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La protection par le droit d'auteur des créations générées par intelligence artificielle

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Academic year: 2021

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La protection par le droit d’auteur des créations

générées par intelligence artificielle

Mémoire

Maîtrise en droit

Claudia Gestin-Vilion

Université Laval

Québec, Canada

Maître en droit (LL.M.)

et

Université Paris-Saclay

Sceaux, France

Master 2 (M2)

© Claudia Gestin-Vilion, 2017

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R

ESUME

À l’heure où les formes de création connaissent une diversification croissante, la question de leur protection par le droit d’auteur pose de plus en plus de questions. Tout particulièrement, l’émergence des robots intelligents, et leurs débuts dans le milieu de la création artistique tendent à brouiller considérablement la frontière entre les créations humaines assistées par un ordinateur, et les créations véritablement générées par la machine. Dans ce contexte, il devient nécessaire de se poser la question de savoir si les créations générées par une intelligence artificielle peuvent, ou non, recevoir la protection que le droit d’auteur accorde par principe aux œuvres de l’esprit. La spécificité de ces nouveaux modes de création pose tout particulièrement la question de savoir quelles prérogatives pourraient être attachées aux produits créatifs générés par une intelligence artificielle, et qui pourraient en être les titulaires.

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T

ABLE DES MATIERES

Résumé III

Table des matières IV

Remerciements VI

Introduction 1

1. Les creations realisees par le biais d’une intelligence artificielle, susceptibles de

recevoir la qualification d’œuvres ? 19

1.1 Un défaut des éléments qualificatifs de l’œuvre fermant la porte du droit

d’auteur ? 19

1.1.1 Définition de l’œuvre de l’esprit 19

1.1.2 L’absence d’auteur-créateur, rendant vaine toute recherche d’originalité ? 25 1.1.3 La reconnaissance d’une personnalité juridique à l’intelligence artificielle, palliatif à

l’absence d’auteur personne physique ? 29

1.1.4 Accorder une personnalité juridique à l’IA : une solution risquée à l’utilité

contestable 33

1.2 La notion d’œuvre, décelable dans l’acte matériel de création à traversl’intention de

l’humain derrière la machine ? 40

1.2.1 La résurgence des questions relatives aux œuvres photographiques 40 1.2.2 L’intention créatrice de l’humain à l’origine de l’œuvre, désireux de se prévaloir de

la qualité d’auteur 44

1.2.3 Une objectivation de la notion d’originalité, la rendant accessible aux créations

générées par un ordinateur ? 48

1.2.4 L’exemple Common law-iste d’une empreinte de la personnalité en retrait, au profit

d’un critère de l’effort 51

2. La complexe determination des droits attaches aux creations generees par une

intelligence artificielle et de leurs titulaires 58

2.1 La titularité des droits attachés à l’œuvre réalisée par une intelligenceartificielle 58 2.1.1 Le créateur, personne physique titulaire ab initio des droits d’auteur 59 2.1.2 Une titularité des droits au profit de l’utilisateur de l’IA ? 62 2.1.3 Une titularité des droits au profit du programmeur de l’IA ? 67 2.1.4 Une titularité des droits au profit du titulaire de la licence du logiciel de l’IA ? 74 2.2. La nature des droits attachés à l’œuvre réalisée par une intelligenceartificielle 78 2.2.1 La complexe reconnaissance d’un droit moral attaché aux créations générées par

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2.2.2 La reconnaissance de droits patrimoniaux attachés aux créations générées par IA,

plus aisément identifiables 84

2.2.3 Une absence de titulaire en cas d’indiscernabilité de l’empreinte de la personnalité

de l’humain à travers la création de la machine ? 89

Conclusion 92

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R

EMERCIEMENTS

Je souhaite tout d’abord adresser ma plus grande gratitude à Madame Groffe et à Monsieur Azzaria, qui, en tant que directeurs de mémoire, se sont montrés d’une grande écoute et d’une grande disponibilité tout au long de la réalisation de ce travail ; leur expertise et leurs conseils ont été d’une aide précieuse dans la rédaction de ce mémoire.

Je remercie ensuite ma famille et tous ceux qui m’ont conseillée et orientée dans cette recherche, notamment le Master PIFTN dans son ensemble pour son précieux soutien.

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I

NTRODUCTION

A wounded deer leaps highest

A wounded deer leaps highest, I’ve heard the daffodil I’ve heard the flag to-day I’ve heard the hunter tell; ’Tis but the ecstasy of death, And then the brake is almost done,

And sunrise grows so near sunrise grows so near That we can touch the despair and

frenzied hope of all the ages.1

Ces dix vers, au sujet desquels il convient de se poser la question de savoir s’ils constituent un poème, sont en tout état de cause un véritable exploit technologique : confrontée à la question de savoir si ce texte avait été écrit par un humain ou par un robot, la majorité des personnes interrogées2 a cru qu’il s’agissait de l’œuvre d’un poète de chair et d’os, quand il a en fait été réalisé par le robot-poète du chercheur Raymond Kurzwell3. Cette illustration vient s’ajouter à la liste déjà conséquente des exemples d’immixtions des robots « ou plutôt de leurs intelligences artificielles »4 (IA) dans la création artistique, qui ne cesse de croître. Celles-ci sont désormais capables de réaliser des « œuvres » rivalisant avec celles des

1 « Additional Poems Written by Ray Kurzweil’s Cybernetic Poet », en ligne :

<http://www.kurzweilcyberart.com/poetry/rkcp_poetry_samples.php> (consulté le 14 mars 2017).

2 61% des personnes interrogées ont cru que ce poème avait été écrit par un humain, d’après une expérience

menée en ligne sur le site « botpoet » : « Leaderboard | bot or not », en ligne : <http://botpoet.com/leaderboard/> (consulté le 27 mars 2017).

3 Ce « robot » est capable de lire et d’analyser des poèmes écrits par un poète humain, et génère ensuite un

modèle de langage propre à cet auteur. C’est à partir de ce modèle que le robot pourra ensuite composer ses propres poèmes, à l’image de celui cité plus haut. « How It Works », en ligne :

<http://www.kurzweilcyberart.com/poetry/rkcp_how_it_works.php> (consulté le 14 mars 2017).

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humains en matière de qualité artistique : ainsi, certaines IA sont capables de rédiger des poèmes, de réaliser des peintures ou des dessins, de composer des morceaux de musique ou d’émettre des avis juridiques, que même un observateur attentif distingue difficilement de ceux réalisés par des personnes physiques. D’ailleurs, AIVA, un compositeur virtuel créé en février 2016, et spécialisé dans la composition de musique classique et symphonique, a été le premier à être reconnu comme compositeur auprès de la SACEM et a pu enregistrer de nombreuses créations musicales5 auprès de la société de gestion collective de droits.

Le terme « robot », fréquemment employé afin de désigner ces nouveaux acteurs nécessite d’être défini. Polysémique, il renvoie généralement à l’enveloppe mécanique permettant à l’intelligence artificielle d’exécuter les actions prévues dans son programme. Ce sont en effet celui-ci et les algorithmes qui la composent qui sont à l’origine de la création, le robot physique ne servant souvent qu’à la matérialiser. Par ailleurs, si un robot peut être doté d’un logiciel d’intelligence artificielle, il peut également en être dépourvu, et n’agir que comme un simple automate. Enfin, si certains programmes nécessitent le support mécanique d’une machine pour créer, d’autres peuvent parfaitement s’en passer, et le résultat de leur activité sera alors une production dématérialisée, telle que le poème cité plus haut ou une composition musicale numérique. Ainsi, afin d’écarter toute confusion, une distinction sera faite entre le robot matériel et le robot virtuel. Il pourra également être fait référence à l’intelligence artificielle (IA), au programme, au logiciel, au système ou à l’algorithme : tous renvoient au responsable technique des opérations générant un résultat créatif6. En tout état de cause, seuls les robots dits « intelligents » seront envisagés dans le cadre de ce sujet : en effet, un robot qui ne serait qu’un automate au service d’un créateur personne physique ne susciterait pas de polémique et serait simplement considéré, au sens du droit d’auteur, comme un outil. « Le facteur singulier ne réside pas ici dans l’accomplissement d’actions par un robot, mais par le développement de son autonomie. »7

5 « Résultats de recherche - La Sacem », en ligne :

<https://repertoire.sacem.fr/resultats?filters=parties&query=AIVA#searchBtn> (consulté le 30 juin 2017).

