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Multiculturalisme et intégration : pour une conception processuelle et différenciée de la citoyenneté

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Multiculturalisme et intégration : pour une conception processuelle et différenciée de la citoyenneté

GIANNI, Matteo

Abstract

Ce livre porte sur les fondements normatifs et les implications politiques de la citoyenneté dans les sociétés multiculturelles. Depuis une quinzaine d'années, l'un des sujets centraux sur lesquels les théoriciens politiques ont localisé leur attention est celui de l'adéquation de la grammaire normative et politique du libéralisme par rapport aux défis représentés par le multiculturalisme.

GIANNI, Matteo. Multiculturalisme et intégration : pour une conception processuelle et différenciée de la citoyenneté. 2010

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:96331

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Multiculturalisme et intégration

Pour une conception pro- cessuelle et différenciée de

la citoyenneté

Matteo Gianni

Université de Genève 1999

(version 2010)

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Avant-propos

Ce livre se fonde sur un réaménagement et le développement d'une thèse de doctorat qui a été soutenue à l'Université de Ge- nève il y a quelques années. Les aléas de la vie ont fait qu'il a tardé à être mis sous presse. Mais, contrairement à ce que je craignais, je me rends compte maintenant que, peut-être, les conséquences de ce retard ne sont pas que négatives. En effet, quand cette thèse a été conçue, la problématique du multicultu- ralisme n'était pas vraiment un sujet de débat public dans les pays européens. Depuis, il a acquis une relevance centrale dans tous les pays démocratiques. En ce sens, il garde toute son ac- tualité et, je l'espère, aura une plus grande utilité.

Depuis une vingtaine d'années, une impressionnante littéra- ture a été consacrée aux différentes facettes constitutives de la problématique du multiculturalisme. Dans ce cadre, la question du sens, des caractéristiques et des défis propres à la notion de citoyenneté a été largement abordée, mais souvent en tant que catégorie induite d'arguments plus généraux concernant des enjeux tels que la nature de la justice dans les sociétés culturel- lement différenciées, les fondements normatifs de l'action pu- blique à l'égard des minorités culturelles ou la théorie de la re- connaissance. L'une des idées principales de la thèse était de proposer une analyse de la citoyenneté en tant que catégorie ayant une autonomie et une pertinence normative en soi. Il s'agissait donc de partir de la citoyenneté pour comprendre la nature des défis posés par le multiculturalisme; et pas le con- traire. Au vu de la littérature existante, il nous semble que cette démarche garde toute sa pertinence et actualité. L'argument, largement répandu, selon lequel le multiculturalisme est un problème pour la citoyenneté, l'identité nationale et, plus géné- ralement, pour l'ordre démocratique, est peut-être dû à une er- reur de perspective. En effet, ce n'est pas tant la force du multi- culturalisme qui pose problème, mais plutôt la faiblesse de la prise en considération de la complexité et du potentiel normatif et politique de la citoyenneté en que pilier politique et moral des régimes démocratiques. La réflexion sur le multiculturalisme a

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globalement occulté la réflexion sur la citoyenneté; ce livre se propose précisément de renverser cette tendance: la théorie de la citoyenneté nous propose des outils normatifs et politiques pour mieux penser aux défis du multiculturalisme.

Ce livre est l’aboutissement d’un long cheminement qui s'est aussi fait de rencontres et d'occasions particulières mais qui ont eu une incidence sur le produit final. Je tiens donc à remercier des personnes qui, lors de colloques, rencontres ou discussions m'ont donné l'occasion d'exposer mes idées et d'en retirer des commentaires constructifs qui, je l'espère, m'ont permis d'affi- ner mes arguments. Il s'agit en particulier de Benjamin Barber, Ronald Beiner, Pierre Birnbaum, Steve Bronner Joe Carens, Sandro Cattacin, Javier De Lucas, Hanspeter Kriesi, Will Kymlicka, Jean Leca, William Ossipow, Laurent Thévenot, Yves Schemeil et Giovanna Zincone.

Parmi les innombrables amis et collègues qui m’ont cons- tamment soutenu (et supporté) pendant les périodes de doute et de mauvaise humeur, je remercie tout particulièrement Marco Giugni, Farid Abdel-Nour, Mara Kolesas, Marie-Danièle Brut- tin, Lea Sgier, Pascal Sciarini, Joan Stavo-Debauge. Frédéric Varone, Laurent Tischler, Noémi Michel, Nicolas Tavaglione, Guillaume Mathelier, Rocco Vitali et Hervé Pichelin et Felipe Carrillo. Sans leur soutien, direct ou indirect, ce livre serait probablement resté dans un tiroir. Je leur suis très reconnais- sant. Un remerciement particulier va à Lorena Parini qui par son soutien sans failles, sa curiosité intellectuelle et ses qualités de confidente et de lectrice m’a constamment aidé à surmonter mes doutes et mes craintes; à mon ami Xavier Guillaume, qui est depuis longtemps un partenaire remarquable de discussions théoriques et a pris la peine de lire une version du manuscrit pour me proposer des aménagements intéressants et des cri- tiques excellentes; enfin à Gaetan Clavien, qui de par son amitié sans faille et ses compétences étonnantes me pousse depuis des années à prolonger et approfondir mes propres réflexions. En- fin, un remerciement particulier va à mon épouse Souhïla Bou- hara-Gianni qui fait preuve, depuis de nombreuses années, de beaucoup de tolérance et d’une patience démesurée à l'égard de mes contraintes académiques. Sa présence discrète et son sou-

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tien inconditionnel m’ont permis de garder le cap pendant les périodes difficiles. De plus, sans qu'elle le sache, les intuitions morales et sociologiques qui sont à la base de ma réflexion lui doivent beaucoup: sa manière très naturelle de jongler parmi ses différentes identités culturelles me donne beaucoup d’espoir pour l’avenir des sociétés multiculturelles. Avec Giacomo Gianni, Maria-Luisa Gianni et Peter Slesinski, ce livre lui est dédié.

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Table des matières

AVANT-PROPOS ... 2

TABLE DES MATIERES ... 5

1 INTRODUCTION ... 8

1.1 REMARQUES SUR LA METHODE ET STRUCTURE DU LIVRE . 23 2 CITOYENNETE ET DEMOCRATIE: UNE RELATION SYMBIOTIQUE ... 30

2.1 QUELQUES REMARQUES INTRODUCTIVES ... 30

2.2 CITOYENNETE ET DEMOCRATIE: UNE DEPENDANCE NORMATIVE ... 39

2.3 CITOYENNETE, DEMOCRATIE ET MULTICULTURALISME ... 45

3 LE MULTICULTURALISME: APPROCHES ET DEFINITIONS ... 50

3.1 DEUX CONCEPTIONS DU MULTICULTURALISME ... 53

3.2 LE MULTICULTURALISMEEN TANT QUE DYNAMIQUE SOCIALE ET POLITIQUE ... 59

3.3 IDENTITES PLUS OU MOINS NEGOCIABLES ... 68

3.4 REMARQUES CONCLUSIVES ... 80

4 LES TENSIONS ENTRE MULTICULTURALISME ET CITOYENNETE ... 84

4.1 RECONNAISSANCE DACCES ET RECONNAISSANCE DINTEGRATION ... 85

4.2 LOGIQUES ETATIQUES DE POSITIONNEMENT FACE AU MULTICULTURALISME ... 92

4.3 MULTICULTURALISME ET CITOYENNETE: UNE RELATION DIFFICILE ... 100

5 INTRODUCTION : L’ANALYSE DES THEORIES DE LA CITOYENNETE ... 111

5.1 LA STRUCTURE DES THEORIES DE LA CITOYENNETE ... 113

6 LE MODELE LIBERAL ... 122

6.1 LE NIVEAU ANTHROPOLOGIQUE ... 123

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6.2 LE NIVEAU DE LA CITOYENNETE ... 126

