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Les théories libérale, communautarienne, ré- ré-publicaine et postmoderne de la citoyenneté

5 Introduction : l’analyse des théories de la ci- ci-toyenneté

5.1 La structure des théories de la citoyenneté

Pour aborder les quatre modèles de citoyenneté, nous suivrons une démarche que nous avons nommons découpage reconstitu-tif (Gianni, 1994). L'aspect découpage découle de l'idée de dé-composition des différentes approches considérées en trois ni-veaux d'analyse. Ces trois nini-veaux d’analyse constituent les dimensions qui structurent toute théorie de la citoyenneté. Plus

95 Selon Wellmer (1989: 507), “ l'individualisme radical et le communauta-risme radical sont des cas extrêmes que l'on ne trouve pas facilement ”. Beiner (1992: 18), de son côté, relativise la portée effective de la querelle. A son sens, la critique communautarienne du libéralisme est généralement compa-tible avec les présupposés sous-jacents aux différentes visions libérales: “ It is only against the most extreme type of rights theorists, like Nozick, that Tay-lor's atomism thesis can retain any critical bite at all [...]. Merely to convict Nozick of an atomistic self-misunderstanding hardly suffices as a serious challenge to liberalism as a theory of society ”. Voir aussi Spragens (1995), Selznick (1994) et Preston (1995), qui insistent sur les similitudes entre des positions souvent considérées comme antithétiques.

spécifiquement, il s’agit du (1) niveau anthropologique, axé sur la conception de l’individu sous-jacente à la citoyenneté96; (2) du niveau normatif, exprimant les éléments constitutifs de la construction normative de la citoyenneté; et (3) du niveau insti-tutionnel, consacré à la compréhension de la nature des institu-tions et de leurs manières d’incarner et de permettre l’accom-plissement de l’idéal normatif de la citoyenneté. Voyons rapi-dement les caractéristiques de ces niveaux.

La prise en considération de la dimension anthropologique se justifie par l’idée que toute théorie politique se fonde, en dernière instance, sur une conception de la nature du soi, donc sur une anthropologie. Pour Gould (1988: 91) “ every social and political theory presupposes, whether explicitly or tacitly, an ontology, that is, a conception of the nature of the entities and relations that constitute social life. Thus every theory works with some conceptions of the nature of individuals or persons, of the social relations among them, and of the sort of reality that is constituted by such complex entities as social institutions and their processes ”97. L’utilisation du terme anthropologie - plutôt que celui d’ontologie - s’explique par le fait que cette conception de la nature du soi ne doit pas nécessairement être métaphysique ou transcendantale. En ce sens, nous partageons l’avis de Rorty, selon lequel il est inutile de rechercher une hu-manité intrinsèque aux individus pour déterminer un critère susceptible de servir de référence morale: “ il n’y a rien en de-hors de ce qui a été socialisé dans les individus ” (1989: 243).

96 Notre démarche s'inspire, partiellement, de Caney (1992). Dans ces ni-veaux d’analyse, cet auteur utilise le terme ‘ontologique’ et non ‘anthropolo-gique’. Taylor (1989) va dans le même sens. En effet, il opère la distinction entre le niveau anthropologique et le niveau normatif. Pour lui, il existe des ontological issues (“ which concern what you recognize as the factors you will invoke to account for social life ”) et des advocacy issues (“ which concern the moral stand or policy one adopt ”). Nous avons décidé d’employer le terme anthropologique au lieu d’ontologique pour insister sur le fait que nous ne nous intéresserons pas spécifiquement aux considérations métaphysiques qui sont inhérentes à une vision ontologique.

97 Voir aussi MacIntyre (1988: 37), Taylor (1989) et Oldfield (1990: 27), pour qui “ any viable sense of community, and any viable sense of citizenship, must take account of the nature of modern individuals ”.

Le fait d’aborder les présupposés anthropologiques des diffé-rentes théories sociales, n’implique donc pas nécessairement la volonté de rechercher les fondements d’une conception trans-cendantale de l’individu. Il s’agit surtout de dégager les repré-sentations du soi qui sont censées orienter la construction nor-mative de l’idée de citoyenneté.