6 Un système est décrit au moyen d’un algorithme, codé dans un langage de programmation (C, C++, Lisp,

Fortran…), et l’implémentation de cet algorithme dans un ordinateur résultera en ce que l’on appelle un « programme », un « logiciel » ou une « application ».

7 Adrien Bonnet, mémoire de recherche : La Responsabilité du fait de l’intelligence artificielle - Réflexion sur

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L’expression « intelligence artificielle » est apparue en 1956 avec le premier logiciel conçu pour imiter le raisonnement humain8. Il englobe une variété considérable de programmes et reçoit à peu près autant de définitions, aucun consensus n’ayant été trouvé au sein de la communauté scientifique9. Il est composé des mots « intelligence » et « artificielle » mais ne se conçoit pas comme la simple agrégation de ces deux termes. Le professeur Marvin Lee Minsky, considéré par beaucoup comme l’un des pionniers de l’intelligence artificielle10, en donne la définition suivante : « la construction de programmes informatiques qui s’adonnent à des tâches qui sont, pour l’instant, accomplies de façon plus satisfaisante par des êtres humains, car elles demandent des processus mentaux de haut niveau tels que : l’apprentissage perceptuel, l’organisation de la mémoire et le raisonnement critique »11. Les autres définitions de l’intelligence artificielle s’avèrent plutôt proches de celle donnée par Minsky12, à l’exception de l’aspect ou de la forme de l’intelligence que l’on cherchera à reproduire de façon artificielle. Pour certains, il s’agira de se rapprocher au plus de l’intelligence humaine, pour d’autres, de tendre vers un modèle idéal d’intelligence : la rationalité, qui ne s’en rapproche pas nécessairement13.

Le Parlement européen, quant à lui, a adopté une résolution contenant des recommandations à la Commission concernant des règles de droit civil sur la robotique. Si ce texte ne propose pas de définition de l’IA, il suggère à la Commission d’opérer ce travail de qualification et

8 Le terme est apparu avec le programme « logic theorist » conçu par Allen Newell, Herbert A. Simon et Cliff

Shaw. Bien que des programmes précédents (tels que des algorithmes permettant de résoudre un jeu d’échecs) auraient pu recevoir la qualification d’intelligence artificielle, c’est celui-ci qui a été considéré comme le véritable premier programme intelligent. V. Dominique Pastre, « l’intelligence artificielle définition, généralités, historique, domaines » [2000], en ligne : <http://www.math-info.univ-paris5.fr/~pastre/IA.pdf> (consulté le 16 mars 2017).

9 Stephen P Stich et Martin D Ringle, « Philosophical Perspectives in Artificial Intelligence. » (1983) 92:2

Philos Rev 280, DOI :10.2307/2184941 : « Given the lack of agreement in the field, AI is best considered to encompass AT technology, AI simulation, AI modelling and AI theory. » Cité par : Marshall S Willick,

« Artificial intelligence: Some legal approaches and implications » (1983) 4:2 AI Mag 5.

10 Aux côtés notamment de Dean Edmonds, grâce à la création en 1951 du premier réseau neuronal artificiel, et

de John McCarthy.

11 Définition communément reprise mais dont la référence reste introuvable.

12 « Artificial intelligence (…) can be defined as the capability of a device to perform functions that are normally

associated with human intelligence, such as reasoning, learning and self-improvement » Martin H Weik,

« Standard dictionary of computers and information processing » dans Standard dictionary of computers and

information processing, Rev. 2d ed, Rochelle Park, NJ, Hayden Book Co, 1977, 192.

13 Stuart J Russell et Peter Norvig, Artificial intelligence: a modern approach, 2nd ed, coll Prentice Hall series

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de définir aussi bien les robots intelligents que ses sous-catégories en tenant compte des « caractéristiques suivantes des robots intelligents :

– acquisition d’autonomie grâce à̀ des capteurs et/ou à l’échange de données avec l’environnement (inter connectivité́) et à l’échange et l’analyse de ces données ;

– capacité d’auto-apprentissage à travers l’expérience et les interactions (critère facultatif) ;

– existence d’une enveloppe physique, même réduite ;

– capacité d’adaptation de son comportement et de ses actes à son environnement ; – non vivant au sens biologique du terme. »

Bien entendu, l’intelligence artificielle n’a pas fait son entrée en droit uniquement par la porte du droit d’auteur, et ses incidences sont perceptibles dans différents domaines juridiques depuis plusieurs années déjà : en matière de droit de la responsabilité, la Royal Bank of Scotland (RBS) a, par exemple, investi dans un robot pour conseiller directement les clients14. Dans une telle hypothèse, sur qui les obligations de bonne foi lors de la négociation et de conseil du banquier doivent-elles peser ? L’impact des technologies numériques en matière de droit du travail est lui aussi déjà très net dans le monde de la presse où des journalistes chargés de rédiger des dépêches financières ont déjà été remplacés par des algorithmes15. Enfin, il est à prévoir que les robots puissent également s’immiscer en droit des personnes et de la famille, puisque certains auteurs ont déjà évoqué la possibilité d’« épouser une femme robot16 », des androïdes faisant déjà office de compagnons de vie17.

Toutefois, si l’apparition de ces logiciels d’intelligence artificielle fait émerger de nombreux problèmes juridiques, les questions soulevées en droit de la propriété intellectuelle se posent avec une particulière acuité. En effet, la matière littéraire et artistique est le seul domaine pour l’instant où l’on a pu considérer que le test de Turing avait — en quelque sorte — été

14 Sirinelli, supra, note 4.

15 Audrey Lebois, « Oeuvre de presse - Quelle protection juridique pour les créations des robots journalistes ? »

(2015) 1 CCE Étude 2.

16 Xavier Labbée, « Épouser une femme robot » [2014] 352 Gaz Palais 5.

17 Voir entre autres les robots humanoïdes : Nao, Pepper et Romeo de Softbanks Robotics ou les robots

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passé avec succès18 : c’est-à-dire qu’un humain, face à une création réalisée par une intelligence artificielle, peut penser être en présence d’une œuvre réalisée par un de ses pairs19. L’exemple a été donné plus haut de poèmes réalisés par une IA qui ont trompé la plupart des personnes interrogées. Les portraits ou peintures réalisés par des robots intelligents sont aujourd’hui pour la plupart indiscernables des œuvres réalisées par des humains20. Enfin, une IA du nom de « Benjamin » a rédigé intégralement le script d’un court métrage21, assez cohérent pour être ensuite interprété par des acteurs de cinéma. Si ce test est critiqué par une partie de la communauté scientifique, il demeure une référence pour mesurer le niveau d’intelligence (au sens « humain22 » du terme) atteint par des programmes informatiques. C’est la raison pour laquelle le vaste sujet de l’entrée dans le domaine du droit des programmes intelligents sera traité ici sous l’angle de leurs incidences en droit d’auteur.

