une certaine unité est le rite (…) »885, bien qu’avec des limites. Les différentes loges de l’île Maurice faisaient de même et chacune suivait un rite ou une tradition symbolique, selon son obédience ou ses traditions maçonniques. Les différences de rite ne constituèrent pas au début de la cohabitation franco-britannique, dans les années 1810, un obstacle à l’œcuménisme maçonnique mauricien quand les Britanniques se joignirent aux loges françaises pratiquant le Rite français. Au centre de la vie maçonnique au XIXe siècle à Maurice, les rites, les rituels et les outils symboliques donnèrent une dimension universelle à la franc-maçonnerie, indépendamment des nationalités et des profils. N’ayant pas la même religion que les Français de la colonie mauricienne, par exemple, les colons britanniques ne pouvaient se réunir à l’église catholique. Le seul autre lieu de mixité, hormis les lieux de divertissements (tels que les soirées mondaines et le théâtre) fut le temple maçonnique. Le rite et rituel, dans ce cas-là, étaient des bases de lecture communes avec un caractère universel. Ils liaient des hommes différents qui comprenaient la même littérature malgré les nuances. Quelques années plus tard, lors de l’installation du Rite Ecossais Ancien et Accepté à la Loge La Paix, en 1832, les visiteurs britanniques et français de plusieurs loges travaillant à ce rite furent présents et le vénérable Maure en profita pour exprimer le fait que les morceaux d’architecture de la loge « (…) contenait tout ce qui peut instruire de jeunes [Maçons], stimuler ceux dont le zèle se reffroidit (sic) et encourager les plus assidus aux Travaux»886. Par ailleurs, la devise de la bannière de la loge La Triple Espérance, « Foi, espérance, charité »887, prolongeait les valeurs communes.

Les valeurs universelles de la maçonnerie, malgré les différences de religions et de rites, furent promues plusieurs fois par les maçons mauriciens au cours du XIXe siècle. Ces bases communes procuraient des lieux de fraternité malgré les tensions locales et encourageaient les maçons à venir en loge. Descroizilles fit état en 1864 des valeurs de l’institution maçonnique et du fait que la « la bannière maçonnique abrite la conviction et la

883 Jean-Michel Ducomte, De l’identité maçonnique [Editions Véga, 2011] p.85.

884

Cécile Révauger, Noirs et francs-maçons [Editions maçonniques de France, 1999] p.7.

885Ibid., p.7.

886

FM 2 (579). La Paix. Dossier 1. Correspondance 1790-1850. Planche tracée dans la séance du 5ème jour du 2ème mois 5830. 7pp.p.5-6.

887A.J Tennant, « Discours prononcé par le F. Orat. En Ex. le 10ème jour du 4ème mois de l’an de la V.L. 5864 ».

169 bonne foi, sous quelque forme qu’elles existent »888

. De plus, la déclaration de principes que devaient signer les membres de la loge L’Amitié du Suprême Conseil de France, créée dans le dernier quart du XIXe siècle, donna une vision globale de cet universalisme qui pouvait encore être perpétué malgré les tensions entres les loges des différentes obédiences dans la colonie : « La Franc-Maçonnerie est ouverte aux hommes de toute nationalité, de toute race, de toute croyance»889. Pourtant, malgré ces professions d’une foi maçonnique commune, qui maintenaient les maçons dans les loges de traditions européennes, la maçonnerie mauricienne vécut des conflits que ce partage des valeurs universelles ne put surmonter.

1.2. Les réseaux de fraternité dans un autre espace-temps :

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