Le niveau anthropologique ne concerne pas uniquement les propriétés de l’individu, mais aussi (et surtout) des communau-tés d’individus. Il existe un lien entre les caractéristiques an-thropologiques de l’individu et les caractéristiques de la com-munauté (qu’elle soit culturelle ou politique) dont les individus font partie. En d’autres termes, d’un point de vue théorique, une certaine conception de l’individu implique une certaine concep-tion de la communauté. On peut aussi éventuellement partir du principe qu’une certaine conception de la communauté entraîne une certaine conception de l’individu qui lui appartient. Ainsi, des conceptions alternatives de l’individu sont susceptibles de permettre la définition de nouvelles représentations de la com-munauté (Avineri et De-Shalit, 1992 : 4). Comme nous le ver-rons plus loin, la définition des relations entre l’individu et la communauté soulève des questions normatives importantes.

Plus spécifiquement, la détermination de la nature du rapport que l’individu entretient avec sa communauté d'appartenance constitue le point de départ de la justification normative des droits et des devoirs rattachés au statut de citoyen98. Ainsi, la question qui retiendra notre réflexion est : quelles conceptions de l’individu et du nous sous-tendent les différentes théories de la citoyenneté ?

Cette question se justifie par le fait que la référence aux thèses anthropologiques est très importante pour comprendre (et évaluer) les différentes constructions normatives de la citoyen-neté. Plus particulièrement, par construction normative de la citoyenneté, nous nous référons à l’ensemble des règles,

98 Selon Avineri et De-Shalit (1992: 6), “ in order to justify the special obliga-tions that we hold to members of our communities - families, naobliga-tions and so forth - one must attach some intrinsic (i.e non-instrumental) value to the community itself and to our relations with others members of the communi-ty ”.

leurs, droits et obligations qui structurent l’action des individus dans l’espace politique. En effet, la citoyenneté exprime un modèle de comportement, donc un ensemble de dispositions, de droits et de devoirs requis par l’Etat aux individus. Dans cette perspective, la citoyenneté peut être comprise comme étant la construction normative de l’individu dans l'espace public, car les règles et les valeurs de citoyenneté ne sont pas innées chez les individus, mais découlent du besoin de structurer et de ré-glementer les interactions sociales. Or, pour que cette construc-tion normative soit plausible, il est nécessaire qu’elle soit relati-vement conforme aux présupposés anthropologiques concernant la nature des individus. Par exemple, un modèle de citoyenneté vertueuse ne peut découler d’une conception anthropologique postulant qu’un individu est totalement égoïste, asocial ou inca-pable d’exprimer des formes de civilité. En d’autres termes, la compréhension de ce que l’individu est, est indispensable à la compréhension de ce qu’il devrait être en tant que citoyen.

La construction normative de la citoyenneté n’est en elle même pas suffisante pour garantir une emprise effective sur la réalité sociale. Pour pouvoir passer du virtuel au réel, les droits et les devoirs de citoyenneté impliquent une institutionnalisa-tion. Il existe donc une interdépendance entre la citoyenneté et les institutions. En effet, d'une part la citoyenneté nécessite des institutions qui l'incarnent et dans le cadre desquelles elle peut se déployer. Comme le dit bien Oldfield (1990: 28), “ merely to empower individuals [...] is not, of course, sufficient for the practice of citizenship. The institutional setting has to be ap-propriate ”. Les institutions politiques cautionnent donc (léga-lement et symboliquement) un certain modèle de citoyenneté (Brubaker, 1992 ; Minow, 1990; Sandel, 1996). D'autre part, la nature même des institutions démocratiques présuppose l’existence d’un contrôle de la part des citoyens sur leurs actes.

Sans l’allégeance des citoyens, les institutions démocratiques sont destinées à perdre leur légitimité, car ce sont les citoyens qui statuent sur leur acceptabilité et qui leur attribuent la lé-gitimité nécessaire à leur perpétuation. La dimension institu-tionnelle revêt ainsi une importance toute particulière pour comprendre les caractéristiques de l'espace formel et

symbo-lique dans lequel la citoyenneté se réalise pratiquement. De plus, la nature des institutions politiques détermine largement les possibilités de transformation de la citoyenneté. Par exemple, en fonction de l’ouverture ou de la fermeture de la structure des opportunités politiques, les acteurs sociaux auront la possibilité de déterminer de nouvelles formes de participation politique, donc d’expression de la citoyenneté. En ce sens, la citoyenneté n’est pas uniquement attribuée par le ‘haut’, mais elle se constitue aussi par le ‘bas’, par les interactions entre les individus et les demandes que ces derniers adressent aux institu-tions politiques. L’interdépendance entre ces trois niveaux peut ainsi être schématisée de la manière suivante :