Ainsi, les robots intelligents envisagés le seront selon une acception plus large que celle proposée par le Parlement européen qui intégrera les robots virtuels. Circonscrire l’analyse aux seuls robots dotés d’une « enveloppe physique, même réduite », conduit à exclure une grande partie des logiciels créatifs, qui génèrent des morceaux de musique, des poèmes et tout autre type d’œuvre immatérielle, sans l’intervention d’un robot au sens mécanique. Sauf à considérer que l’enveloppe physique contenant l’IA pourrait être l’ordinateur sur lequel elle s’exécute, mais cette précision paraîtrait quelque peu superflue, dans la mesure où tous les programmes ou algorithmes, quels qu’ils soient, nécessitent un ordinateur afin de fonctionner. Ainsi, il sera préféré la définition de l’IA donnée par l’Organisation

18 « Turing Test: Passed, using computer-generated poetry | Raspberry PI AI », en ligne :

<https://rpiai.wordpress.com/2015/01/24/turing-test-passed-using-computer-generated-poetry/> (consulté le 15 mars 2017).

19 Le test de Turing consiste en réalité à mesurer l’intelligence d’une machine en faisant dialoguer celle-ci avec

un humain par ordinateur. Si l’humain ne se rend pas compte qu’il est face à une intelligence artificielle, le test de Turing est considéré comme réussi. V. Alan M Turing, « Computing machinery and intelligence » (1950) 59:236 Mind 433–460. A ce jour, hormis un résultat très controversé en 2014, aucune machine n’a encore réussi ce test. Turing n’avait pas envisagé à l’époque de confronter des humains à des œuvres émanant de robots, mais il est fait référence aujourd’hui au test de Turing de façon courante lorsqu’il s’agit de mesurer l’intelligence artificielle en la comparant à l’intelligence humaine. V. Martin Untersinger, « Réussite contestée d’un ordinateur au légendaire test de Turing », Le Monde.fr (9 juin 2014), en ligne : Le Monde.fr

<http://www.lemonde.fr/sciences/article/2014/06/09/un-ordinateur-reussit-le-legendaire-test-de-turing_4434781_1650684.html> (consulté le 15 mars 2017).

20 A titre d’exemple, voir les peintures du robot eDavid.

21 Voir le script du court métrage « Sunspring » réalisé dans le cadre du festival britannique « Sci-Fi London ». 22 C’est-à-dire que l’on cherche ici à reproduire artificiellement le fonctionnement du cerveau humain.

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Internationale de Normalisation (norme ISO)23 : « capacité d’une unité fonctionnelle à exécuter des fonctions généralement associées à l’intelligence humaine telles que le raisonnement et l’apprentissage ». Cette dénomination permet d’appréhender les robots physiques sans exclure les programmes qui seront étudiés ici, à savoir ceux qui ont été conçus par des humains afin d’exercer une activité créatrice nécessitant l’exercice de fonctions cognitives.

La communauté scientifique s’accorde sans trop de mal pour distinguer deux sous-catégories d’IA, familièrement qualifiées d’IA « faibles » et « fortes ». Ces deux sous-catégories se subdivisant elles-mêmes en deux types d’IA différents, en fonction de leur degré d’autonomie. Parmi les IA faibles, les plus basiques sont les reactive machines. Ce type d’IA est à l’origine d’actions nécessitant d’effectuer des choix, mais il n’est pas capable de prendre appui sur des expériences passées pour instruire des décisions futures. Ces machines n’ont pas d’interaction avec leur environnement et, ainsi, si elles ne bénéficient pas de mise à jour, elles réagissent toujours de la même façon face à un scénario identique. En matière de création artistique, un exemple de reactive machine serait le robot eDavid. Celui-ci est constitué d’un bras robotisé dirigé par un logiciel, qui lui permet de reproduire une image sur une toile. Au cours du processus, le robot va ajuster l’épaisseur du trait, les couleurs et les contrastes pour générer une peinture reproduisant le plus fidèlement possible l’image qui l’a inspiré, mais il ne « s’améliorera » pas au fur et à mesure qu’il peindra. Ses expériences passées n’influeront pas sur son mode de création futur et, s’il est confronté plusieurs fois à un même sujet, le résultat généré sera toujours identique, la seule façon de l’améliorer étant de modifier son code ou sa structure. Ensuite, le second type d’IA dite « faible » est constitué des machines ayant une limited memory. À la différence des premières, elles emmagasinent des expériences passées qui influent sur leurs décisions futures. Un exemple de ce type de programme serait le logiciel Deepdream de Google qui, par des modifications successives, transforme une image donnée afin de lui donner un aspect surréaliste, éventuellement jusqu’à rendre l’image première méconnaissable. L’algorithme de ce programme se développe en

23 ISO/IEC 2382:2015, ICS : 01.040.35 Technologies de l'information (Vocabulaires) 35.020 Technologie de

l'information (TI) en général. : « Capability of a functional unit to perform functions that are generally associated with human intelligence such as reasoning and learning. »

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fonction des images qui lui sont données à transformer24. Ensuite, les deux types d’IA dites IA « fortes » sont celles de la « theory of mind », et celles dotées de « self-awareness » (ou dotés d’une « conscience » propre). C’est ici que se dessine la frontière entre les logiciels d’IA d’aujourd’hui et ceux de demain. Les prémices des programmes dotés d’une theory of mind commencent à apparaître : il s’agit de logiciels capables de construire une représentation du monde, et des éléments qui le constituent, par leurs fonctions d’apprentissage. Quant aux logiciels disposant de « self-awareness », ils sont loin d’exister ; en effet, pour que leur conception soit possible, il faudrait tout d’abord que l’on soit capable d’expliquer le fonctionnement de la conscience et, ensuite, que l’on parvienne à la modéliser.

Les artistes se sont rapidement saisis des avancées technologiques et, comme le soulignent certains d’entre eux : « À mesure que les ordinateurs se sont développés, nous avons vu notre relation avec eux évoluer et le rôle de l'ordinateur passer de celui d'un « outil » sous le contrôle direct de l'artiste à celui d'un collaborateur ou d'un partenaire créatif et, potentiellement, d'une entité créative autonome. »25 Lors d’une exposition de l’artiste Georg Nees à Stuttgart en février 1965, intitulée « Generative Computergraphik », le mouvement a pris le nom de « generative art ». Considéré comme l’un des fondateurs de ce mouvement, Georg Nees a ensuite rédigé la première thèse de doctorat ayant pour sujet l’art informatique (« computer art ») en lui donnant le même titre que l’exposition. Ainsi, les deux termes ont acquis des sens très proches, et sont souvent utilisés de manière interchangeable26. Il est également fait référence parfois à l’« art de la programmation » ou « art du programme », qui est défini comme : « un art dont le matériau sont les instructions algorithmiques et/ou qui met l’accent sur les concepts culturels des logiciels. »27

24 Morgane Tual, « Le « deep learning », une révolution dans l’intelligence artificielle », Le Monde.fr (24 juillet

2015), en ligne : Le Monde.fr <http://www.lemonde.fr/pixels/article/2015/07/24/comment-le-deep-learning-revolutionne-l-intelligence-artificielle_4695929_4408996.html> (consulté le 30 juin 2017).

25 Jon McCormack et al, « Ten Questions Concerning Generative Computer Art » (2014) 47:2 Leonardo

135‑141. « As computers have developed, we have seen our relationship with them change and the computer’s

role shift from that of a “tool” under the direct control of the artist to that of a collaborator or creative partner and, potentially, an autonomously creative entity. »

26 Margaret A Boden et Ernest A Edmonds, « What is generative art? » (2009) 20:1‑2 Digital Creativity 21‑46. 27 Annick Burreaud, « Art de la programmation et programmation esthétique. (French) » [2002] 283 Art-Press

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Cependant, l’art génératif, s’il se rapporte souvent à l’art créé au moyen d’un ordinateur, peut s’entendre de façon plus large et concerner n’importe quel système réalisant un produit à vocation artistique de manière autonome28. L’artiste et écrivain Philip Galanter en donne une définition communément acceptée aujourd’hui. Ainsi, le terme art génératif « couvre des pratiques artistiques où l’artiste crée un procédé qui agit selon un certain degré d’autonomie pour créer tout ou partie d’une œuvre d’art »29. De la même façon, l’art réalisé au moyen de programmes informatiques s’entend de nombreuses façons et, comme le souligne Annick Bureaud, chercheuse en art et technosciences : « La variété du vocabulaire témoigne de l'intensité et de la richesse des débats et des enjeux : art du code, art du programme (software art), programme artistique (artistic software), art algorithmique, code-based media art (art des médias reposant sur le code, introduit par Anne Nigten), art de la programmation, art numérique. »30 Tous ces termes désignent le sujet qui sera ici traité à savoir : les robots virtuels ou physiques programmés afin de générer des créations artistiques. Le terme « art algorithmique » pourrait également servir à les désigner ; toutefois, son sens est ambigu car il désigne souvent les créations visuelles générées au moyen d’algorithmes, or le sujet ne souhaite exclure aucune forme d’expression artistique.

