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Accorder une personnalité juridique à l’IA : une solution risquée à l’utilité contestable

1. L ES CREATIONS REALISEES PAR LE BIAIS D ’UNE INTELLIGENCE

1.1 Un défaut des éléments qualificatifs de l’œuvre fermant la porte du droit d’auteur ?

1.1.4 Accorder une personnalité juridique à l’IA : une solution risquée à l’utilité contestable

Comme le disait très justement Grégoire Loiseau : « Gardons le sens des catégories juridiques, celle des personnes comme celles des choses, qui ne sont pas modulables au gré des projections irrationnelles d’esprits prétendument avant-gardistes. »118

En effet, de sérieux obstacles s’opposent à la consécration d’une personnalité juridique à un logiciel d’intelligence artificielle, dont l’étude dépasserait largement le cadre de ce travail. Cette proposition résulte davantage de spéculations partiales que d’un raisonnement juridique. Comme le disait Philippe Veber, « Vouloir donner des droits à un petit animal robotisé au même titre qu’une personne physique procède d’une vision subjective. Cette conception reste ancrée dans l’affectif, car elle montre, suggère et revendique la proximité humaine, pour mieux susciter une approche émotionnelle. »119 Par ailleurs, il semble prématuré de vouloir enfermer, au niveau européen, les innovations technologiques relatives à l’intelligence artificielle dans un cadre aussi restreint. Comme le relèvent les professeurs Bensamoun et Loiseau :

L’intelligence artificielle générale, qui serait comparable aux capacités généralistes de l’esprit humain, n’existe pas. Qu’il soit probabiliste ou déterministe, l’objet intelligent se limite à une mono-activité (…). D’autre part, l’autonomie du robot est elle-même relative, car, sans préjuger du développement des capacités d’auto-apprentissage, il n’y a pas d’intentionnalité dans son action. Le robot personne, pétri d’anthropomorphisme, relève tout au plus du

118 Grégoire Loiseau, « Des robots et des hommes » [2015] D. 2369.

119 Philippe Veber, « Les robots et les hommes naîtront-ils et demeureront-ils libres et égaux en droits ?? »

méta-droit.120

Tout d’abord, accorder une personnalité juridique aux « robots autonomes intelligents », conformément à ce qui est évoqué par le Parlement européen,121 n’aurait tout simplement pas de sens. En effet, si l’on reprend les critères énoncés dans la proposition du Parlement, celui- ci conditionne la qualification de robot à cinq conditions : « acquisition d’autonomie grâce à̀ des capteurs et/ou à l’échange de données avec l’environnement (interconnectivité) et à l’échange et l’analyse de ces données ; capacité d’auto-apprentissage à travers l’expérience et les interactions (critère facultatif) ; existence d’une enveloppe physique, même réduite ; capacité d’adaptation de son comportement et de ses actes à son environnement ; non vivant au sens biologique du terme ». Or, l’acquisition d’autonomie, la capacité d’apprentissage et la capacité d’adaptation sont des critères relativement similaires, reposant sur la technologie du machine learning. Le Parlement aurait pu faire l’économie de ces trois critères, et adopter un formulation plus concise et plus juste sur un plan technique. D’ailleurs, comme le précisent les professeurs Bensamoun et Loiseau : « Le plus important, dans une approche juridique, est d’en faire une notion-cadre, volontairement flexible, dont le plus petit dénominateur commun serait la capacité cognitive en vue d’atteindre des objectifs de manière autonome (cette définition, volontairement large, s’applique à l’intelligence artificielle y compris lorsqu’elle est incorporée à un robot dit « intelligent »122). »

De plus, restreindre le champ d’étude aux robots dotés d’une enveloppe physique revient à exclure une grande majorité de robots, les robots « virtuels », qui ont un rôle tout aussi important à jouer dans la société de demain. En effet, le Parlement européen craint «  qu’à long terme, la tendance actuelle au développement de machines intelligentes et autonomes, dotées de la capacité d’apprendre et de prendre des décisions de manière indépendante, ne procure pas seulement des avantages économiques, mais également de multiples

120 Alexandra Bensamoun et Grégoire Loiseau, « L’intégration de l’intelligence artificielle dans l’ordre

juridique en droit commun : questions de temps » [2017] D. 239.

