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Les liens entre multiculturalisme, citoyenneté et démocratie :

2 Citoyenneté et démocratie: une relation sym- sym-biotique

2.3 Citoyenneté, démocratie et multiculturalisme

Voyons maintenant rapidement en quoi la relation entre démo-cratie et citoyenneté est concernée par le multiculturalisme.

Comme nous l’avons noté dans l’introduction, notre idée géné-rale est que le modèle libéral de citoyenneté est confronté à une réalité sociale par rapport à laquelle il n’est plus adapté. Ce ne sont pas tant les principes libéraux d’égalité et de liberté qui sont en cause, que les modalités politiques qui ont été mises en œuvre pour les réaliser, telles que la neutralité institutionnelle ou une interprétation excessivement formaliste et individualiste des principes de liberté et d’égalité. Or, il est clair que le fait de mettre en lumière certaines failles inhérentes à un modèle théo-rico-normatif ne signifie pas condamner la totalité du modèle.

Les libéraux doivent accepter l’idée que le modèle libéral de citoyenneté engendre un certain nombre d’effets pervers qu’il est important d’évaluer et de contrecarrer. Dans cette perspec-tive, il ne s’agit donc pas de dépasser le modèle libéral, mais de mieux l’adapter - par exemple, par des réformes institution-nelles - par rapport aux nouvelles dynamiques sociales et poli-tiques qui affectent les démocraties libérales (Spinner, 1994).

Ainsi, la critique de la citoyenneté libérale n'implique pas né-cessairement que la démocratie multiculturelle ne soit pas de type libéral. Elle implique plutôt l’exigence d’une réadaptation de la théorie libérale à l’égard de la réalité sociale qu’elle pré-tend décrire, gérer et évaluer.

Pour ce faire, il est nécessaire de mieux définir le sens et la portée analytique de la notion de multiculturalisme. Cet aspect sera abordé dans la prochaine section. Pour l’instant, il est suffi-sant d’esquisser les raisons qui rendent plausible l’idée que le multiculturalisme constitue un facteur susceptible de remettre en cause la relation symbiotique entre démocratie et citoyenne-té. Revenons d’abord à la notion de citoyennecitoyenne-té. La citoyenneté exprime le lien entre la jouissance d’un certain nombre de droits, l’obligation d’accomplir un certain nombre de devoirs, et

l’appartenance à un groupement politique donné. Ainsi, la ci-toyenneté a une nature fondamentalement duale : d’un côté, en tant que statut, elle correspond à un ensemble de droits et de devoirs reposant sur une base juridique ; de l’autre, en tant que forme d’identité, elle correspond à l’appartenance à une com-munauté politique donnée, exprimant ainsi l’intériori-sation de la part des individus du lien social propre à un système politique donné (Hassenteufel, 1996 : 128 ; Baccelli, 1994 ; Joppke, 2007). Concernant la nature de cette appartenance, il est pos-sible de la concevoir soit de manière minimaliste, comme une identification à un statut juridique qui lie un individu à un sys-tème politique particulier, soit de manière plus maximaliste, à savoir comme une identification aux valeurs culturelles et mo-rales caractérisant une certaine communauté politique20.

Tant dans une acception minimaliste que maximaliste, la ci-toyenneté représente la forme de base de l’identité politique. En ce sens, elle exprime l’appartenance à la communauté politique, donc la possibilité formelle de participer à l’exercice de la sou-veraineté politique. Définir la citoyenneté en tant qu’appartenance implique une vision de la citoyenneté qui est plus riche et exigeante que celle postulant la citoyenneté comme simple statut légal. Certes, la référence constante à l’idée (ou l’idéologie) d’Etat-nation a fortement contribué à occulter la dimension d’appartenance incarnée par la citoyenneté. En effet, dans ce modèle, la question de l’appartenance est réglée a priori par le principe de nationalité. En règle générale, tout citoyen est membre d’une communauté nationale21. C’est un des postulats du modèle de l’Etat-nation. Cette prémisse a contribué à privi-légier la dimension juridique de la citoyenneté et, du même coup, à amputer de la réflexion concernant la citoyenneté la question de ses déterminants culturels. Autrement dit, on s’est souvent penché sur la problématique des droits de citoyenneté ; par contre, on n’a pas suffisamment étudié les implications en-traînées en matière d’exercice de la citoyenneté par le fait d’être

20 Beiner (1996a), par exemple, parle de la citoyenneté en termes d’existential dimension.

21 Il existe des exceptions qui seront mentionnées dans le chapitre 3 de cette partie.

culturellement différent au sein d’une communauté politique donnée.