Cependant, en matière de création artistique, il sera nécessaire de distinguer les différents logiciels d’IA car il serait trop approximatif de chercher à appliquer uniformément un même régime à des logiciels reposant sur des fonctionnements qui peuvent varier considérablement. Une distinction prenant en compte l’origine de ces créations (selon qu’il s’agit d’un assemblage d’œuvres préexistantes ou d’une création totalement nouvelle) et le degré de maîtrise de l’humain sur le processus créatif semble plus justifiée dans l’examen de la question du point de vue du droit d’auteur. Cette précision permet de prendre en compte le critère de l’empreinte de la personnalité de l’auteur, condition nécessaire d’accès au droit.

28 McCormack et al, supra, note 25 : « Generative procedures have a long history in art that predates the

computer by thousands of years. Additionally, much contemporary generative art does not involve digital computers at all. »

29 « Art practices where the artist creates a process that acts with some degree of autonomy to create all or part

of an artwork », Philip Galanter, « What Is Generative Art? Complexity Theory as a Context for Art Theory, » in 6th International Conference, Exhibition and Performances on Generative Art and Design (GA 2003), Milan. Cité par Gordon Monro, « Emergence and Generative Art » (2009) 42:5 Leonardo 476‑477.

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Ainsi, les logiciels d’IA créatifs seront répartis en deux catégories principales, chacune se subdivisant en deux sous-catégories.

La première catégorie de logiciels d’IA que l’on peut identifier correspondrait aux programmes d’art génératif informatique dotés d’une créativité combinatoire31. La première sous-catégorie serait constituée des programmes dotés d’une créativité combinatoire simple. C’est-à-dire qu’ils réalisent des créations après que l’on a intégré un répertoire d’œuvres à leur base de données. Ils effectuent ensuite une sorte de synthèse et génèrent une création dépendante des œuvres préexistantes qu’ils auront intégrées32 en ce sens qu’ils reprennent des extraits parfois assez conséquents pour que les œuvres ou les extraits d’origine soient reconnaissables33 et les assemblent, les mélangent, les réorganisent afin de générer leur création finale : synthèse de tous les éléments intégrés par le programme. Les logiciels de la seconde sous-catégorie sont plus sophistiqués en ce qu’ils reposent également sur une créativité combinatoire, mais couplée à une technologie d’apprentissage machine (ou machine learning). Les programmes de cette catégorie analysent les œuvres de leur base de données afin d’identifier des schémas récurrents et de les reproduire pour générer des créations nouvelles. Les œuvres préexistantes incorporées au logiciel ne se retrouvent pas ici dans la création finale, seuls leur schéma ou leur modèle de conception sont repris par la machine34.

Ensuite, il existe une deuxième catégorie de logiciels qui pourraient être considérés comme

31 McCormack et al, supra, note 25. « Creativity is sometimes categorized into two fundamental types:

combinatorial creativity, in which fixed primitive elements are combined to create new structures, and emergent creativity, where new structures or symbol primitives emerge ex nihilo. »

32 Le logiciel Pentametron, par exemple, compose des pentamètres iambiques (cinq pieds de deux syllabes

chacun dont la seconde est accentuée [dans le système antique, la première syllabe est courte et la deuxième longue, de par la quantité de leurs voyelles respectives]) en assemblant des tweets.

33 La question de savoir si ces programmes enfreignent les droits d’auteur des œuvres premières intégrées à la

base de données de l’IA ne sera pas abordée ici afin de se concentrer sur les droits pouvant ou non être rattachés aux créations générées par le programme. Toutefois, il semblerait que dans la plupart des cas, les fragments repris seraient assez brefs pour bénéficier de l’exception de courte citation prévu par l’article L.122-5 du CPI. (V. l’arrêt Klasen, Cass. civ. 1re, 15 mai 2015, no 13-27.391 P: Dalloz actualité, 2 juin 2015, note Daleau; D. 2015. 1672, note Bensamoun et Sirinelli; RTD com. 2015. 515, note Paullaud-Dulian; JAC 2015, no 26, p. 6, note Treppoz; LEPI juill. 2015, p. 1, obs. Lucas; CCE 2015. Étude 17, Vivant; ibid., no 55, note Caron; Légipresse 2015. III. 474, note Varet; Propr. intell. 2015, no 56, p. 281, note Lucas; ibid., p. 285, note Bruguière).

34 Un exemple serait le logiciel Magenta de Google, qui compose de la musique en reproduisant la structure des

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des programmes dotés d’une créativité émergente35, couplée ou non à une technologie d’apprentissage profond. Ceux-ci sont programmés par un artiste, ou avec l’assistance de celui-ci, afin de générer une œuvre. Ici, le style créatif et les règles inhérentes à une discipline artistique sont traduits en lignes de code informatique et transmis à une machine. Celle-ci génère alors des créations qui ne ressemblent à aucune œuvre préexistante, le robot n’ayant jamais été mis en contact avec d’autres créations. Les robots virtuels appartenant à cette catégorie sont principalement à l’origine d’écrits ou de compositions musicales et les robots physiques constituent en majorité les robots-peintres (ou dessinateurs). Ces programmes peuvent avoir un degré varié d’intelligence en ce qu’ils peuvent être capables de s’améliorer de façon autonome, au fur et à mesure qu’ils produisent des créations, ou alors, ils peuvent aussi générer celles-ci de façon très systématique, sans apprentissage. La distinction réside ici dans la capacité (présente ou absente) d’apprentissage machine de ces programmes. La distinction entre les deux catégories peut être ténue : par exemple, dans celle des robots non-apprenants, l’on classe tous les robots-peintres qui se contentent de reproduire le sujet placé devant eux, de façon systématique36, et dans la deuxième catégorie, l’on pourrait intégrer des robots-peintres qui eux, grâce au machine learning apprennent de leurs créations et s’en inspirent dans leurs « travaux » futurs. Ainsi, les robots de la seconde catégorie se perfectionnent, et s’émancipent de la façon dont ils ont été programmés. Cette distinction est importante lorsque l’on analyse la question du point de vue du droit d’auteur puisque, dans le second cas, l’empreinte de la personnalité du programmeur, si elle peut être distinguée dans la première série de programmes, sera moins marquée dans la seconde.

Les logiciels des deux catégories peuvent également être utilisés afin de générer des créations dans le style d’un artiste préexistant, sans que celui-ci ait donné son accord, en ait été informé ou alors qu’il est introuvable ou décédé37. Pour réaliser de tels logiciels, il faut d’une part y

35 Monro, supra, note 28. « One of the motivations for such a practice is a hope that something interesting and

unforeseen will happen, that more will come out of a system than was put in, that emergence will occur. »

36 À l’image de Paul, robot-dessinateur de l’artiste Patrick Tresset.

37 Par exemple le projet « the next Rembrandt » avait pour but de construire une IA capable de reproduire des

toiles à la manière du grand peintre. Ainsi, programmeurs et historiens de l’art ont travaillé ensemble à son élaboration, et le programme final a ainsi généré un « nouveau » Rembrandt, au moyen d’un algorithme pour la partie logicielle et d’une imprimante 3D pour la réalisation concrète du tableau. De la même façon, le logiciel Flowmachines a composé « Daddy’s car », un nouveau morceau des Beatles, en intégrant les œuvres préalablement réalisées par le groupe, et en « apprenant » ainsi leur style.