121 Règles de droit civil sur la robotique. Résolution du Parlement européen du 16 février 2017 contenant des

recommandations à la Commission concernant des règles de droit civil sur la robotique (2015/2103(INL), supra, note 106.

préoccupations quant à leurs effets directs et indirects sur la société dans son ensemble »123. Or, ces mutations sont d’ores et déjà visibles et sont bien souvent le fait de robots virtuels. Pour ne citer que lui, le robot Watson d’IBM connaît déjà des applications multiples99, il intervient lors de processus décisionnels en termes de planification financière124, il aide à développer des plans de traitements pour des patients atteints du cancer, il est capable de distinguer des profils génétiques susceptibles de réagir positivement à certains médicaments, il joue le rôle d’un agent de voyage personnel125 et a collaboré avec des artistes tels qu’Alex Da Kid pour l’élaboration de morceaux de musique126. Ainsi, le bouleversement attendu ne viendra pas uniquement — tant s’en faut — des robots physiques, et exclure de la discussion les robots virtuels conduirait à occulter une grande partie des questions qui préoccupent aujourd’hui les chercheurs.

Cette nuance précisée, les obstacles à l’accès des robots (virtuels ou physiques) à une personnalité juridique restent les mêmes. Tout d’abord, cette solution reviendrait à créer une troisième catégorie, au croisement de la summa divisio entre les choses et les personnes127, avec le risque également d’instaurer une forme de hiérarchisation parmi les choses, génératrice d’insécurité juridique : où placer la frontière entre les choses intelligentes et celles qui ne le sont pas ? Le degré et la nature de « l’intelligence » de ces programmes étant très variables, en effet, celle-ci dépend uniquement du logiciel d’IA et de son degré de perfectionnement. À partir de quel moment pourra-t-on considérer qu’un programme est assez intelligent pour recevoir une personnalité ? De plus, la recommandation du parlement

123 Règles de droit civil sur la robotique. Résolution du Parlement européen du 16 février 2017 contenant des

recommandations à la Commission concernant des règles de droit civil sur la robotique (2015/2103(INL)), supra, note 106. Cons. G.

124 « Watson Analytics », en ligne : Watson Analytics <https://www.ibm.com/watson-analytics> (consulté le 9

juin 2017).

125 Ryan1 Abbott 2, « I Think, Therefore I Invent: Creative Computers and the Future of Patent Law » (2016)

57:4 Boston Coll Law Rev 1079‑1126. P.1091. « Watson is now assisting with financial planning, helping

clinicians to develop treatment plans for cancer patients, identifying potential research study participants, distinguishing genetic profiles that might respond well to certain drugs, and acting as a personal travel concierge. »

126 « Listen to “Not Easy”, the new collaboration by AlexDaKid + IBM Watson. #CognitiveMusic » (10 octobre

2016), en ligne : IBM Watson Music <http://www.ibm.com/watson/music.> (consulté le 9 juin 2017).

127 Une division restée inchangée depuis les Institutes de Gaïus, et reprise dans le Code civil : « livre premier :

des personnes » et « livre deuxième : des biens et des différentes modifications de la propriété ». Léo Domenget Gaius, Institutes de Gaïus: contenant le texte et la traduction en regard, avec le ..., A Marescq ainé, 1866, en ligne : <http://archive.org/details/institutesdegau00domegoog>. P. 9-10, C. 1, §8 : « tout le droit se rapporte

précitée envisage d’instituer un « système européen général d’immatriculation des robots avancés »128, mais le même problème se pose ici : à partir de quand un robot sera-t-il suffisamment avancé pour devoir être soumis à cette immatriculation ? Hormis le test de Turing, il n’existe pas de critère permettant de départager avec précision un programme intelligent d’un autre, d’autant plus que l’intelligence de ces logiciels se manifeste de façons très différentes, en fonction de leur domaine d’application.

Ensuite, accorder une personnalité juridique à l’IA comprend de grands risques sur le plan du droit de la responsabilité : en effet, si l’IA est susceptible de se voir conférer des droits et des obligations, sa responsabilité pourrait alors également être engagée, avec le risque de décharger ainsi ses concepteurs et utilisateurs de la leur. Cet argument est soutenu par de nombreux détracteurs de la reconnaissance d’une personnalité juridique aux robots intelligents, tels que l’avocat Georgie Courtois : « La création d’une telle personnalité ne semble pas nécessaire à la mise en œuvre d’un système de responsabilité et pourrait déresponsabiliser les propriétaires en raison de l’existence d’un écran juridique à l’engagement de leur responsabilité. »129

De plus, cette construction ne se justifie pas, en ce qu’elle n’est pas utile. Le droit positif comporte, de façon latente, de nombreuses solutions qui permettent de faire face à ces questions, sans qu’il soit besoin d’introduire une nouvelle catégorie. Il faudra certes envisager des questions de responsabilité (ou de titularité des droits dans le présent cas) d’un genre nouveau, mais la réponse à celles-ci ne nécessite sans doute pas de bouleversements aussi radicaux.