(a) Individu  (b) Citoyen  (c) Institutions

Fondamentalement, ce schéma exprime l’idée que la construc-tion normative de la citoyenneté (niveau b) se base sur la réfé-rence à des présupposés anthropologiques et qu’elle influence, pour sa part, dans une large mesure la nature et l’organisation des institutions politiques démocratiques. C'est en vertu de cette idée que nous avons préalablement qualifié la citoyenneté de principe organisateur du modèle démocratique (Gianni 1994:

10; 1995: 12). Si nous reprenons la définition que donne Van Gunsteren (1988 :732) de la citoyenneté, notamment : “ citi-zenship is an answer to the question 'Who am I?' and 'What should I do?' when posed in the public sphere ”, nous pourrons constater que, en définitive, chaque théorie de la citoyenneté répond d'une certaine façon aux deux questions. La réponse à la question ‘qui suis-je dans l’espace public ?’ implique la théori-sation de deux questions annexes. A savoir, d’abord, ‘qui suis-je en dehors de l’espace public ?’ Les interprétations anthropo-logiques sont susceptibles de fournir des éléments aptes à ré-pondre à cette interrogation. Ensuite, la question “ quel type d’espace public me permet-il d’être ce que je suis ? ”, touche à la nature du contexte institutionnel (au sens large) qui structure et détermine les possibilités d’expression de la citoyenneté. La

prise en compte de ces deux questions est cruciale pour pouvoir apporter une réponse à la suivante: ‘Que dois-je faire en tant que citoyen’ ?

Il est important de préciser que théorie de la citoyenneté et niveau de la citoyenneté ne sont pas équivalents. La théorie de la citoyenneté se constitue à partir de l’articulation des trois niveaux susmentionnés. Tout en étant dans une relation d’interdépendance, chaque niveau apporte un éclairage particu-lier pour la compréhension et l’explication de la citoyenneté.

C’est l’articulation entre les niveaux qui confère un caractère spécifique, du point de vue théorique, à l’ensemble. Par contre, le niveau de la citoyenneté se réfère à la construction normative de ce que l’individu devrait être au sein de l’espace public. Pour que l’on puisse parler de théorie de la citoyenneté, l’articulation entre ces trois niveaux doit avoir une certaine cohérence interne.

Des incohérences aboutiraient à un modèle porteur de tensions théoriques, tensions qui peuvent en remettre en cause sa légiti-mité politique et normative. Par exemple, concernant la relation entre les niveaux (b) et (c), l'incohérence naîtrait de l'instaura-tion d'institul'instaura-tions qui ne permettraient pas l'expression des ca-ractéristiques anthropologiques de l’individu ou des attributs normatifs constitutifs de la citoyenneté (par exemple les impé-ratifs de conduite du bon citoyen). Ces institutions seraient alors inacceptables (donc illégitimes) pour les acteurs sociaux.

L’enjeu de l’acceptabilité sociale des différents modèles de citoyenneté soulève la question des liens entre théorie et pra-tique. Plus précisément, dans le cadre d’une approche de philo-sophie politique, la détermination des positions normatives doit s’accompagner d’interprétations concernant les raisons (sociales et politiques) qui pousseraient les individus à accepter (ou à refuser) les principes normatifs dégagés par les philosophes.

Comme nous le verrons par la suite, les présupposés anthropo-logiques qui fondent les modèles de citoyenneté constituent une première étape en ce sens. Les règles institutionnelles, la nature des dynamiques sociales, l’ethos public, etc., constituent des aspects importants pour envisager les conditions d’acceptabilité de certains principes normatifs. Ainsi, même en admettant la validité normative de certains principes, il est possible que les

individus considèrent comme inacceptables les modalités pra-tiques (ou institutions) qui sont censées les réaliser. Dans cette perspective, la crise présumée de la citoyenneté (Beiner, 1995) pourrait être interprétée comme résultant d'un déficit de cohé-rence grandissant entre les niveaux de l’individu, du citoyen et des dynamiques politiques induites par les institutions. La pro-blématique de la crise de la citoyenneté a connu un impact im-portant à la suite des critiques communautariennes et républi-caines concernant le fonctionnement des régimes démocratiques libéraux. Les chercheurs qui s’inscrivent dans ces courants re-prochent au libéralisme d’encourager une conception aride, égoïste, indifférente de la vie sociale et politique. Ceci abouti-rait à un désengagement des individus de la communauté poli-tique et donc à une crise morale et polipoli-tique des institutions démocratiques (Bellah et al. 1985 ; Barber, 1984; Beiner, 1992 ; Etzioni, 1993 ; MacIntyre, 1981 ; Bloom, 1987). En dépit de nombreuses critiques à son égard, cette approche a eu le mérite de relancer le débat sur la citoyenneté et les fondements norma-tifs des institutions politiques libérales.