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intégrer des œuvres de l’artiste dont on souhaite reproduire le style et d’autre part donner au programme les instructions nécessaires à l’analyse puis à la reproduction de ce style38. Dans la quête de l’originalité des créations ainsi générées, il sera important de se poser la question de savoir si l’on peut déceler à travers celles-ci l’empreinte de la personnalité de l’auteur dont les œuvres ont été intégrées au logiciel39.

Une quatrième catégorie d’œuvres pourrait également être envisagée, qui seraient produites de façon totalement autonome par une IA, c’est-à-dire, sans que celle-ci ait été volontairement mise en contact avec des œuvres préexistantes et sans qu’elle ait été programmée ou sans qu’on lui ait donné l’instruction de créer. Toutefois, cette dernière catégorie relève pour l’instant de la fiction, et l’état actuel de la technique ne prévoit pas la réalisation prochaine de logiciels disposant d’un tel niveau d’autonomie.

Les créations envisagées par la suite le sont donc dans l’acception de « réalisation » et non comme des œuvres de l’esprit au sens de la loi française. Il conviendra de déterminer si elles peuvent prétendre à cette qualité. De plus, les créations originellement dénuées d’originalité telles qu’une simple compilation d’informations brutes ou la mise au point d’une méthode de calcul seront exclues, afin de concentrer cette étude sur la problématique de la production de créations potentiellement originales, et donc pouvant recevoir la qualification d’œuvres créées par une IA.

Le droit d’auteur français a été pensé de façon humaniste, voire « romantique », plaçant l’humain au cœur de la création. Comme le résume Nadia Walravens : « L’œuvre est la création d’une personne physique, l’auteur dont elle reflète la personnalité. Le droit vise ainsi à protéger l’auteur et tient compte du lien qui l’unit à l’œuvre. Par suite, il convient de

38 V. le projet « the next Rembrandt », conçu par une équipe d'historiens, de développeurs et d'analystes, qui

viennent respectivement de Microsoft, de la banque ING, de l'université de Delft et de deux musées néerlandais et qui a réalisé un portrait imitant à la perfection le style de Rembrandt.

39 McCormack et al, supra, note 25. « The degree of autonomy and independence assigned to the computer

varies significantly — from works that seek to minimize or exclude the creative “signature” of the human designer to those in which the computer’s role is more passive and the human artist has primary creative responsibility and autonomy (…). In a truly emergent system, new primitives emerge that were not explicitly defined when the system was specified, invoking a creativity attributable to the system itself. »

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protéger l’œuvre, mais surtout, à travers elle, la personne de l’auteur. »40 À une époque où l’art se limitait aux formes classiques (architecture, sculpture, arts visuels, musique, littérature, arts de la scène et cinéma), la question de la définition et de l’identification du créateur ou de l’œuvre ne se posait pas. Il pouvait certes y avoir des querelles entre artistes quant à la paternité d’une œuvre et nombre d’entre elles étaient orphelines, faute d’auteur connu. Mais, hormis ces questions, le droit n’a jamais été confronté à la question de l’identification de l’auteur. Le Code de la propriété intellectuelle (CPI) s’étant abstenu de définir précisément l’objet de la protection, la doctrine a mis en lumière la nécessité pour une œuvre de recevoir la qualification d’« œuvre de l’esprit » afin d’accéder au régime protecteur. Cette qualification est alors accordée aux « créations de forme originales », l’originalité correspondant à l’empreinte de la personnalité de l’auteur41. Une fois déterminé le caractère original de l’œuvre, la titularité initiale des droits sur celle-ci est attribuée automatiquement à l’auteur de l’œuvre, qui est présumé en être le créateur42.

Ces règles mises en évidence, les questions soulevées par les créations générées par une IA — par définition dépourvue de personnalité — apparaissent très nettement. En l’absence d’auteur personne physique, et donc d’empreinte de la personnalité de celui-ci, doit-on considérer que les créations peuvent accéder au rang d’œuvres originales et donc à la protection du droit d’auteur ? Un régime intégralement construit pour protéger un auteur à travers son œuvre doit-il s’adapter afin d’intégrer ces nouvelles créations, au sein desquelles on ne peut logiquement trouver de trace de la personnalité de l’auteur ? Avec l’apparition d’œuvres d’un genre nouveau43, la définition de l’originalité comme empreinte de la personnalité de l’auteur a déjà fait l’objet d’aménagements afin de les faire entrer dans le champ de protection. Ne pourrait-on se fonder sur cet assouplissement afin d’accueillir les créations générées par IA ? De plus, si la vision française du droit d’auteur ne semble pas très

40 Walravens, Nadia. L’œuvre d’art en droit d’auteur : forme et originalité des œuvres d’art contemporaines,

coll Patrimoine, Paris : Paris, Institut d’études supérieures des arts ; Economica, 2005, p. 23.

41 V. infra : 1.1.1. La définition de l’œuvre.

42 L.111-1 CPI : « L’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit

de propriété́ incorporelle exclusif et opposable à tous. »

L. 111-2 CPI « l’œuvre est réputée créée ... du seul fait de la réalisation même inachevée de la conception de

l’auteur. »

43 Le logiciel, par exemple, a trouvé une place au sein du droit d’auteur et bénéficie de la protection des œuvres

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propice à l’inclusion de ces nouvelles formes de création, il en va autrement de certains pays de common law. En effet, Le Royaume-Uni, par exemple, est bien plus favorable à une valorisation de l’effort et de l’investissement que les pays de tradition civiliste qui protègent l’auteur au travers de son œuvre, reflet de sa personnalité. Cette différence notable pourrait conduire à une acception différente, dans ces deux régions, de la protection des créations générées par une IA. Dès lors, une mise en perspective avec la doctrine de ces États de Common law44 ainsi qu’une comparaison avec le système canadien — de tradition à la fois civiliste et de Common law — pourront apporter d’intéressants éléments de réponse.

Toutefois, si ces créations générées par un robot font l’objet d’une protection par le droit d’auteur, de nouvelles questions émergent : quelle serait la nature des droits accordés ? Pourrait-on faire bénéficier une œuvre générée par IA d’un droit moral ? Et qui serait le titulaire légitime de ces droits ? Plusieurs titulaires potentiels pourraient en effet être envisagés, au premier rang desquels l’utilisateur du logiciel de l’IA, agent nécessaire au déclenchement du processus créatif et à la mise en place éventuelle du cadre qui lui est nécessaire. Mais on pourrait également penser au titulaire des droits sur le logiciel de l’IA, qu’il s’agisse de son créateur (personne physique à l’origine de toutes les créations qui découlent de l’IA) ou de celui qui en a acquis la licence d’utilisation (personne physique ayant investi financièrement dans le logiciel afin d’en récolter les fruits). Certains auteurs45 sont allés jusqu’à considérer que l’IA pouvait elle-même être éventuellement titulaire de droits : une audacieuse proposition qui impliquerait un bouleversement de règles-piliers du droit.

Il convient d’ailleurs de relever que ces programmes, aussi performants soient-ils dans leur domaine, n’ont aucune commune mesure avec les facultés de l’esprit humain. En effet, ils ne peuvent fonctionner au-delà de la tâche bien spécifique qui leur est assignée. Cela n’a pas changé depuis le rapport CONTU du Congrès des États-Unis, rédigé en 1974, et qui

44 Des chercheurs américains se sont intéressés à la question des incidences juridiques de l’intelligence

artificielle dès le début des années 80, et ont très tôt proposé l’idée d’accorder une personnalité juridique aux logiciels d’IA. Voir notamment : Willick, supra, note 9. Ou encore : Vigderson, Tal. « Hamlet II: The Sequel? The Rights of Authors Vs. Computer-Generated “Read-Alike” Works » (1994) 28:401 Loyola of Los Angeles Law Review 401-445.