Enfin, il faut garder à l’esprit qu’une IA n’est pas unique, et peut être simplement constituée d’un logiciel pouvant être installé sur autant de machines qu’on le souhaite : à qui accorder la personnalité dans ce cas-là ? Si un même logiciel est installé sur plusieurs machines, faudra-t-il considérer que la personnalité réside dans le logiciel, et que les différentes

128 Règles de droit civil sur la robotique Résolution du Parlement européen du 16 février 2017 contenant des

recommandations à la Commission concernant des règles de droit civil sur la robotique (2015/2103(INL)), supra, note 106. Point 2.

machines qui l’exécutent ne sont que ses démembrements, ou bien faudra-t-il accorder une personnalité juridique à chaque robot sur lequel le logiciel a été installé ? Par ailleurs, des développeurs travaillent en permanence afin de rendre plus intelligents les programmes et mettent au point des versions sans cesse élaborées de ceux-ci. Si l’on venait à leur accorder une personnalité juridique, que faire lorsque, au gré des versions successives, le programme subit des mutations qui l’éloignent considérablement de sa version d’origine ? Devra-t-on considérer qu’il s’agit de la même « personne », ou bien faudra-t-il multiplier le nombre de personnes créées ?

Par ailleurs, quand bien même cette personnalité juridique serait accordée aux robots intelligents (qu’ils soient physiques ou virtuels), rien ne permet de penser qu’elle s’accompagnerait d’une reconnaissance de la titularité ab initio des droits sur les créations qu’ils génèrent. Cette personnalité resterait une fiction, de la même façon que celle de la personne morale. Or, si celle-ci a tenté de nombreuses fois de se voir conférer une titularité de droits d’auteur ab initio, elle se heurte au rejet de la Cour de cassation qui la lui refuse. Réitérant constamment un principe aujourd’hui bien établi, la Cour affirme en effet qu’une « personne morale ne peut être investie à titre originaire des droits de l’auteur que dans le cas où une œuvre collective, créée à son initiative, est divulguée sous son nom »130. Ainsi, rien ne laisse penser que les juges, détenteurs d’un pouvoir souverain d’appréciation des critères de l’originalité, seraient plus enclins à accorder cette qualité d’auteur-créateur à un robot qu’à une personne morale.

Pour revenir à la problématique de la création d’œuvres d’art par des logiciels intelligents, il semble donc que recourir à la fiction de la personne juridique pour attribuer un auteur à ces œuvres « orphelines » ne soit pas une solution viable, en raison de toutes les problématiques juridiques qu’elle soulève. Si l’on se fonde sur des considérations plus philosophiques, on

130 Cass. civ. 1re, 17 mars 1982, no 80-14.838, JCP 1983. II. 20054, note Plaisant, D. 1983, IR 89, obs. Colombet,

RTD com. 1982. 428, obs. Françon ; Cass. com. 5 nov. 1985, no 83-15.017, Bull. civ. IV, no 261, RIDA, oct. 1986. 140 ; Cass. civ. 1re, 19 févr. 1991, no 89-14.402, Bull. civ. I, no 67, D. 1991, IR 75, RDPI 1991. 93, JCP 1991. IV. 149 ; 6 juin 1991, Juris-Data, no 022878 ; Cass. civ. 1re, 15 janvier 2015, n° 13-23.566, publié au

bulletin, ECLI:FR:CCASS:2015:C100034, D. 2015. 206 ; Propr. ind. 2015, n° 3, comm. 25, N. Brouche ; Expertises mars 2015, n° 400, p. 111, B. Lamon ; CCE mars 2015, comm. 19, p. 28, C. Caron ; RLDI févr. 2015, n° 112, L. Costes.