Le débat entre libéraux et communautariens n’épuise pas les théories de la citoyenneté les plus importantes quand il s’agit de discuter des implications soulevés par le multicultura-lisme. Nous considérons ici aussi les perspectives républicaine et ‘émancipatoire-postmoderne’. Tout comme l’approche com-munautarienne, il s’agit de deux perspectives critiques à l’égard de la position libérale. La conception républicaine partage d’innombrables aspects avec la position communautarienne, tels que l’importance d’une citoyenneté participative ou l’idée de vertu publique. Néanmoins, comme nous le verrons plus loin, il existe des différences importantes entre les deux modèles de citoyenneté, notamment en ce qui concerne la nature de la communauté politique. La perspective se fonde, par contre, sur des prémisses épistémologiques, normatives et politiques diffé-rentes de celles sous-tendant les trois autres approches. Comme nous le verrons plus loin, à la différence des libéraux, commu-nautariens et républicains, qui privilégient la stabilité et le com-promis pour aboutir à une société bien ordonnée, les auteurs postmodernes prônent le conflit comme moyen de dépassement

des phénomènes d’exclusion ou de marginalisation inhérents aux sociétés démocratiques contemporaines. Pour Offe et Preuss (1990: 97), “ la polarité entre un régime purement fondé sur l'équilibre des pouvoirs et des intérêts [donc libéral] et un régime de vertu républicaine n'a que très peu de signification dans la pratique. Mais sa signification théorique est de la plus haute importance, car elle délimite l'espace à l'intérieur duquel les théoriciens de la démocratie peuvent tenter de formuler des solutions synthétiques qui, elles, ont des conséquences pra-tiques et polipra-tiques concrètes ”. Il semblerait donc que c'est sur la base des éléments composant les quatre modèles qu'il sera possible, par la suite, de concevoir les principes théoriques et normatifs nécessaires pour imaginer de nouvelles formes de citoyenneté et d’institutions politiques. A quelques nuances près, nous partageons la position épistémologique de Offe et de Preuss. La querelle entre libéraux, républicains et communauta-riens fournit une grille d’interprétation pour concevoir des ré-ponses normatives à des questions politiques importantes, telles que: quelles sont les finalités des institutions ? Sur quels prin-cipes normatifs doivent-elles être bâties ? Quelles valeurs doi-vent-elles incarner et véhiculer ? Quelles institutions réalisent le mieux l'idéal démocratique ? Ces modèles constituent certaine-ment des paramètres incontournables pour l'évaluation et la compréhension des institutions démocratiques. En tant que points situés sur un continuum théorique, ces approches permet-tent d'évaluer différemment les institutions existantes et contri-buent à imaginer les institutions à venir. Chaque modèle attri-bue, en effet, une priorité théorique et normative à l’un des trois niveaux constitutifs de la grammaire des théories de la citoyen-neté, ce qui détermine des compréhensions et des justifications de la citoyenneté (dans le sens d’articulations entre les niveaux) fort différentes99.

99 Il est important de préciser que les modèles de citoyenneté qui seront abor-dés dans ce travail sont loin d’être exhaustifs. Par exemple, nous ne traiterons ni de l’approche libertarienne, ni de l’approche marxiste. La première paraît inadéquate pour la formulation d’une vision de la citoyenneté en tant que forme d’identité politique. Cette conception se fonde sur un modèle de ci-toyenneté purement instrumental, basé sur la détermination d’un nombre

Dans les prochains chapitres, nous nous proposons de re-construire et analyser les quatre théories de la citoyenneté rete-nues à la lumière de deux critères heuristiques. Le premier con-siste en une présentation de leur cohérence interne, donc de l’adéquation entre les niveaux anthropologique, normatif et institutionnel. Le deuxième porte sur l’analyse du potentiel théorico-normatif des modèles pour apporter des solutions aux défis posés par le phénomène du multiculturalisme en matière de citoyenneté.

limité de droits civils et politiques garantissant la liberté des individus face à l’ingérence de l’Etat (Miller, 1995) ; la seconde se heurte au problème de ne pas prendre la dimension culturelle suffisamment au sérieux. Considérée comme un épiphénomène, résultant de la structure des rapports de production, la variable ‘culture’ a été peu problématisée par les penseurs marxistes.