45 Notamment : l’auteure Pamela Mc Corduck, les avocats Alain Bensoussan, Muriel Cahen et Marshall Willick,

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considérait alors que « L’ordinateur, au même titre qu’un appareil photo ou une machine à écrire est un instrument inerte, capable de fonctionner seulement lorsqu’il est activé, directement ou indirectement par un humain. Une fois activé, il n’est capable de faire que ce qu’il lui a été demandé, de la façon dont on lui demandé de s’exécuter. »46 À cette époque, la question de la création d’œuvres par une intelligence artificielle similaires à celles d’origine humaine était considérée comme trop spéculative. C’est ce constat qui avait conduit John Mc Carthy, alors directeur du laboratoire de Stanford consacré à l’IA, à suggérer à la Commission de ne pas étudier cette question47. Aujourd’hui, le pas a été franchi et les robots sont à l’origine de telles créations. Mais le jour est encore bien loin où ces machines créeront de façon autonome, sans injonction humaine, ou réaliseront des créations qui iront au-delà de ce pour quoi elles ont été programmées48. En effet, si l’on peut imaginer que les productions réalisées par IA peuvent évoquer de manière troublante une œuvre humaine, il faut garder à l’esprit que le logiciel ne peut créer que ce pour quoi il a été conçu, parfois en se conformant au style artistique qui lui a été conféré49. En effet, une IA ne peut créer à partir de rien ; il sera nécessaire de lui inculquer tout d’abord un style ou des instructions, ou de lui transmettre une base d’œuvres préexistantes, afin de lui « enseigner » les règles de la discipline artistique dans laquelle on souhaite qu’elle s’exécute. De plus, l’IA ne peut prendre la décision de créer de façon autonome : un humain est toujours à l’origine du processus en lançant ou en élaborant le programme. Il n’en demeure pas moins nécessaire d’anticiper ces

46 « The computer, like a camera or a typewriter, is an inert instrument, capable of functioning only when

activated either directly or indirectly by a human. When so activated it is capable of doing only what it is directed to do in the way it is directed to perform. » National Commission on New Technological Uses of

Copyrighted Works (CONTU), Final Report on the National Commission on New Technological Uses of

Copyrighted Works, 1978. Chapter 3 – Computers and Copyright New Works.

47 Ibid.

48 Un rapport du Bureau Exécutif du Président des Etats-Unis (EOP), en date de décembre 2016, prévoyait qu’il

était « peu probable que les machines fassent preuve d’une intelligence largement applicable, comparable ou supérieure à celle des humains dans les vingt prochaines années » (« it is unlikely that machines will exhibit broadly-applicable intelligence comparable to or exceeding that of humans in the next 20 years »). Cette idée est également défendue par la doctrine nord-américaine : Tal Vigderson, « Hamlet II: The Sequel? The Rights of Authors Vs. Computer-Generated “Read-Alike” Works » (1994) 28:401 Loyola Los Angel Law Rev 401‑445. P. 417 « French's Hal is supposed to be an independent entity, capable of creating works on its own.

But it is universally admitted by scientists that AI has not reached that stage yet. »

49 Plusieurs IA ont été programmées afin « d’apprendre » le style de certains artistes, et de générer des œuvres

à la façon de ces derniers. Voir notamment les cinq robots du peintre et informaticien Patrick Tresset, dessinant chacun selon un style différent, ou encore, le logiciel Swiftkey, capable de générer des poèmes dans le style de Shakespeare, après qu’on lui a transmis les vers de ce dernier.

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questions, afin d’éviter d’être pris de court dans l’hypothèse où ces créations générées de façon totalement autonome surviendraient.

Si ces discussions sont d’une grande actualité en droit français, le législateur a toutefois su faire preuve de réserve et aucune mention expresse de l’intelligence artificielle n’est encore inscrite dans le droit positif. Le Conseil national du numérique (CNNum) a cependant été consulté afin d’analyser les impacts économiques et sociaux de l’intelligence artificielle et a récemment rendu compte d’une première étape de sa réflexion50. Certaines instances européennes se sont, quant à elles, saisies de la question très tôt : dès 1985, en effet, le terme apparaît pour la première fois dans une décision du Conseil des communautés européennes51. Depuis, il est occasionnellement mentionné, mais l’IA n’a pas (encore) fait l’objet de mesures légales concrètes au niveau communautaire. Une intervention du législateur, si elle ne doit pas être prématurée serait cependant bienvenue. En effet, on assiste à une tendance de privatisation de la norme qui tend à confier à des acteurs privés, se trouvant au cœur de l’innovation en matière d’IA, le pouvoir de formuler les règles qui régiront ce domaine en expansion. Il ne faudrait pas en effet que la prudence et la précaution du législateur délèguent le pouvoir normatif à des acteurs personnellement intéressés par ces questions. Comme le relèvent les professeurs Bensamoun et Loiseau :

Se pose alors la question de la légitimité de cette norme privée. D'abord, la norme devient le fait des opérateurs qui l'ont élaborée et qui y ont adhéré (…) Ensuite, la norme retenue ne va pas nécessairement dans le sens de l'intérêt général ou même seulement des valeurs humanistes qu'elle est présupposée porter. Car qui fixe ces valeurs ? Qui vérifiera la pertinence des objectifs retenus et l'adéquation des démarches à ces objectifs ? Et avec quelle légitimité ? Les enjeux de pouvoir, pour le gain n'en doutons pas d'avantages concurrentiels, ne peuvent être ignorés.52

50 Rand Hindi et al., Stratégie nationale en intelligence artificielle - Rapport du groupe de travail 3.2 : Anticiper

les impacts économiques et sociaux de l’intelligence artificielle, France stratégie, Conseil National du

Numérique, 2017.

51 « Décision du conseil du 26 novembre 1985 concernant la conclusion d’un accord de concertation

Communauté-COST relatif à une action concertée dans le domaine de l’intelligence artificielle et de la reconnaissance des formes », Journal officiel des Communautés européennes (26 novembre 1985), en ligne :

Journal officiel des Communautés

européennes<Http://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/txt/pdf/?uri=celex:31985d0519&qid=1490220654181&from=fr> (consulté le 22 mars 2017).

52 Alexandra Bensamoun, Grégoire Loiseau « L’intelligence artificielle à la mode éthique » (2017) 24 Dalloz

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Par ailleurs, les questions relatives à la titularité des droits sur le robot, en tant que bien corporel, ne seront pas traitées car réglées sans difficulté par les différentes branches du droit. Le robot sera protégé par le droit des biens, sa forme extérieure et son nom peuvent être protégés par le droit des dessins et modèles et par le droit des marques ; les composants nécessaires à son fonctionnement peuvent faire l’objet de brevets et les données accumulées par lui pourront bénéficier de la protection accordée aux bases de données53. On peut même envisager de protéger le robot créateur par le droit d’auteur. Certains algoristes54 mettent en scène le robot et son processus créatif dans des musées ou expositions et le présentent comme une œuvre en tant que telle, une qualification justifiée et relayée dans la presse55. La question de la protection de l’intelligence artificielle en elle-même sous sa forme logicielle sera également exclue, puisque le logiciel est protégé sans soulever de difficulté (ou presque56) par le droit d’auteur. Il conviendra toutefois de s’interroger sur les conséquences que pourrait entraîner cette titularité de droits sur le logiciel de l’IA.