pourrait également considérer que l’absence d’intention créatrice de l’IA pourrait constituer un argument supplémentaire au rejet de la qualification d’œuvre. La notion d’intention est parfois prise en compte à titre d’indice pour accorder le caractère d’œuvre à certaines créations131. Or ici, l’intention créatrice de l’IA est purement absente : le programme crée parce que c’est ce pour quoi il a été programmé mais il est totalement dénué de volonté propre ou de libre arbitre et donc d’intention de créer. Le critère de l’intention, s’il était pris en compte ici, pourrait servir d’indice afin de singulariser les créations méritant le titre d’œuvre. Par ailleurs, si l’on se place du point de vue du « destinataire » d’une œuvre d’art, le public en contemplation duquel elle a été conçue : une communication s’opère entre lui et l’auteur par l’intermédiaire de l’œuvre. L’auteur crée, dans la plupart des cas, pour transmettre un message à un public. Comme l’a dit Marcel Duchamp en 1957 : « L’acte créatif n’est pas réalisé par l’artiste seul ; le spectateur (…) apporte sa contribution à l’acte créatif. »132 L’art a toujours été un puissant vecteur d’idées, de pensées, une source de réflexion dans laquelle puise son public. Or, les créations générées par une IA sont nécessairement dépourvues de tout message artistique. Le robot « produit » des créations de façon purement automatique, sans intention ni sans message à transmettre. Qualifier d’œuvres de telles productions sans en avertir le public auquel on les présente ne reviendrait-il pas à lui mentir ? A ce propos, le philosophe Anthony O’Hear affirme que, quel que soit le degré de sophistication ou d’indépendance des machines, celles-ci ne peuvent générer de l’art, parce que l’art, dans le plein sens du terme, est fondé sur l’expérience humaine et nécessite une communication entre l’artiste et son audience, tirée de cette expérience partagée. Les créations générées par ordinateur qui imitent cette communication ne sont que des parasites. Ils tirent leur signification d'une analyse des objets d'art existants, et non directement de l'expérience humaine.133 N’y aurait-il pas une forme de tromperie à confronter un public à une création,

131 Notamment par l’administration fiscale : « Ne peuvent être considérées comme des œuvres d’art susceptibles

de bénéficier du taux réduit de la TVA que les photographies qui portent témoignage d’une intention créatrice manifeste de la part de leur auteur » Instr., 3 C-3-03, 25 juin 2003. L’intention artistique est une notion utilisée

de longue date par la jurisprudence du Conseil d’État afin, parmi les productions d’artisans, de distinguer celles qui sont des œuvres d’art originales de celles qui ne sont que des productions utilitaires : CE, 4 déc. 1989, 7º et 8º et s., nº 90-993, Girardeau, Rec. Lebon. Cité dans : Jean-Louis Bilon, « Une stimulation fiscale à la création plastique » [2006] 20 RLDI.

132 Frieder Nake, « Algorithmic Art » (2014) 47:2 Leonardo 108 : « The creative act is not performed by the

artist alone; the spectator . . . adds his contribution to the creative act. »

133 McCormack et al, supra, note 24 : « Philosophers such as Anthony O’Hear have argued that, no matter how

sophisticated or independent, machines cannot originate art, because art “in the full sense is based in human experience” and requires a communication between artist and audience drawn from that shared

sans l’informer de son origine robotique (et donc de la valeur artistique d’une nature différente de celle-ci) ? Il n’est pas impossible de concevoir que l’on réfère à ces créations comme à des « œuvres robotiques », mais l’information du public semble toutefois être une composante qu’il ne faut pas délaisser.

Il apparaît des développements précédents que, si l’on se fonde sur la notion d’œuvre telle qu’elle est traditionnellement envisagée en droit d’auteur, il sera difficile d’y faire entrer les créations générées par une intelligence artificielle, le critère d’originalité qui se traduit par l’empreinte de la personnalité de l’auteur n’étant pas rempli. Toutefois, le droit a su, quand il l’estimait nécessaire, manier cette notion afin de faire entrer dans le champ de la protection du droit d’auteur des créations qui n’y avaient pas leur place a priori. Ainsi, il pourrait être envisageable d’interpréter différemment la notion d’originalité et de prendre exemple sur le droit anglo-saxon afin d’envisager si celui-ci pourrait, en fonction de ses critères propres, permettre la qualification.

experience. Computer works that mimic this communication are only parasitically meaningful; they derive their meaning from an analysis of existing art objects, not directly from human experience. »

1.2

La notion d’œuvre, décelable dans l’acte matériel de

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