6.3 LE NIVEAU INSTITUTIONNEL ... 131

7 LE MODELE COMMUNAUTARIEN ... 144

7.1 LE NIVEAU ANTHROPOLOGIQUE ... 144

7.2 LE NIVEAU DE LA CITOYENNETE ... 156

7.3 LE NIVEAU INSTITUTIONNEL ... 164

8 LE MODELE REPUBLICAIN ... 171

8.1 LE NIVEAU ANTHROPOLOGIQUE ... 171

8.2 LE NIVEAU DE LA CITOYENNETE ... 175

8.3 LE NIVEAU INSTITUTIONNEL ... 181

9 LE MODELE ‘EMANCIPATOIRE-POSTMODERNE’ ... 193

9.1 LE NIVEAU ANTHROPOLOGIQUE ... 196

9.2 LE NIVEAU DE LA CITOYENNETE ... 200

9.3 LE NIVEAU INSTITUTIONNEL ... 208

10 THEORIES DE LA CITOYENNETE ET MULTICULTURALISME: UN BILAN GENERAL ... 216

10.1 LE MODELE LIBERAL ... 220

10.2 LE MODELE COMMUNAUTARIEN ... 223

10.3 LE MODELE REPUBLICAIN ... 226

10.4 LE MODELE EMANCIPATOIRE-POSTMODERNE’ ... 228

10.5 CONCLUSIONS : VERS UN MODELE ARTICULE DE CITOYENNETE ? ... 231

11 VERS UNE REDEFINITION DE LA CITOYENNETE.. 238

12 TROIS THEORIES DE LA CITOYENNETE DIFFERENCIEE ... 257

12.1 L’APPROCHE COMMUNAUTARIENNE DE CHARLES TAYLOR ... 257

12.2 L’APPROCHE LIBERALE DE KYMLICKA ... 266

12.3 L’APPROCHE EMANCIPATOIRE-POSTMODERNE DE YOUNG ... 274

12.4 QUEL BILAN DES TROIS APPROCHES ?... 283 13 L’INTEGRATION PAR LA NON-RECONNAISSANCE : LES DILEMMES DU MODELE REPUBLICAIN FRANÇAIS . 287

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13.1 LAÏCITE ET SYMBOLES RELIGIEUX ... 294 13.2 LE MODÈLE RÉPUBLICAIN FRANÇAIS DE CITOYENNETÉ ... 300 13.2.1 Le niveau anthropologique ; l’individu ... 300 13.2.2 Le niveau normatif de la citoyenneté ... 302 13.2.3 Le niveau institutionnel ... 305 13.3 LES INCOHERENCES DU MODELE FRANÇAIS DE

CITOYENNETE ... 307 13.4 CONCLUSIONS ... 312 14 MULTICULTURALISME ET RECONNAISSANCE:

POLITIQUE ET NON METAPHYSIQUE ... 321 14.1 LA RECONNAISSANCE: ENTRE ENJEUX SOCIOLOGIQUES ET ENJEUX NORMATIFS ... 321

14.1.1 Reconnaissance forte et reconnaissance faible 328 14.1.2 Reconnaissance, respect et égalité

démocratique ... 333 14.2 DE LA RECONNAISSANCE FORMELLE A LA

RECONNAISSANCE PROCESSUELLE ... 336 14.3 LA RECONNAISSANCE ?POLITIQUE, NON

METAPHYSIQUE ... 339 14.4 RECONNAISSANCE POLITIQUE ET AUTHENTICITE

CULTURELLE ... 343 14.5 LA CITOYENNETEEN TANT QUE CRITERE DE

RECONNAISSANCE ?... 348 15 CONCLUSION ... 356 BIBLIOGRAPHIE ... 363

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1 Introduction

Ce livre porte sur les fondements normatifs et les implications politiques de la citoyenneté dans les sociétés multiculturelles.

Depuis une quinzaine d'années, l'un des sujets centraux sur les- quels les théoriciens politiques ont focalisé leur attention est celui de l'adéquation de la grammaire normative et politique du libéralisme par rapport aux défis représentés par le multicultura- lisme. Dans le cadre de ce débat, d'innombrables enjeux ont été abordés, tels que par exemple la question de la validité norma- tive des manières par lesquelles les différents système poli- tiques ont transposé les principes libéraux dans des institutions, la question des modalités d'accommodation des minorités cultu- relles illibérales, la question des modalités de réalisation d'une société juste dans le cadre des sociétés culturellement différen- ciées ou encore la question de l'opportunité de tolérer ou non des pratiques qui, au nom de l'authenticité culturelle, semblent être en contradiction avec des principes libéraux et démocra- tiques considérés comme étant non-négociables.

Cependant, sauf quelques exceptions, la problématique de la citoyenneté a été relativement peu abordée dans cette longue querelle, du moins en tant qu'objet central de l'analyse. D'un côté, d'innombrables ouvrages et articles ont abordé la notion de citoyenneté en tant que catégorie induite d'autres argumenta- tions portant sur la justice, l'Etat, la démocratie ou les droits individuels ou collectifs, mais ceci sans en proposer une théorie accomplie; de l'autre, la catégorie de la citoyenneté est souvent présentée comme donnée et allant de soi, donc sans une véri- table discussion de ses implications normatives et politiques.

Ce livre vise à prendre la citoyenneté au sérieux et les argu- ments ici présentés ont l'ambition de définir une théorie de la citoyenneté qui soit en adéquation avec les enjeux politiques et normatifs qui traversent les sociétés multiculturelles.

La réflexion sur la citoyenneté a connu, au cours des 25 der- nières années, un grand regain d’intérêt. Face à des enjeux tels que les flux migratoires, les revendications et les conflits ethno-

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nationalistes, la construction d’entités politiques supranatio- nales, la réforme de l'Etat social ou encore la question de l’exclusion sociale, les questions de la citoyenneté et de la dé- mocratie sont incontournables. Une large littérature a été consa- crée à toutes les dimensions constitutives de la citoyenneté, à savoir les dimensions civile, politique et sociale (Marshall, 1965). Un aspect semble constituer un dénominateur commun de la plus grande partie de cette littérature. Il s’agit de la prise de conscience que la citoyenneté, longtemps considérée comme une catégorie neutre, n’ayant qu’une valeur juridique et for- melle, doit être aujourd’hui reconsidérée dans ses fondements théoriques et normatifs. Passée la phase apologétique et acri- tique, découlant de sa confrontation gagnante avec d’autres régimes politiques, la conception libérale de la citoyenneté semble se heurter de nos jours à des dynamiques sociales et politiques par rapport auxquelles elle est de moins en moins adaptée. Pour certains, le modèle libéral dominant de citoyenne- té traverse une crise, aussi bien du point de vue théorique que politique (Beiner, 1995; Schnapper, 1998: 448).

Les recherches en science sociales ont mis en lumière d’innombrables phénomènes d’exclusion ou de marginalisation qui ont caractérisé et qui continuent de caractériser le fonction- nement de certains régimes politiques libéraux. Le mythe d’une intégration politique universaliste, aveugle aux différences, réalisée au détriment des différences ethniques, sexuelles, ra- ciales ou, éventuellement, de classe des différents citoyens se heurte à un nombre suffisant d’anomalies pour que l’on soit légitimé à douter de son fondement. Loin d’être un espace cul- turellement neutre, le politique est structuré autour de valeurs culturelles substantielles, phénomène qui soulève d’innombrables questions en ce qui concerne les possibilités d’intégration politique de celles et ceux qui ne partagent pas ces valeurs ou qui sont perçus comme ne pas les partageant. Or, le particularisme culturel d’un espace politique et institutionnel n’est pas, en soi, un problème. Toute activité humaine est con- textuelle et émane d’une configuration donnée de facteurs so- ciaux, culturels, politiques, etc. Par contre, le particularisme culturel d’un espace politique pose problème quand il entre en

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contradiction avec les principes normatifs autour desquels il est structuré et qui lui confèrent une légitimité. Ceci est le cas, par exemple, quand les institutions politiques, se prétendant univer- selles et neutres, véhiculent un ensemble de valeurs culturelles particulières. Dans ce cas, le particularisme culturel peut re- mettre en cause le caractère effectif du principe d’égalité inhé- rent au statut de citoyen.

