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Les théories libérale, communautarienne, ré- ré-publicaine et postmoderne de la citoyenneté

6 Le modèle libéral

6.1 Le niveau anthropologique

Même si certains libéraux nient l’idée que le libéralisme se fonde sur une conception ou ontologique103, généralement, la doctrine libérale pivote autour d'une conception de l'individu considéré comme un “ autonomous being - author of values, of ends in himself, the ultimate authority of who consists [...] in the fact that he is willed freely ” (Berlin, 1969 : 136). Dans cette perspective, l’individu libéral est une entité capable d'autodé-termination, qui est en mesure de poursuivre, de manière volon-taire et autonome, sa vision du bien - vision qu'il a librement choisie. En d'autres termes, l’individu libéral s'autodétermine (en tant qu'acteur moral) indépendamment du contexte social dans lequel il s’inscrit et agit. Cette conception est dénommée, surtout par les critiques de cette perspective, la thèse libérale du soi non encombré (Sandel, 1982).

Cette conception du soi constitue un fondement important de la philosophie politique du siècle des Lumières104. Comme le dit Macpherson (1985 : 3), dans le cadre de la pensée libérale du 18ème siècle, “ the individual was seen neither as a moral whole or a part of a larger social whole, but as an owner of himself. [...] The individual, it was thought, is free as much as he is proprietor of his person and capacities. The human

103 Voir par exemple la position de Moon (1993 : 98 et ss), pour qui “ what is distinctive about political liberalism is, first, that it is not based on an ‘ontol-ogy’ of human nature but is offered as a strategy to achieve political commu-nity ”.

104 Dans ce travail, nous n’aborderons pas les auteurs classiques de la pensée libérale, tels que Locke, Montesquieu, Hobbes ou, plus tard, Constant et John Stuart Mill. L’objectif de cette partie est de proposer une synthèse de la ception anthropologique de l’individu qui sous-tend la pensée libérale con-temporaine.

sence is freedom from dependance on the wills of others, and freedom is a function of possession ”. L’individu libéral est le seul véritable possesseur de lui-même, et, en vertu de cette fa-culté, il possède un pouvoir de choix et d’auto-détermination (Gould, 1988 : 93 ; Ryan, 1993 : 307) qui lui permet virtuelle-ment de sortir de ce que Kant appelait l’état de minorité105. L’individu libéral est donc rationnel, capable de déterminer, de manière autonome, une conception propre du bien ainsi que des stratégies aptes à la réaliser ou à la modifier . Le soi libéral se caractérise par une disjonction entre le “ sujet empirique ” et

“ sujet moral ”. Ce dernier est “ indépendant, autonome et ainsi (essentiellement) non social ”(Dumont, 1983: 264 ; Crowley, 1987 : 198). Ainsi, l’individu libéral choisit de façon ra-tionnelle, responsable, volontariste et autonome ses valeurs; il n'est pas subordonné à un telos qui le surdéterminerait en lui attribuant des finalités nécessaires. Il définit lui-même ses fins.

La propriété anthropologique qui permet aux individus libéraux d’être aussi des sujets moraux autonomes, découle de l' ” ability to distance themselves from the contingent and adventitious in their life, from everything which cannot be derived directly from their ability to reflect, calmly and reasonably, on what their values ought to be ” (Crowley, 1987 : 199). En ce sens, l’individu est moralement prioritaire à l’égard des rôles, des relations, des fonctions et des attributs qui lui sont conférés en vertu de son insertion dans toute forme de communauté ou de société.

La distinction entre sujet empirique et sujet moral est très importante, parce qu’elle implique que les libéraux ne contes-tent pas l’idée qu’il est important que les individus fassent par-tie de communautés ou de groupements collectifs. Ils considè-rent même qu’un tel ancrage social et culturel est nécessaire pour le bien-être des individus (Kymlicka, 1990, 1995 ; Caney, 1992 : 277-279). Cependant, les individus demeurent morale-ment détachés du contexte culturel et social dans lequel ils sont insérés. Dans un certain sens, le sujet moral a un pouvoir

105 Qui se résume à la condition selon laquelle l’individu n’est pas en mesure d’accomplir des choix de manière autonome.

rieur à celui du sujet empirique, pouvoir qui permet à l’individu de prendre de la distance par rapport aux valeurs et pratiques du groupe social ou de la communauté dans lesquels il est, empiri-quement, inséré106. Ainsi, l’individu détient une faculté d’exit à l’égard de tout groupement humain. S’ils acceptent l’importance anthropologique et sociologique de l’ancrage des individus dans des groupes collectifs, les libéraux contestent cependant l’idée que ces derniers ont une valeur morale priori-taire par rapport aux individus. L’individu est ainsi le seul sujet moral concevable dans le cadre du paradigme libéral (Kymlicka, 1995). Ce sont les individus qui confèrent (par agrégation) une valeur morale à la communauté et non le con-traire. Ce sont donc les individus qu’il faut protéger par des droits, et non pas des entités collectives (comme les communau-tés culturelles). Pour les libéraux, l’individu est donc en mesure de “ naître ” dans un contexte identitaire, de s'en distancer ra-tionnellement et, par la suite, de définir un principe d'identité alternatif.

Sur cette base, il est relativement aisé de comprendre com-ment, en règle générale, les théoriciens libéraux conçoivent les notions d'identité et de communauté. En affirmant la faculté propre à l'individu de s'extraire (ou de s’émanciper) de sa com-munauté d'appartenance, les libéraux promeuvent une concep-tion de la communauté que l'on peut qualifier de dérivée ou d’instrumentale, donc dépendante de la volonté individuelle (Sandel, 1982 : 147)107. Rawls (1993a : 40 et ss.) affirme, du reste, qu'une société démocratique “ bien ordonnée ” ne consti-tue ni une communauté ni une association. Pour lui, la commu-nauté est gouvernée par une doctrine compréhensive (morale,

106 Comme l’affirme Walzer (1990 : 15), “ liberalism is distinguished less by the freedom to form groups on the basis of identities than the freedom to leave the groups and sometimes even the identities behind ”.

107 Comme le dit Buchanan (1989 : 874), dans la vision libérale “ all relations with others and indeed all attachments and goals [are understood] as being merely contingent, independent of the self, and detachable from it at will ”.

Dans le même sens, Kymlicka (1991 : 50) souligne que “ liberals [...] insist that we have an ability to detach ourselves from any particular communal practice. No particular task is set for us by society, and no particular practice has authority that is beyond individual judgement and possible rejection ”.

philosophique ou religieuse), tandis que l’association a une dimension téléologique qui n’est pas transposable au niveau social sans déterminer des conflits entre les individus. Dans la société démocratique, ce sont les individus qui décident de constituer des réseaux identitaires et non l'identité communau-taire qui façonne les individus108. C’est donc par un processus de nature constructiviste que l'identité libérale (individuelle et collective) est constituée. Constructiviste dans le sens où, en dehors de toute définition de nature transcendantale, les indivi-dus sont obligés de se donner des règles et des valeurs suscep-tibles de structurer leurs interactions sociales. L’identité qui en émane se fonde sur “ la référence purement procédurale d'une pratique de réflexion sur soi engagée dans la perspective argu-mentative [...] de la reconnaissance d'autrui et de soi-même par autrui ” (Ferry, 1991 : 202). La figure d’un individu cosmopo-lite, capable d’intégrer des modes de vie appartenant à des tradi-tions culturelles différentes dans une forme d’identité flexible et ouverte à la reconnaissance d’autrui, est en ce sens embléma-tique de la position libérale (Waldron, 1995).