Ensuite, les créations assistées par ordinateur (CAO) ne seront pas directement envisagées non plus. Même si cette question a pu susciter des débats57, ces créations, sous réserve de remplir les conditions de protection58, relèvent du droit d’auteur : l’auteur étant ici l’humain

53 Jacques Larrieu, « La propriété intellectuelle et les robots » (2013) 24:4 J Int Bioéthique p. 125-126. 54 Un algoriste est défini ici par Daniel Cressey comme un artiste produisant des œuvres artistiques (un dessin,

une peinture, une sculpture, un morceau de musique) en se basant sur des algorithmes. « The work should be

based on algorithms but it should also produce an object of art — something concrete, such as a drawing, a painting, a sculpture, a piece of music. It should not be simply the concept behind an algorithm. »Daniel

Cressey, « Q&A: The algorist » (2009) 462:7270 Nature 166‑166.

55 Catherine Mary, « Patrick Tresset, l’artiste et son double », Le Monde.fr (29 novembre 2012), en ligne : Le

Monde.fr

<http://www.lemonde.fr/sciences/article/2012/11/29/patrick-tresset-l-artiste-et-son-double_1798080_1650684.html> (consulté le 26 juin 2017). « Mais Paul [le robot], par son côté fragile et rudimentaire, est aussi, à lui seul, une œuvre d'art. »

56 Il fut question pendant un temps de protéger les logiciels par le droit des brevets, et certains industriels

(notamment outre-Atlantique) réclament encore une protection par ce biais. Voir également la proposition de directive du 20 février 2002 qui suggérait cette voie : Reinier Bakels et P Bernt Hugenholtz, La brevetabilité

des programmes d’ordinateur - étude sur une législation communautaire dans le domaine des brevets de logiciels - Think Tank, Document de travail, PE 322357, Luxembourg, 2002.

57 Question aujourd’hui réglée par la jurisprudence. V. infra note 83. 58 À savoir, être une œuvre originale :

Art. L 111-1 CPI : « L'auteur d'une œuvre de l'esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d'un droit

de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. »

Art. L112-1 CPI : « Les dispositions du présent code protègent les droits des auteurs sur toutes les œuvres de

l'esprit, quels qu'en soient le genre, la forme d'expression, le mérite ou la destination. »

Art. L112-4 CPI : « Le titre d'une œuvre de l'esprit, dès lors qu'il présente un caractère original, est protégé

(23)

qui a reçu l’assistance de la machine pour créer, celle-ci jouant un simple rôle d’outil dans le processus créatif. Si certains logiciels d’assistance à la création59 permettent à l’artiste d’élaborer des œuvres hautement complexes, qu’il n’aurait pu réaliser sans l’aide de ceux-ci, la question de la remise en cause du statut d’auteur de leur utilisateur ne se pose pas. En effet, si ces créations accèdent au rang d’œuvres, c’est parce que l’empreinte de la personnalité de l’auteur personne physique y est évidente. Ainsi, nul ne songerait à retirer sa qualité d’auteur à un peintre ou à tout autre artiste, aussi perfectionnés que soient les outils qu’il utilise. Ce critère de l’originalité en tant qu’empreinte de la personnalité de l’auteur distingue les programmes d’assistance à la création, simples outils, des logiciels intelligents, considérés comme principaux créateurs, et qui feront l’objet de cette étude. Il est cependant des cas qu’il conviendra d’analyser, où la distinction est ténue, entre les créations assistées par ordinateur et les créations assistées par une intelligence artificielle.

Ainsi, ce travail s’intéresse exclusivement aux incidences de l’apparition de ces nouveaux acteurs en droit de la propriété intellectuelle, à l’exclusion des autres domaines juridiques précités. Des parallèles pourront toutefois être établis avec le droit de la responsabilité civile : en effet, des solutions proposées en la matière60 pourraient s’avérer transposables aux questions qui seront soulevées dans le corps du développement. Plus précisément, il s’agira de déterminer si les créations générées par une intelligence artificielle peuvent faire l’objet d’une protection par le droit d’auteur, celui-ci étant en principe réservé aux seules œuvres originales portant l’empreinte de la personnalité de leur auteur — personnalité dont l’IA est, par nature, dépourvue — et, dans le cas où de tels droits seraient accordés, qui pourrait en être le premier titulaire ? En effet, face à la multiplication de ces créations générées par une IA, il convient de réagir et d’envisager le régime juridique qui pourrait leur être applicable. Quelle que soit la réponse à cette question, il semble risqué de laisser ces créations dans l’indétermination relativement au droit d’auteur. Comme le souligne Alain Bensoussan, lorsque l’on n’est plus capable d’opérer une distinction entre les créations générées par une

59 On peut citer des logiciels tels qu’Adobe photoshop servant à réaliser des images numériques ou MusicMaker

avec lequel il est possible de composer de la musique.

60 Plusieurs auteurs se sont déjà intéressés à cette question, notamment : Georgie Courtois, « Robots intelligents

et responsabilité : quels régimes, quelles perspectives ? » [2016] Dalloz IP/IT 287 ; Cédric Coulon, « Du robot en droit de la responsabilité civile : à propos des dommages causés par les choses intelligentes » (2016) étude 6:4 Responsab Civ Assur.

(24)

IA et celles réalisées par la main d’un être humain, il est nécessaire d’intervenir afin de préserver la sécurité juridique61. Sinon, l’on s’expose également à une déperdition de valeur de ces créations, qui ont vocation à se multiplier.

Il apparaît peu justifiable, aujourd’hui, d’exclure certaines créations générées par une intelligence artificielle de la catégorie d’œuvres, et ce, malgré l’absence d’empreinte de leur personnalité (1), mais, dans l’hypothèse où cette qualification viendrait à être retenue, se poserait alors la difficile question de la détermination des droits attachés aux créations générées par une intelligence artificielle, ainsi que celle de leur titularité (2).

61 Alain Bensoussan, « Informatique - Le temps est venu de créer un droit des robots les dotant d’une

(25)

1. L

ES CREATIONS REALISEES PAR LE BIAIS D

’UNE INTELLIGENCE

ARTIFICIELLE

,

SUSCEPTIBLES DE RECEVOIR LA QUALIFICATION

D

’Œ UVRES

 ?

Décrivant la structure circulaire du domaine de la protection, les notions fondamentales se renvoient les unes aux autres et fondent la conception personnaliste du droit d’auteur français : l’auteur d’une œuvre de l’esprit, création de forme originale, est celui qui intervient de manière originale dans l’univers des formes, celui donc qui crée une œuvre de l’esprit. Création, auteur, œuvre et originalité sont des notions liées, non définies par le législateur et qui non seulement bornent la matière, mais encore lui donnent sa logique. Et toutes les conditions convergent vers le rattachement à une personne physique.62

1.1

Un défaut des éléments qualificatifs de l’œuvre fermant la

porte du droit d’auteur ?

Le principal obstacle à la qualification d’œuvre réside dans le fait que les éléments nécessaires à sa caractérisation se retrouvent difficilement dans les créations générées par une IA.

1.1.1 Définition de l’œuvre de l’esprit

Cette définition est absente des textes français, ce sont alors la jurisprudence et la doctrine qui se sont acquittées de la tâche de circonscrire cette notion d’œuvre.

1.1.1.1 L’absence de définition de l’œuvre de l’esprit dans les textes français

Comme le déplorent de nombreux auteurs, le Code de la propriété intellectuelle (CPI) est muet quant à la définition de l’œuvre de l’esprit en droit d’auteur63. Il se contente en effet de préciser des conditions indifférentes à la qualification d’œuvre, mais ne fournit pas de

62 Alexandra Bensamoun et Grégoire Loiseau, « L’intégration de l’intelligence artificielle dans certains droits

spéciaux » [2017] Dalloz IP/IT 295.