Face à de telles situations empiriques, certains affirment que la réalisation de l’idéal démocratique est pleine de promesses qui n’ont pas été tenues, donc qu’il existe inévitablement un décalage entre les principes et leur application (Bobbio, 1984).

Cependant, dans cette perspective, les promesses ne sont pas en cause : les principes d’égalité, d’autonomie et de liberté, consti- tutifs de la citoyenneté libérale, demeurent les piliers structu- rants de toute conception moderne de la démocratie et de la justice. Ce ne sont donc pas les principes qui doivent faire l’objet d’une révision, mais les rapports de force politiques qui en empêchent la réalisation.

La question du multiculturalisme constitue certainement l'une des épreuves les plus révélatrices pour voir si les régimes libéraux-démocratiques sont en mesure de donner des contenus factuels aux promesses non maintenues de la démocratie et de la justice. Ceci non seulement pour des raisons pratiques, comme la définition de politiques publiques visant à accommoder la diversité culturelles; mais surtout en vertu du désarroi normatif concernant la manière par laquelle les institutions libérales devraient gérer ce phénomène. Les conflits de reconnaissance, sont le fer de lance de la critique des valeurs formelles et sym- boliques inhérentes aux principes cardinaux de l’ordre libéral démocratique, tels que l’égalité de traitement, la conception universaliste et individualiste de la citoyenneté, la neutralité publique de l’Etat ou encore la séparation entre sphère publique et sphère privée. En particulier, cette critique porte sur l'idée que le libéralisme « aveugle » aux différences culturelles dé- bouche malgré lui sur un manque de considération concernant les injustices sociales et politiques subies par les individus et les membres des groupes culturels minoritaires. Sur cette base, nous défendrons la thèse que les dynamiques sociales et poli-

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tiques induites par le multiculturalisme impliquent la nécessité de reconsidérer la pertinence et l’adéquation de la grammaire normative sur laquelle sont fondés les régimes démocratiques occidentaux. En particulier, nous proposons que le concept libé- ral de citoyenneté, qui est considéré comme étant la traduction politico-institutionnelle des principes d’égalité et de liberté, doit être repensé (aussi bien dans son sens normatif, théorique et politique) afin d’accommoder de manière juste et équitable les phénomènes d’altérisation, de discrimination, de marginalisa- tion politique et de méconnaissance de la différence culturelle qui traversent les sociétés multiculturelles.

Ce n’est donc pas tant la pertinence morale des principes de liberté et d’égalité qui sera discutée dans cet ouvrage. Toute approche sérieuse en philosophie morale fait référence à ces deux catégories, ce qui en montre, dans une certaine mesure, leur caractère indépassable. Il en va autrement concernant les différentes manières de les traduire politiquement et institution- nellement, comme par exemple par la citoyenneté. L’importante littérature, surtout anglo-américaine, qui dans les dernières an- nées a été consacrée à la problématique de la citoyenneté té- moigne d’un certain scepticisme concernant la capacité du libé- ralisme1 à réaliser effectivement ces deux principes. Ce scepti- cisme porte principalement sur deux aspects : d’un côté, les incohérences théoriques de la grammaire normative qui le fonde ; de l’autre, l’incapacité du modèle libéral à penser et gérer tant les vieux problèmes, tels que le racisme, la pauvreté globale, les discriminations, que les nouveaux problèmes (Zolo, 1994) auxquels les démocraties libérales sont confrontées, tels que la globalisation, les flux migratoires, la société du risque, la transformation des Etats sociaux, les innovations technolo- giques, l’écologie, les revendications ethniques, etc. Pour les critiques du libéralisme, le modèle libéral est historiquement confronté à des phénomènes sociaux qu’il a du mal à gérer de

1 Dans ce travail, la conception du libéralisme qui sera discutée et présentée ici est principalement le libéralisme découlant de l'héritage kantien qui est incarné surtout, d'un côté, par la conception égalitariste et neutraliste et, de l'autre, par la position perfectionniste autour des valeurs de liberté ou d'auto- nomie.

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manière satisfaisante, ceci d’un point de vue tant politique que normatif. Le multiculturalisme en est-il une démonstration de plus ?

Dans ce travail nous tenterons de répondre à cette question par une analyse approfondie de la conception libérale de la ci- toyenneté. Ceci finalement dans l'idée de l'amender tout en pré- servant ses intuitions normatives constitutives, telle que l'égalité morale des individus. L’étude des implications théoriques et politiques que le multiculturalisme entraîne sur la citoyenneté représente une étape nécessaire pour pouvoir imaginer des mo- dalités alternatives de gestion politique des différences cultu- relles. Présentée de manière sommaire, notre réflexion s'articu- lera autour des postulats suivants: (a) les régimes démocratiques contemporains sont confrontés au ‘fait’ sociologique du multi- culturalisme; (b) ce dernier se caractérise par la présence, au sein d’un Etat donné, de groupes culturellement différents, donc soit (i) porteurs actifs d’identités et de valeurs culturelles per- çues et revendiquées comme méritant une reconnaissance pu- blique; soit (ii) porteurs passifs d’identités qui leur sont impo- sées par attribution sociale par les membres d’autres groupes;

(c) la dynamique sociale et politique, induite par la confronta- tion entre ces groupes et les institutions politiques, est intrinsè- quement conflictuelle. Pour gérer de tels conflits, qui (d) affec- tent directement le fonctionnement et la légitimité des institu- tions politiques libérales, (e) le modèle de citoyenneté libérale, fondé sur les principes d’égale dignité, de traitement égal et de neutralité institutionnelle, ne semble plus être, à lui seul, en mesure de proposer des solutions satisfaisantes. Il doit ainsi être reconsidéré dans ses prémisses théoriques et ses incarnations institutionnelles. Plus particulièrement, il s’agit de montrer l’utilité politique et la force normative d’un modèle de citoyen- neté qui, tout en étant fondé sur les principes de liberté et d’égalité, est ouvert à des formes de reconnaissance publique des différences culturelles.

Bien entendu, le multiculturalisme ne représente qu’un des problèmes auxquels les régimes démocratiques sont confrontés ; cependant, la relevance sociale et politique que cette probléma- tique a acquis au cours de la dernière décade corrobore l’idée

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que les conflits multiculturels représentent désormais un des défis les plus importants pour le fonctionnement et la légitimité des démocraties libérales (Kymlicka, 1995, 1995b, 2000 ; Tay- lor, 1994 ; Huntington, 1993 ; Schlesinger, 1992 ; Touraine, 1997 ; Sartori, 2000; Barry, 2001). Pour certains, après une période d'euphorie théorique qui a duré jusqu'il y a environ une décade, on assiste désormais à un essoufflement du multicultu- ralisme en tant que projet du "vivre ensemble" (Savidan, 2009).

Cet essoufflement découle, d'une part, des critiques normatives dont il a fait l'objet (Sartori, 2000 ; Barry, 2001) et, d'autre part, du changement de discours et, dans certains cas de la restriction des politiques publiques de promotion de la diversité, qui a caractérisé l'attitude de plusieurs Etats occidentaux au cours des dernières années (Brubaker, 2001; Joppke, 2004 ; Parekh, 2008). Certainement, la relevance croissante des enjeux posés par la présence musulmane, devenue depuis les évènements de New York du 11 septembre 2001, a joué un rôle prépondérant dans cette tendance, ceci en particulier dans des pays ayant institutionnalisé le plus des normes et politiques multiculturelles tels que le Royaume-Uni ou les Pays-Bas (Parekh, 2008; van den Brink, 2007 ; Sniderman et Hagendoorn, 2007 ; Modood, 2007; Hellyer, 2009).