La problématique du multiculturalisme touche précisément à cet enjeu. Elle soulève différentes questions, telles que : est-ce que la citoyenneté, en tant que principe d’identité, incarne un potentiel d’assimilation des différences culturelles ? Est-ce que ses droits et ses devoirs sont véritablement universalistes ou constituent-ils l’objectivation de valeurs culturellement déter-minées ? Est-ce que la démocratie implique une homogénéisa-tion de l’identité des acteurs sociaux et politiques ? Est-ce que la citoyenneté, en tant que catégorie universelle, est compatible avec l’expression politique des différences culturelles et leur représentation institutionnelle ? Quel type de différences cultu-relles les régimes démocratiques sont-ils en mesure d’intégrer dans l’espace public ? Cette liste de questions est loin d’être exhaustive. Elle nous pousse à remettre en cause le lien, trop souvent considéré comme étant évident et non problématique, entre citoyenneté et intégration politique. En effet, en ce qui concerne la question de l’intégration politique, le fait de consi-dérer la citoyenneté principalement en tant que forme d’appartenance (ou d’identité) soulève des enjeux qui ne sont pas saisis si l’on adopte une conception strictement formelle de la citoyenneté. Par exemple, loin d’avoir été reléguée dans la sphère privée, la question des différences culturelles se réper-cute dans la sphère publique. En tant qu’expression d’une ap-partenance (ou d’une identité), la citoyenneté est sujette à des logiques binaires d’inclusion et d’exclusion. Ceci n’est du reste pas surprenant, parce que le fait d’affirmer une appartenance implique, au même temps, l’existence de la non-appartenance.

Si, d’un point de vue logique, une telle affirmation ne pose pas de problème, il en va autrement en ce qui concerne les im-plications théoriques et normatives de cet état de fait. En effet, la prise en compte des différences culturelles permet de jeter une lumière critique sur la relation symbiotique entre citoyenne-té et démocratie. La question qui se pose est de savoir si les modèles dominants de citoyenneté sont en mesure de gérer poli-tiquement, et de manière satisfaisante d’un point de vue norma-tif, les tensions découlant des demandes de reconnaissance

ex-primées par des groupes culturels. Nous partageons l’avis de Connolly (1991) pour qui la négociation entre identité et diffé-rence représente un problème politique crucial au sein des dé-mocraties libérales. La citoyenneté est directement concernée par cet enjeu. Au-delà de leurs objectifs stratégiques, les reven-dications des minorités culturelles22 portent sur la transforma-tion des principes normatifs qui régissent l’espace public. Dans un certain sens, un des griefs fondamentaux de cette critique réside dans la modification des politiques censées réaliser l’idéal d’intégration politique.

Plus particulièrement, selon le modèle libéral dominant, l’intégration politique entraîne un coût, celui de la non-considération publique des différences culturelles. Or, en règle générale, les revendications de reconnaissance se fondent sur une position concurrente, à savoir l’idée qu’il ne faut pas être intégré au détriment de sa propre différence, mais plutôt en tant que différent. La réalisation d’un tel objectif implique des réa-ménagements institutionnels. En effet, les institutions libérales, en vertu de leur exigence de cohérence par rapport aux droits et devoirs de citoyenneté, peuvent jouer un rôle important dans la production et dans la reproduction des phénomènes de margina-lisation sur base culturelle. Par exemple, le principe - typique-ment libéral - de séparation entre sphère publique et sphère privée réduit considérablement les possibilités de politisation de certains enjeux ayant une dimension identitaire et culturelle, tels que les relations au sein de la famille ou la division sexuelle du travail. Au fond, la référence constante au principe de neutralité publique implique de facto une réduction du potentiel de politi-sation des revendications culturelles23. Cette tendance implique deux types de phénomènes : d’un côté, dans une perspective

22 Telle que nous l’utilisons ici, la notion de minorité se réfère à tout groupe qui, par rapport à un autre groupe, est dans une condition d’asymétrie du pouvoir et d’incompatibilité culturelle (Joppke, 1996: 451 ; Young, 1990).

23 Par exemple, comme l’écrit Khosrokhavar (1996: 151) “ en France, il faut s’affranchir de la tyrannie d’un universalisme qui, au nom de la légitimité autoproclamée de sa mainmise exclusive sur l’universel, est trop souvent porteur d’un ethnocentrisme inavoué et d’un refus du dialogue ”. Voir aussi Touraine (1997).

théorique et interprétée en termes de citoyenneté politique, une telle dynamique a pour conséquence que les membres de cer-tains groupes culturels désavantagés ne sont pas habilités à arti-culer publiquement leurs revendications identitaires. En ce sens, dans le cadre d’un espace publique libéral, ils peuvent avoir des problèmes à articuler politiquement les raisons pour lesquelles leurs choix privés (telle que l’appartenance à une communauté culturelle particulière) ont un impact négatif sur leurs droits et devoirs de citoyenneté. De l’autre, l’exigence de neutralité pu-blique rend très difficile pour les citoyens de maintenir des identités culturelles fortes (Spinner, 1994 : 6). Pour les libéraux, au sein de l’espace public les citoyens doivent être en mesure de transcender leur identité culturelle ainsi que leurs conceptions du bien.

Dans une telle situation, il est clair qu’il existe un lien entre les deux dimensions de la citoyenneté, à savoir la dimension formelle et la dimension identitaire. Dans certains cas, la di-mension identitaire a des répercussions sur l’exercice effectif des droits formels, donc sur les droits politiques. Ces derniers sont les seuls droits de citoyenneté ayant un caractère réflexif.

Ils habilitent leurs détenteurs à transformer leur condition so-ciale par le biais de l’action politique (Baccelli, 1994: 133).

Dans les systèmes démocratiques, les droits politiques consti-tuent donc une prémisse importante pour pouvoir conquérir d’autres droits ou pour tenter de rendre effectifs les droits exis-tants. Dans le cadre des sociétés multiculturelles, un des griefs souvent articulés consiste précisément dans la critique de l’effectivité des droits de citoyenneté. Si de tels griefs devaient être justifiés, ce serait la légitimité même de la démocratie qui serait remise en question.