63 Celle-ci est simplement évoquée à l’article L. 111-1 alinéa 1 du CPI : « L'auteur d'une œuvre de l'esprit jouit

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définition positive de celle-ci, contrairement aux autres domaines de la propriété intellectuelle qui, eux, délimitent précisément les contours de l’objet de la protection64. Le CPI donne en effet une définition par la négative de l’œuvre de l’esprit, en précisant les éléments qui sont indifférents à sa caractérisation. Tout d’abord, la protection par le droit d’auteur n’est pas soumise à l’accomplissement de formalités (à l’inverse des autres domaines du droit de la propriété intellectuelle, où la protection est conditionnée à un enregistrement). Cette dispense de formalisme se déduit des articles L. 111-1 : « L’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous » et L. 111-2 : « L’œuvre est réputée créée, indépendamment de toute divulgation publique, du seul fait de la réalisation, même inachevée de la conception de l’auteur » du CPI. L’article L. 112-1 poursuit en incluant dans le champ de la protection « toutes les œuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination ».

Cette « lacune » dans la définition se comprend et se justifie par le fait que le monde de l’art, au contraire de domaines plus techniques, cherche sans cesse à bousculer les codes. Des artistes, tels que Marcel Duchamp, s’inscrivent dans un mouvement contestataire qui cherche précisément à s’émanciper du cadre artistique communément admis65. Ainsi, poser une définition de l’œuvre de l’esprit au moment de la rédaction du Code aurait pu conduire à des difficultés d’appréhension de certaines créations au regard du droit dans le cas où celle-ci aurait été envisagée de façon trop restrictive.

1.1.1.2 La définition jurisprudentielle et doctrinale de l’œuvre de l’esprit

C’est donc la prudence du législateur qui a conduit à déléguer cette définition positive de l’œuvre de l’esprit à la doctrine et à la jurisprudence. Cette question ne soulève guère de débat aujourd’hui puisque les auteurs et les juges se sont accordés sur ses éléments. Il en ressort que deux conditions sont requises afin d’accéder au statut d’œuvre de l’esprit : il faut

64 Les dessins et modèles sont définis aux articles L. 511-1 et suivants, les brevets aux articles L. 611-10 et

suivants et les marques aux articles L. 711-1 et suivants du CPI.

(27)

être en présence d’une création de forme66 qui soit originale. Les idées, quant à elles, sont selon un adage bien connu, « de libre parcours »67.

« L’œuvre ne peut donner prise au droit d’auteur qu’à partir du moment où elle quitte le monde de la spéculation pour entrer dans le monde sensible de la forme »68 : c’est là un prérequis incontournable pour accéder au droit d’auteur. La Cour de cassation précise d’ailleurs que les œuvres sont protégées « dans leur forme sensible »69. Celle-ci doit être perceptible au moins par l’un des cinq sens70 et elle doit être intelligible et identifiable71.

La notion d’originalité n’a guère fait l’objet de plus de précisions dans la loi et apparaît seulement au détour de certaines dispositions du CPI72. Toutefois, sa définition doctrinale réunit plus difficilement le consensus que celle de la forme. Le professeur Desbois émet une proposition qui reflète fidèlement la vision humaniste selon laquelle elle a été pensée : « Est originale toute création qui n’est pas la simple reproduction d’une œuvre existante et qui exprime le goût, l’intelligence et le savoir-faire de son auteur, en d’autres termes, sa personnalité dans la composition et l’expression. »73 La condition d’originalité a toutefois été expressément posée par le législateur européen74 et est définie par plusieurs arrêts de la

66 Par opposition à une simple idée : TGI Paris, 26 mai 1987, D. 1988, SC 201, Paris, 13 mars 1986, D. 1987,

IR 150, Cass. civ. 1re, 25 mai 1992, RIDA, oct. 1992, 156.

67 Henri Desbois, Le droit d’auteur en France : propriété littéraire et artistique, 3e éd. coll Propriété littéraire

et artistique, Paris, Dalloz, 1978 p.22.

68 André Lucas, Henri-Jacques Lucas et Agnès Lucas-Schloetter, Traité de la propriété littéraire et artistique,

4. éd, Paris, LexisNexis, 2012 p.33.

69 Com., 10 décembre 2013, n° 11-19.872, F-D, Lancôme, Modefine et Prestige collection international c. P.

Farque, D. 2014. 8, et les obs. ; PIBD 2014, n° 999. III. 113 ; Prop. Intell., janv. 2014, p. 51, obs. J.-M. Bruguière.

70 En effet, l’art. L. 112-1 du CPI précise l’indifférence de la « forme d’expression. » V. également Paris, 3 juil.

1975 : RIDA janv. 1977, p. 108 ; D. 1976. Somm. 19.

71 CA Paris, 12 nov. 2010 : PIBD 2011, n° 931, III, p. 21 : « Une forme intelligible et identifiable ».

72 L’article L 122-8 du CPI subordonne ainsi la protection à l’originalité de l’œuvre, sans en donner de

définition.

73 Desbois, supra, note 67.

74 Art. 1.3 de la Directive 2009/24/CE du Parlement Européen et du Conseil du 23 avril 2009 concernant la

protection juridique des programmes d'ordinateur : « Un programme d'ordinateur est protégé s'il est original,

en ce sens qu'il est la création intellectuelle propre à son auteur. Aucun autre critère ne s'applique pour déterminer s'il peut bénéficier d'une protection. » ; Art. 6 de la Directive 93/98/CEE du Conseil, du 29 octobre

1993, relative à l'harmonisation de la durée de protection du droit d'auteur et de certains droits voisins. « Les

photographies qui sont originales en ce sens qu'elles sont une création intellectuelle propre à leur auteur sont protégées conformément à l'article 1er. Aucun autre critère ne s'applique pour déterminer si elles peuvent bénéficier de la protection. » ; Art. 3 Directive 96/9/CE du Parlement Européen et du Conseil du 11 mars 1996

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CJUE comme étant une « création intellectuelle propre à son auteur »75 ou l’expression de ses choix libres et créatifs, selon les formules employées par les juges76. Si la Cour cède parfois à des formulations plus lyriques77, c’est bel et bien l’empreinte de la personnalité de l’auteur qui reste le critère déterminant de l’originalité.

Si l’on se fonde sur la définition de l’œuvre en droit français (une création de forme originale), et si l’on s’attache ensuite à la définition de l’originalité (une création intellectuelle propre à son auteur, empreinte de sa personnalité) la difficulté de faire entrer les œuvres générées par une IA dans cette catégorie apparaît très nettement. Une IA étant un programme informatique, elle est par nature (et du moins pour l’instant) dépourvue de personnalité, cette dernière ne peut donc en aucune façon se retrouver dans ses créations.

1.1.1.3 La qualification d’œuvre composite

Cette question en appelle une seconde : si l’on est incapable de qualifier ces créations générées par une IA, que faire alors des créations générées par un programme relevant de l’art algorithmique synthétique ? À savoir, les programmes qui, selon la technique recombinante, intègrent une base constituée de nombreuses œuvres puis restituent une création dans laquelle se reconnaissent parfois une ou plusieurs des œuvres d’origine. Peut-on alors qualifier cette création d’œuvre dérivée ou d’œuvre composite ? A priori non car, pour recevoir la qualification d’œuvre composite, le CPI pose expressément la nécessité d’être en présence de deux œuvres : une « œuvre nouvelle à laquelle est incorporée une œuvre préexistante »78. Cette exclusion est également fermement affirmée dans un rapport de l’OMPI de 1982 : « En aucun cas, le logiciel utilisé ne peut être considéré comme intégré dans le résultat qu’il produit et être qualifié d’élément d’une œuvre composite. »79

disposition des matières, constituent une création intellectuelle propre à leur auteur sont protégées comme telles par le droit d'auteur. Aucun autre critère ne s'applique pour déterminer si elles peuvent bénéficier de cette protection. »

75 CJUE 1er déc. 2011, n° C-145/10, Eva-Maria Painer c. Standardverlag et alii.

76 CJCE, n° C-5/08, Arrêt de la Cour, Infopaq International A/S contre Danske Dagblades Forening, 16 juillet

2009 donne une définition de la notion d’originalité.

77 Par ex. « expression de la touche personnelle de l’auteur. » 78 L. 113-2 al. 2 CPI.

79 Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI), « Recommandations en vue du règlement des

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