Pourquoi ? La question de la gestion politique des diffé- rences culturelles ne constitue-t-elle pas un problème classique mais néanmoins résolu pour les systèmes libéraux ? Depuis les travaux de Locke, largement inspirés des guerres de religion, la gestion et de l’accommodement des différences culturelles sont un pilier fondamental du projet normatif des systèmes libéraux.

Par l’octroi de droits individuels universels, ils ont générale- ment réussi à transformer des sociétés culturellement différen- ciées en sociétés politiquement et socialement bien ordonnées.

Ceci sans compter les stratégies d’ingénierie institutionnelle, telles que le fédéralisme, l'autonomie politique, le consociation- nalisme ou la ‘pillarisation’ aptes à permettre l’intégration poli- tique (ou l’accommodation) de sociétés culturellement différen- ciées (Lijphart, 1974). Au fond, donc, pour les théoriciens du pluralisme libéral, la diversité inhérente à tout système démo- cratique n’est généralement pas considérée comme un danger

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ou comme une pathologie, mais plutôt comme l’expression authentique, donc politiquement positive, d’une société libre et juste (Dahl, 1989; Raz, 1994; Rawls, 1993; Bohman, 1995).

Quel est donc le problème avec le multiculturalisme ?

Comme nous le montrerons par la suite, les penseurs libé- raux ont tendance à opérer une distinction entre, d’un côté, les différences culturelles raisonnables, acceptables et légitimes, et, de l’autre, les différences culturelles qui sont vue comme dérai- sonnables et donc potentiellement dangereuses pour la stabilité et l’ordre démocratiques. Pour eux, ces différences, fondées sur des valeurs et pratiques (présumées) illibérales, nient un certain nombre de principes fondamentaux, tels que l'autonomie ou l'égalité morale entre les individus. De nos jours, c'est surtout la population musulmane qui fait l'objet d'une telle représentation de ses spécificités culturelles. Depuis une dizaine d'années, les musulmans constituent la figure paradigmatique de l'altérité dans les systèmes libéraux-démocratiques européens, car sou- vent représentés en tant que porteurs d’une différence incom- mensurable menaçant la stabilité des sociétés et des systèmes politiques européens (European Monitoring Center on Racism and Xenophobia, 2006; Modood, Triandafyllidou, Zapata- Barrero, 2006). La mise à l’agenda politique de la question mu- sulmane dépasse les enjeux de sécurité publique et de lutte contre le terrorisme qui sont devenus prédominants depuis les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis ; elle concerne surtout la détermination des critères d'intégration, d'acceptation des limites démocratiques, de conformité aux conceptions de l'identité nationale et aux normes de comportement citoyen dont doivent faire preuve les musulmans résidants (Parekh, 2008;

Gianni et Clavien, à paraître). La problématique de l'égalité entre hommes et femmes, par exemple, sous-tend les différents affaires du voile (et, depuis quelques temps, de la burqa) qui, depuis quelques années, agitent les pays européens (Scott, 2007, Joppke, 2009; Laborde, 2009).

La visibilité religieuse croissante des musulmans dans les pays démocratique entraîne des débats houleux concernant les modalités de promouvoir des formes d'intégration et une unité civique juste. En particulier, les pratiques culturelles et reli-

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gieuses musulmanes sont vues comme remettant en cause l'un des principes constitutifs de l'ordre démocratique et libéral, notamment le confinement des conceptions du bien dans la sphère privée. Reléguées dans la sphère privée, ces dernières sont tolérables et légitimes ; par contre, exprimées et rendues visibles dans l’espace public, elles constituent une menace pour la stabilité et l’impartialité des institutions démocratiques (Sar- tori, 2000). Il est intéressant de remarquer que le principe de séparation entre sphère publique et sphère privée, loin d'être un principe fondamental en philosophie morale, est essentiellement une procédure de gestion sociale et politique qui, dans certains contextes politiques et en vertu de rapports de force politiques donnés, a été jugée la plus à même pour réaliser la meilleure approximation des principes d’égalité et de liberté. Il ne s’agit donc pas d’une fin en soi, mais d’un moyen, pouvant avoir des caractéristiques institutionnelles fort différentes, d'organisation et de stabilisation des sociétés démocratiques. Ainsi, la défini- tion de ce qui est raisonnable et de ce qui ne l’est pas dépend strictement des critères normatifs que l’on adopte. Des revendi- cations considérées comme étant déraisonnables pourraient être formulées en vertu de principes tout à fait raisonnables, donc conformes à une certaine conception de l’ordre démocratique ou de la justice. Par contre, des stratégies politiques qui paraissent, au premier abord, parfaitement raisonnables pourraient se révé- ler déraisonnables si elles aboutissaient à des effets sociaux et politiques qui n’apportent pas de réponse satisfaisante aux pro- blèmes visés.

Ce qui est intéressant c'est que, quelque soit sa justification, le principe de séparation entre public et privé a une relevance toute particulière sur la conception de la citoyenneté. La ma- nière par laquelle les institutions politiques définissent la nature et le contenu des frontières entre espace public et espace privé a des implications importantes sur les droits de citoyenneté, sur la nature de la communauté ou encore sur le potentiel d'expres- sion et d'intégration des différences culturelles dans l'espace démocratique. Notre thèse est que, dans le cadre d’une société multiculturelle, traversée par des conflits d’identité profonds et marquée par des trajectoires de marginalisation politique de

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certains groupes culturels, la poursuite d’une logique institu- tionnelle strictement universaliste, fondée sur une politique de neutralité publique et une interprétation excessivement indivi- dualiste des droits individuels, est déraisonnable.

Pourquoi le multiculturalisme représenterait-il aux yeux des théoriciens libéraux un enjeu si important pour la stabilité des démocraties libérales si, effectivement, les modalités libérales étaient en mesure de permettre une gestion équilibrée de ce type de conflits ? Cette question est centrale, car, comme l'affirme Mehta (1990 : 427), “ something about the inclusionary preten- tions of liberal theory and the exclusionary effects of liberal practices needs to be explained ”. Cette réflexion est d’autant plus pertinente que le multiculturalisme, en tant que phénomène social et politique, est loin de constituer une nouveauté. Histori- quement, les processus de construction des régimes démocra- tiques ont très souvent opposés des groupes porteurs d’identités, de valeurs et d’allégeances culturelles différentes et conflic- tuelles (Calhoun, 1995: 216); l’autonomie et la force des Etats nationaux sont le produit de processus de normalisation cultu- relle au travers desquels ils ont limité et géré les différences internes (Badie et Birnbaum, 1979 ; Gellner, 1989; Benhabib, 2002). Certes, depuis les années 60, la capacité des acteurs so- ciaux de revendiquer leurs identités et intérêts dans la sphère publique s’est accrue considérablement (Gitlin, 1994 ; Melucci, 1996 ; Walzer, 1994). La floraison de mouvements sociaux ayant comme objectif l’émancipation individuelle, la libération d'identités culturelles jusque là stigmatisées ou l'affirmation d'une authenticité identitaire par rapport aux identités domi- nantes illustre clairement cette tendance (Cohen, 1985). Comme le résume Phillips (1995: 12), le regain d’importance du multi- culturalisme en tant que phénomène social et politique “ cannot be understood just in terms of an absolute or growing diffe- rence. [...] It reflects a shift in political culture and claims, where people who may be significantly less different than in some point in the past come to assert a stronger sense of them- selves and their identities ”. La culturalisation progressive des enjeux politique et du débat public, phénomène que l'on peut résumer par l'expression de 'politique identitaire" (Kenny,

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2004), entraîne une modification radicale du répertoire de re- vendications et de contestation à l'égard du politique. Par exemple, des groupes dont les membres ont lutté pendant des décennies pour la reconnaissance de leur égalité et l’obtention d’une intégration politique réelle (et pas seulement formelle), revendiquent désormais la reconnaissance publique de leur spé- cificité sociale et de leur authenticité culturelle. Ce n’est donc pas en tant que nouvelle réalité sociale que le multiculturalisme est important, mais surtout par rapport aux implications poli- tiques qu’il soulève. La mobilisation par la politique identitaire révèle un changement de l’idée d’intégration et de justice dé- mocratique : ce n’est donc plus seulement le traitement égali- taire, individuel et universaliste qui est revendiqué, mais aussi la reconnaissance de la différence, donc de la spécificité vécue comme positive des différences culturelles et des conditions particulières affectant les acteurs sociaux.

De telles revendications sont particulièrement controversées quand les groupes culturels demandent la reconnaissance ou la tolérance par rapport à des valeurs qui, de prime abord, sont peu ou pas compatibles avec les principes libéraux et démocra- tiques. De telles demandes sont généralement considérées comme remettant en cause aussi bien les principes de base de la justice démocratique, comme par exemple le principe d'égalité morale, que la possibilité de réaliser un espace social et poli- tique partagé et intégré. Ces arguments ont certainement une pertinence. Néanmoins, ils sont le plus souvent formulés à un tel degré de généralité qu'ils aboutissent à la création de catégo- ries dichotomiques qui structurent le débat public. De plus en plus nous assistons ainsi à une radicalisation de l'opposition entre 'nous' et les 'autres'; entre un 'nous' incarnant la morale et la justice et un 'eux' incarnant la force et la tradition obscuran- tiste; un 'nous' défendant la démocratie et un 'eux' qui veut la subvertir ou, du moins, la dénaturer. La relevance publique et politique de la logique discursive du Choc des civilisations (Huntington, 1997) est inversement proportionnelle à sa solidité sociologique et anthropologique; elle s'insinue constamment dans les débats concernant la menace musulmane sur les valeurs démocratique, dans les représentations négatives qui en décou-

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lent, dans la mise en place d'une vision purement défensive de la démocratie. En plus, cette logique discursive occulte des questions cruciales, comme par exemple celles de savoir si toute forme de reconnaissance publique des groupes culturels aboutit nécessairement à une remise en cause de la justice dé- mocratique et à la destruction du fondement normatif de la ci- toyenneté; ou encore de savoir si la citoyenneté d'inspiration libérale ou républicaine, qui se veut aveugle aux différences, est le seul modèle de citoyenneté légitime et compatible avec l'idéal démocratique. Ces questions sont au cœur des arguments pré- sentés dans ce livre. Dans un débat largement dominé par la question des différences culturelles, de leur statut ontologique, de leur compatibilité par rapport aux principes démocratiques ou de leurs effets sur la nation et le lien social, nous les traite- rons en plaçant la citoyenneté au centre de notre analyse. En ce sens, la problématique du multiculturalisme constituera le révé- lateur par lequel nous questionnerons la portée normative et politique des théories de la citoyenneté.

La citoyenneté est une ressource politique et symbolique en perpétuelle contestation et redéfinition au sein d’une commu- nauté politique donnée. Favell (2001) parle de philosophies d'intégration pour désigner des interprétations socialement par- tagées d’un ensemble d’idées et de termes linguistiques tels que la citoyenneté, la nationalité, le pluralisme, l’autonomie, l’égalité, l’ordre public, la tolérance et la reconnaissance. La philosophie publique d’intégration est donc, d’un côté, la cons- truction discursive et symbolique par laquelle un système dé- mocratique définit ses propres valeurs constitutives en ce qui concerne le sens de l’appartenance commune et des pratiques citoyennes ; de l’autre, elle constitue un référentiel symbolique et institutionnel mobilisable pour aborder des problèmes publics particuliers, comme par exemple des demandes de reconnais- sance politique des différences culturelles dont la nature entre en conflit avec les valeurs et les pratiques propres à la philoso- phie publique d’intégration. Dans cette perspective la philoso- phie d'intégration s'exprime, s'active, dès qu'une "épreuve" qui se pose dans l’espace public entraîne la nécessité de fournir une

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justification à l'action publique (Boltanski et Thévenot, 1991:

86).

Les demandes de prise en considération publique de leurs particularités culturelles formulées par (ou au nom) des groupes culturels n’ont pas nécessairement le même objectif ni la même teneur normative. Certains groupes demandent des dispositions institutionnelles reconnaissant leurs différences (par exemple, l’octroi de droits spécifiques ou d'exemptions par rapport à des normes existantes); d’autres formulent plutôt des demandes ayant une visée égalitariste, par exemple la pleine réalisation, par le biais de politiques de lutte contre les discriminations, du principe d’égalité sous-jacent à la citoyenneté. Ainsi, les de- mandes de reconnaissance sont principalement de nature diffé- rentialiste et de nature égalitaristes. Les demandes de recon- naissance de la différence tendent à informer une conception différentialiste de l'intégration, tandis que des demandes de reconnaissance visant la réalisation de meilleures formes d'éga- lité sous-tendent une conception égalitariste de l'intégration.

Ces deux types de demandes de reconnaissance constituent des types idéaux. Dans la pratique, elles peuvent se superposer, rendant manifeste le lien paradoxal qui unit égalité et différence (Scott, 1997). Ces deux notions entretiennent un rapport sym- biotique, car il n’est pas possible de demander l’égalité sans être dans une condition de différence, ou de revendiquer sa propre différence en dehors de la référence - implicite ou explicite - à une certaine idée de ce qu'est ou devrait être l’égalité. La ci- toyenneté est marquée par cette dynamique paradoxale; ceci se constate dans le type de griefs (égalitaristes ou différentialistes) qui sont formulés par les membres des groupes culturels. Par exemple, si dans la première phase de la construction démocra- tique, la discrimination était vécue comme étant la négation d'une appartenance universelle à partir de critères particuliers (par exemple, le refus des droits de citoyenneté sur une base raciale ou sexuelle), dans la réalité sociale du multiculturalisme, la discrimination est parfois perçue comme émanant de la neu- tralité (donc de l’universalisme) des institutions politiques en- vers les identités particulières (Taylor, 1994).

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Ainsi, que ce soit dans la négation de la liberté d'affirmer une spécificité culturelle ou dans le fait de subir des discrimina- tions en vertu d'une identité imposée, ces deux dynamiques sociales ont des répercussions de taille sur la citoyenneté, tant dans sa dimension normative que politique. En particulier, elles affectent le principe cardinal de la justice démocratique, no- tamment le principe d'égalité morale des personnes. Le présup- posé méta-éthique qui sous-tend notre argument est calqué sur la posture de Dworkin, reprise par Kymlicka (1990), selon la- quelle théorie politique plausible acceptable et cohérente est basée, ultimement, sur une certaine conception de l'égalité. Les arguments présentés dans ce livre porteront plus spécifiquement sur le principe d'égalité démocratique, prémisse susceptible de permettre aux individus la possibilité de poursuivre, le plus librement possible, leur conception du bien. A notre sens, cette idée est à la base du contenu normatif de la citoyenneté.

Généralement, les théoriciens politiques s'occupent relati- vement peu des bases sociologiques de leurs arguments analy- tiques ou normatifs. La littérature sur le multiculturalisme et sur la citoyenneté n'échappe pas à cette tendance (Benhabib, 2002;

Phillips, 2007). Or il nous semble qu'un reconstruction sérieuse de la réalité sociale, politique et culturelle couverte par le con- cept de multiculturalisme constitue une étape théorique et mé- thodologique nécessaire pour pouvoir porter un regard normatif sur ces phénomènes. Il en va de même pour la citoyenneté : pour la saisir en tant que catégorie politique et normative, il est nécessaire de distinguer une approche sociopolitique de la ci- toyenneté (à savoir comment cette dernière est vécue par les acteurs ou comment elle est distribuée au sein d’une commu- nauté politique donnée) d’une approche normative de la ci- toyenneté, visant à élucider le potentiel normatif inhérent à l’idéal de la citoyenneté en tant que pilier de la tradition démo- cratique

En effet, comme nous l'avons évoqué plus haut, la réalité so- ciale du multiculturalisme est prise dans une dialectique com- plexe entre, d’un côté, l’affirmation endogène d’une identité positive et, de l’autre, la mobilisation contre l’imposition exo- gène d’identités fixes, connotées négativement. Les deux atti-

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tudes sont dans une relation d’interdépendance : exclusion, racisme et homophobie peuvent amener les individus à se re- plier dans leur groupe de référence ; ce repli peut par la suite donner lieu à une radicalisation de leur identité de groupe (La- peyronnie, 1993 ; Hagendoorn, 1994). Le problème des conflits multiculturels ne concerne donc pas seulement l’accommodation institutionnelle des divers groupes culturels présents dans un Etat donné, mais aussi - et surtout - les impli- cations politiques et sociales découlant du fait d’être culturel- lement différent dans le cadre d’une communauté politique donnée. C’est précisément cette condition de différence cultu- relle qui, de par les effets sociaux et politiques qu’elle engendre, est à la base des conflits multiculturels, à savoir les tensions provoquées par les revendications de reconnaissance publique de la part d’individus et de groupes qui, d'une part, s’estiment discriminés de l'accès à certain biens sociaux à cause de leur race, ethnie, appartenance et/ou identité culturelle, et, d'autre part, demandent à pouvoir vivre conformément à des concep- tions du bien qui sont différentes ou antinomiques avec celles qui informent les structures publiques, la morale sociale et les modes de fonctionnement du groupe culturellement majoritaire.

Ces demandes des acteurs, qui se réfèrent, directement ou indirectement, aux principes d'égalité et de liberté, font surgir la question du sens et des possibilités d'actualisation de l'intégra- tion démocratique dans les sociétés multiculturelles. L'intégra- tion démocratique exprime l’idée que tout citoyen devrait avoir un accès égal aux droits et aux ressources symboliques et poli- tiques lui permettant d'être politiquement entendu et représenté, et donc la possibilité de participer à la détermination des valeurs collectives et de vivre conformément à sa conception du bien sans que sa dignité et estime sociale en soit diminuée. Or, d’un point de vue normatif, l’on est en droit de s’interroger sur la pertinence de l’idée selon laquelle les modalités politiques que l’on résume sous l’étiquette de citoyenneté libérale constituent la meilleure manière de tenter de réaliser les principes d’égalité et de liberté dans le cadre des sociétés multiculturelles. L’idée centrale que nous essayerons de défendre dans ce travail porte sur le fait que la reconnaissance de la spécificité identitaire des

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groupes culturels n’implique pas nécessairement une rupture avec les principes universels sous-tendant le libéralisme2. Au contraire, c’est précisément en vertu des principes d’égalité des chances et de liberté que la reconnaissance publique des identi- tés culturelles peut être défendue d’un point de vue normatif. En d’autres termes, telle que nous la prônons ici, l’idée d’une ci- toyenneté différenciée et processuelle ne vise pas le dépasse- ment des principes susmentionnés, mais consiste plutôt en une autre manière de le traduire politiquement. A notre sens, la re- connaissance politique des individus culturellement différents permet d’atteindre une meilleure approximation des idéaux libéraux de liberté et d’égalité, car elle fournit aux membres des groupes culturels les ressources nécessaires pour envisager une véritable intégration dans l’espace démocratique. Plus spécifi- quement, nous défendrons la thèse selon laquelle les membres de groupes qui sont désavantagés dans le système politique en vertu de leur différence culturelle (qu’elle soit réelle ou présu- mée) doivent bénéficier de la reconnaissance publique de leur situation afin qu’ils aient une meilleure possibilité de participer en tant qu’égaux à la délibération politique.

Etant donnés les liens théoriques et normatifs qui unissent citoyenneté et démocratie, l'argument avancé dans ce livre a aussi des implications pour la théorie de la démocratie. S'il est vrai que la gestion politique du multiculturalisme implique une refonte des modalités censées réaliser les principes normatifs inhérents à la citoyenneté, alors penser des nouvelles manières de comprendre la citoyenneté implique de repenser l'architec- ture symbolique et institutionnelle des régimes démocratiques3.

2 Selon Pogge (2009: 98), une conception morale universaliste présuppose trois conditions: (i) que toutes les personnes soient soumises au même sys- tème de principes moraux fondamentaux; (ii) que ces principes attribuent les mêmes bénéfices moraux fondamentaux (demandes, libertés, pouvoirs, immu- nités) et charges (devoirs et responsabilités) à tous; (iii) que ces charges et bénéfices moraux fondamentaux soient formulés dans des termes suffisam- ment généraux afin de ne pas privilégier ou désavantager certaines personnes ou certains groupes de façon arbitraire.

3 Pour Parekh (1994 : 199), “ no discussion of the definition and measurement of democracy today can be satisfactory unless it is grounded in and informed by a full appreciation of the inescapable reality of cultural pluralism ”.

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L’exigence d’imagination théorique semble être d’autant plus nécessaire que les théories contemporaines de la démocratie et de la citoyenneté paraissent inadaptées, lorsqu’il s’agit de fon- der d’un point de vue normatif des pratiques institutionnelles durables (et légitimes), destinées à réguler les dynamiques so- ciales et politiques du multiculturalisme. Concevoir un modèle de démocratie multiculturelle consiste à réfléchir aux modalités théoriques et politiques permettant de repérer un principe poli- tique unitaire dans le cadre d'une réalité sociale complexe et hétérogène. Autrement dit, il s'agit de concevoir des modalités aptes à concilier l'hétérogénéité sociale avec les exigences pro- cédurales de la justice démocratique (Crowley, 1991: 178); ou, en d'autres termes, de concilier des formes d'unité politique avec des formes de respect des différences culturelles. Au fond, la construction d'une société intégrée et juste implique de con- cevoir une “ democracy through difference ” fondée sur une

“ politics that neither denies nor capitulates to the particularity of the group identities ” (Phillips, 1993 : 5). La stabilité des démocraties libérales dépendra dans une large mesure de leur capacité à trouver un équilibre politique entre la construction de l'unité (nécessaire au fonctionnement de toute démocratie) et l'expression des différences culturelles. A notre sens, le principe politique unitaire est représenté par la citoyenneté, tandis que les modalités effectives de réalisation de l’égalité inhérente à ce statut se fondent sur des formes de reconnaissance publique des différences culturelles. Ces deux aspects constituent la colonne vertébrale de la conception de citoyenneté différenciée et pro- cessuelle que nous défendrons dans les pages qui suivent.

1.1 Remarques sur la méthode et structure du livre

Bien que, malgré quelques exeptions notables, les théoriciens politiques passent généralement sous silence les enjeux métho- dologiques à la base de leur démarche argumentative (Leopold et Stears, 2008), il nous paraît judicieux d’expliciter brièvement l’approche méthodologique générale sur laquelle se fonde ce livre.

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Les arguments proposés dans ce travail sont principalement de nature théorique. Ils aborderont trois niveaux analytiques, à savoir le niveau conceptuel, le niveau théorico-normatif et le niveau politique.

Au niveau conceptuel, nous tenterons de systématiser la dé- finition et la portée (à la fois empirique et normative) d’un cer- tain nombre de concepts-clé, tels que citoyenneté, multicultura- lisme ou reconnaissance. Cette démarche est fondamentale le caractère polysémique et essentiellement contesté (Gallie, 1955) de ces concepts crée souvent un dialogue de sourds (Tay- lor, 1989). Par rapport au niveau théorico-normatif, nous tente- rons de dégager les implications normatives des différentes théories de la citoyenneté pour ensuite les confronter aux enjeux soulevés par le fait du multiculturalisme. Une partie importante du travail sera donc consacrée à la reconstitution critique des approches libérale, communautarienne, républicaine et ‘éman- cipatore-postmoderne’ de la citoyenneté. J’utilise le terme re- constitution pour indiquer que les approches susmentionnées proposent rarement une théorie accomplie de la citoyenneté.

Très souvent cette dernière doit être déduite, donc reconstituée, à partir de discussions plus larges concernant la démocratie ou la justice. Nous montrerons que chaque théorie de la citoyenne- té présente des lacunes aussi bien au niveau ontologique qu’au niveau normatif, ce qui en remet en cause leur capacité d’envisager un modèle viable de citoyenneté et de démocratie multiculturelle. Sur cette base, nous proposerons une concep- tion alternative de la citoyenneté, susceptible d'être à même de promouvoir des formes d'intégration politique plus justes et effectives4. Pour ce faire, nos propositions normatives seront basées sur une approche que l’on peut qualifier d’hybride, ou sens où, au lieu de nous inspirer et défendre la supériorité d’une approche particulière de la citoyenneté, nous tenterons de pro- poser une conception qui tienne le plus possible compte des

4 En ce sens, je suis un raisonnement normatif tel qu’est défini par Leca (1996), selon lequel la théorie normative “ adopte une valeur comme son objet et objectif et construit une explication en termes de conditions nécessaires pour maximiser la valeur choisie ”.

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intuitions et principes à la base des théories libérale, commu- nautarienne, républicaine et ‘émancipatoire-postmoderne’.

Il est important de préciser que les arguments avancés ici n'ont aucune ambition fondationnaliste5. Au contraire, ils parti- cipent d'une démarche de théorie politique non-idéale (Farrelly, 2007) et s’inspirent de l’approche contextualiste proposée par Carens (Carens, 2000, 2004 ; Bader et Saharso, 2004 ; Levy, 2007)6, bien que cette dernière ne soit utilisée explicitement que dans le seul chapitre de cet ouvrage traitant d’un cas empirique (chapitre 13). Nous envisageons la théorie politique comme un outil pour, d'une part, systématiser les implications des pro- blèmes politiques qui surgissent à un moment historique donné et, d'autre part, sur cette base, pour permettre de déterminer les options normatives possibles pour tenter d’y remédier. Comme le fait remarquer Rawls (1993: 209), “ il y a des périodes [...]

pendant lesquelles certaines questions fondamentales sont la source d'âpres controverses politiques qui entraînent des divi- sions, et il semble alors difficile, si ce n'est impossible, de trou- ver une base commune quelconque d'accord politique [...]. Une des tâches de la philosophie politique dans une démocratie est justement de s'intéresser à ce type de questions et de voir si une base sous-jacente d'accord ne peut pas être découverte et si on ne peut pas établir publiquement un moyen mutuellement ac- ceptable de résoudre ces problèmes ”. L'enjeu de la démocratie multiculturelle rentre parfaitement dans la catégorie des ques- tions fondamentales à laquelle Rawls fait référence; il s'agit donc de proposer des arguments susceptibles d'appuyer des

5 Barber (1988: 6), met en garde contre “ seductions of foundationalism. The fundationalist wishes to establish unimpeachable epistemological foundations for political and moral knowledge in a bedrock composed of either irreducible empirical data or indefeasible a prioris ”. Pour cet auteur “ the quest for a useful political theory gives way to the conquest of politics by theory ” (ibid:

10).

6 Une des intutitions de l’approche contextualiste prônée par Carens est bien capturée par cette citation: “With regards to some cases, the affirmation of liberal principles is enough, while in other cases context is morally decisive.

In those cases, “our moral judgements should turn on our understanding of the history and culture of a particular political community” (Carens, 2000 : 7).

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modalités adéquates de résolution politique des problèmes en question.

Dans l’idéal, l’objectif serait donc de concevoir des procé- dures politiques aptes à permettre la réalisation des principes normatifs dégagés auparavant; or, un tel objectif dépassant lar- gement les limites de ce livre, il s’agira de donner un contenu politique à la notion de citoyenneté différenciée processuelle, ceci dans le but de montrer l’utilité qu'elle pourrait avoir pour appréhender et canaliser les tensions qui traversent les sociétés multiculturelles. La dimension politique de notre réflexion est donc vouée à la définition de modalités d’intégration politique plus justes et effectives. En nous inspirant du pragmatisme de Dewey, nous concevons ce type de réflexion comme une sorte d’expérience de pensée qui ne vise pas la systématisation d’un modèle clos et univoque de structures politiques, mais une ré- flexion plus pragmatique sur des méthodes possibles d’intervention politique. Certes, au regard de la réalité quoti- dienne d’exclusions, de souffrances et de violences dues à des raisons culturelles qui marquent les sociétés démocratiques contemporaines, ce travail est naturellement destiné à décevoir ceux qui recherchent des solutions univoques et tranchées. Ce- pendant, si Sandel a raison quand il affirme que “our practices and institutions are embodiment of theory”, alors il est possible que la théorie d’aujourd’hui s’incarne dans les institutions de demain. Bien que, comme le soulignent plusieurs, tels que Bar- ber, Rorty, Walzer ou Young, le changement social découle du politique et non de la philosophie, la théorie politique peut par- ticiper - partiellement - au changement social en montrant les tensions ou contradictions inhérentes à certaines catégories politiques, souvent tenues pour données ou nécessaires. Une telle démarche a portée critique qui n'est pas négligeable.

Le livre se compose de trois parties. La première est consa- crée à la conceptualisation des notions-clés de cette étude, no- tamment (i) les rapports théoriques entre citoyenneté et démo- cratie (chapitre 2); (ii) le concept de multiculturalisme ainsi que les dynamiques sociales auxquelles il se réfère (chapitre 3);

(iii) les problèmes normatifs et politiques que le multicultura- lisme entraîne en ce qui concerne le rapport entre citoyenneté et

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démocratie. Nous montrons que la théorie de la citoyenneté constitue la clef de voûte du projet visant à définir les principes de base de la démocratie multiculturelle (chapitre 4). La deu- xième partie est consacrée à la reconstitution de quatre théories de la citoyenneté et à l'évaluation de leur potentiel normatif et adéquation sociologique par rapport au projet de concevoir un modèle de citoyenneté plus adapté à la réalité du multicultura- lisme. Il s'agit des théories libérale (chapitre 6), communauta- rienne (chapitre 7), républicaine (chapitre 8) et “ émancipatoire- postmoderne ” (chapitre 9). Dans le chapitre conclusif de cette partie (chapitre 10), nous avançons la thèse qu'aucune des quatre théories de la citoyenneté ne fournit des réponses théo- riques et normatives entièrement satisfaisantes en ce qui con- cerne la gestion des relations entre multiculturalisme et ci- toyenneté.

Sur la base de cet argument, dans la troisième partie, nous proposons la justification d'une conception syncrétique et alter- native de la citoyenneté, que nous appelons citoyenneté diffé- renciée processuelle. Elle repose sur une tentative d'articulation d'éléments proposés par les quatre théories de la citoyenneté, notamment l’élément libéral relatif à la primauté des principes d’égalité et de liberté ainsi qu’à la supériorité d’une vision pro- cédurale de la citoyenneté ; l’élément républicain concernant l'exigence de revitalisation du politique en tant que lieu de mé- diation et de construction de la volonté politique; l’élément communautarien stipulant qu'un système politique uniquement fondé sur une conception excessivement individualiste des droits n’est pas à même de saisir la dimension morales propre aux phénomènes identitaires; enfin, l'élément postmoderne con- cernant l'exigence critique et déconstructive concernant les pro- cessus d’essentialisation des identités, des cultures et du soi.

Dans un premier temps (chapitre 11), nous dégageons les grandes lignes de sa structure théorique; ensuite, nous discu- tons (Chapitre 12) les trois approches les plus représentatives de la citoyenneté différenciée. Il est en effet intéressant de consta- ter que, malgré leurs divergences théoriques et normatives, des auteurs s’inscrivant dans des approches différentes défendent l’idée selon laquelle la reconnaissance publique des différences

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est nécessaire pour réaliser la justice (Taylor, 1994 ; Kymlicka, 1989, 1995 ; Young, 1989 ; 1990). Ce constat rend plausible le projet de déterminer une nouvelle articulation des différentes conceptions de la citoyenneté. Par la présentation de ces ap- proches, nous reconstituons la grammaire théorique de base qui structure l'horizon conceptuel dans laquelle prend origine la citoyenneté différenciée processuelle. Ensuite, afin de montrer les implications normatives indésirables d'une conception non- processuelle de la citoyenneté, nous proposons une analyse du modèle républicain français de citoyenneté à la lumière de la loi de 2004 interdisant le port de signes religieux ostensibles dans le cadre de l'école publique (chapitre 13). Enfin, nous défendons la pertinence théorico-normative d’une conception politique du multiculturalisme et de la reconnaissance (chapitre 14). Dans cette perspective, nous suggérons que la citoyenneté peut repré- senter un paramètre politique suffisant pour déterminer des solutions adéquates aux tensions et conflits traversant les socié- tés multiculturelles. Etant donnée l’impossibilité de la part des Etats libéraux de déterminer objectivement quelle culture mérite (ou ne mérite pas) d’être reconnue, il paraît essentiel que ces derniers définissent des critères politiques de gestion des con- flits multiculturels. Par exemple, nous suggérons que si des groupes ne disposaient pas des ressources de citoyenneté suffi- santes pour participer effectivement à la délibération politique et que si ce manque de ressources était dû à des formes d’exclusion fondées sur leur identité culturelle, l’Etat serait alors appelé à intervenir avec des droits de reconnaissance cen- sés contrecarrer les effets structurels présidant à la discrimina- tion sociale et politiques de ces groupes. Envisagée ainsi, la reconnaissance publique n’est pas destinée à la protection ou à la perpétuation de certaines formes de culture, mais à une aug- mentation des possibilités offertes aux membres des minorités culturelles de participer effectivement au jeu démocratique.

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Partie 1

Les liens entre multiculturalisme,

citoyenneté et démocratie :

concepts, approches et enjeux

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2

Citoyenneté et démocratie: une relation sym- biotique

2.1 Quelques remarques introductives

L’affirmation selon laquelle démocratie et citoyenneté entre- tiennent des rapports très stricts n’est pas surprenante. Il est plausible de penser que, par exemple, la citoyenneté constitue un critère fondamental pour évaluer le degré de démocratisation d’un système politique donné. Ou encore, l’ordre démocratique ne serait pas possible sans la présence d’un ensemble de ci- toyens partageant des dispositions et des attitudes communes à l’égard du politique ou de la justice. Donati (1991: 8) résume bien la question de l’imbrication des rapports entre démocratie et citoyenneté. Pour lui, “ la démocratie est une certaine théorie et praxis de la citoyenneté, et la citoyenneté est une relation politique qui exprime et identifie la démocratie. [...] Toute crise de l'une est en même temps crise de l'autre. Leur évolution est en principe toujours problématique ”7. Si l’on accepte la posi- tion de Donati, il en découle que (i) le changement de l’une des deux notions entraîne des modifications de l’autre, et que (ii) les deux notions n’ont pas de sens si elles sont considérées indivi- duellement. Ceci signifie que le fait de parler de citoyenneté dans le cadre d’un système non démocratique, ou de démocratie sans véritable citoyenneté (ou société civile), est dépourvu de sens.

Pour saisir la portée de ces postulats, il est nécessaire de dé- finir soigneusement les notions qui les composent. Les termes citoyenneté et démocratie sont en effet marqués par une grande richesse sémantique. Ils ont à la fois une signification descrip- tive et une signification normative. D'un point de vue descriptif, démocratie et citoyenneté se réfèrent à un mode (parmi d'autres) d'organisation du pouvoir politique et à un certain type de lien politique entre les individus et l’Etat. D’un point de vue norma- tif, l’idée de démocratie énonce la nature du principe de lé-

7 Traduction de l'italien.

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gitimité des institutions politiques, tandis que la notion de ci- toyenneté se réfère à une conception des droits et des devoirs individuels considérés comme bons ou justes. Joppke (2007 : 38) propose une définition de la citoyenneté articulée autour de trois dimensions: « citizenship as status, which denotes formal state membership and the rules of access to it; citizenship as rights, which is about the formal capacities and immunities connected with such status; and, in addition, citizenship as identity, which refers to the behavioral aspects of individuals acting and conceiving of themselves as members of a collectivi- ty, classically the nation, or the normative conceptions of such behavior imputed by the state. With respect to the latter, citi- zenship addresses the unity and integration of society, and it is closely connected with the semantics of nation and nationa- lism ».Considérée dans cette complexité, la citoyenneté consti- tue un idéal exigeant, exprimant des principes et des critères susceptibles de permettre l’évaluation ou la conception des ins- titutions, des politiques, des réformes sociales (Veca, 1990).

Mais en même temps, elle est une catégorie éminemment con- flictuelle, car elle constitue la crystallisation de conception du statut, des droits et de l'identité qui ne sont pas univoques et partagées par l'ensemble des acteurs sociaux et politiques,

Le même discours vaut pour la démocratie (Touraine, 1994).

Le fait de qualifier un régime de démocratique ne signifie pas seulement de constater objectivement que, par rapport à un cer- tain nombre de caractéristiques empiriques, il est possible de le situer dans une classe particulière de régimes (Dahl, 1989). Il signifie aussi opérer un jugement sur la nature de ce régime (Lavau et Duhamel, 1985: 35). En particulier, il s’agit d’interpréter d’une certaine manière la traduction politique des principes de liberté et d’égalité affectant l’existence des ci- toyens.

Dworkin (1992: 112) utilise le terme de concepts interpréta- tifs pour caractériser les notions qui sont “ liées à une pratique sociale d'évaluation et de critique ”. Etant donné la pluralité d’interprétations possibles, les termes citoyenneté et démocratie rentrent aussi dans la catégorie des termes “ essentiellement contestés ”, car perpétuellement soumis au débat politique et

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philosophique (Gallie, 1955). En tenant compte de l’ambivalence sémantique qui caractérise les notions de ci- toyenneté et démocratie, des questions comme: « qu’est-ce que la citoyenneté ? » ou « qu’est-ce que la démocratie ? » sont loin de se résumer à un simple problème de définition. Pour leur apporter une réponse, il est préalablement nécessaire de déter- miner le niveau d’analyse par rapport auquel ces questions se situent. Ceci est d’autant plus important quand de telles ques- tions sont mises en relation avec des termes tels que ‘crise’ ou

‘évolution’ de la démocratie, voire de la citoyenneté. S’agit-il d’une ‘crise’ au niveau politique ou au niveau théorico- normatif ? Autrement dit: s’agit-il d’une ‘crise’ qui touche la réalisation empirique des principes normatifs incarnés par les concepts de démocratie et de citoyenneté, ou s’agit-il d’une

‘crise’ inhérente aux principes normatifs eux-mêmes ? Ces in- terrogations montrent que la formulation employée par Donati, bien qu’illuminante, doit être davantage spécifiée.

En effet, selon le type de niveau d’analyse choisi, l’étude des relations entre citoyenneté et démocratie change considérable- ment. Dans le cadre d'une conception descriptive et explicative de la démocratie, la notion de citoyenneté est employée de ma- nière instrumentale, factuelle, épurée de toute connotation nor- mative, donc définie en termes de statut politique, juridique ou social. Par contre, dans le cadre d'une théorie normative de la démocratie, la notion de citoyenneté acquiert une toute autre importance. Le problème ici n'est pas de déterminer les moda- lités de fonctionnement du pouvoir et le rôle joué par les ci- toyens dans ces dynamiques. Il s’agit plutôt de voir si les déten- teurs ultimes du pouvoir politique disposent des ressources poli- tiques, sociales, économiques ou cognitives pour exercer leur souveraineté. Une telle approche implique la référence directe aux principes que ces ressources devraient permettre de réaliser.

C’est l’adéquation entre les principes et les moyens mis en place pour les atteindre qui confère la légitimité au système politique. Autrement dit, la légitimité normative des institutions représentatives n'est pas simplement le résultat de leur efficacité ou de leur stabilité, mais elle découle aussi du fait que ces der-

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