• Aucun résultat trouvé

Citoyenneté et démocratie: une dépendance normative

Les liens entre multiculturalisme, citoyenneté et démocratie :

2 Citoyenneté et démocratie: une relation sym- sym-biotique

2.2 Citoyenneté et démocratie: une dépendance normative

Comme nous venons de le voir, la détermination des relations entre démocratie et citoyenneté se heurte à une difficulté de taille. Elle réside dans le caractère équivoque et

16 Traduction personnelle de l’italien.

sionnel du concept de citoyenneté (Bader, 1995). Il n’y a pas une théorie de la citoyenneté, mais des théories de la citoyenne-té. Ces théories prônent différentes interprétations de la ci-toyenneté, de ses éléments constitutifs, de ses modalités de réa-lisation et de ses principes de légitimité. Plus fondamentale-ment, la pluralité des théories de la citoyenneté montre l’existence de désaccords concernant l’importance politique et normative de cette notion. Si l'idée selon laquelle les régimes démocratiques présentent des problèmes d’intégration politique et, de ce fait de légitimité, est généralement admise, la détermi-nation des remèdes à leur apporter laisse apparaître des avis fort diffèrents. Pour certains, tout remède implique, préalablement, le développement d’une citoyenneté active et responsable (Bar-ber, 1984). Ces auteurs prônent l’exigence d’une repolitisation du politique en tant que moyen de revigorer la légitimité des régimes démocratiques. Pour d’autres, c’est l’excessive ingé-rence de l’Etat dans la sphère privée des citoyens qui pose pro-blème. Il faut donc impérativement désengager la citoyenneté de l’emprise de l’Etat, ceci en définissant une frontière stricte entre sphère publique et sphère privée. Pour ces auteurs, l’intégration politique est un droit, mais pas un devoir. Pour d’autres encore, d’inspiration marxiste, ce n’est pas tant l’intégration politique qui pose problème, mais surtout l’intégration sociale et économique. C’est donc sur de profonds changements structurels (par exemple au niveau du système de production ou de propriété) qu’il faut axer les interventions politiques.

Bien entendu, cet éventail de positions est loin d’être ex-haustif. De plus, il est encore trop tôt, à ce stade du travail, pour se prononcer quant à leur pertinence théorique. Il est cependant important de souligner ici que, malgré leur caractère apparem-ment antinomique, ces positions ont néanmoins une racine commune. Elles mettent toutes en lumière une (supposée) ina-déquation entre les modalités politiques et institutionnelles mises en place pour tenter de réaliser les principes de liberté et d’égalité (donc, les présupposés de l’intégration politique et de la légitimité démocratique) et les dynamiques sociales et poli-tiques qui marquent les régimes démocrapoli-tiques. Etant donné

que la citoyenneté représente une de ces modalités, il paraît donc nécessaire d’analyser les présupposés théoriques et norma-tifs qui ont présidé à ses incarnations institutionnelles. Considé-rée dans cette perspective, la notion de citoyenneté peut être perçue comme constituant le principe organisateur du modèle démocratique, puisqu'elle définit les critères de légitimité des institutions démocratiques. Cette position modifie partiellement l’interprétation de Donati, présentée au début de ce chapitre, concernant l’interdépendance entre citoyenneté et démocratie.

En effet, le fait de concevoir la citoyenneté en tant que principe organisateur du modèle démocratique implique la transforma-tion de l’interdépendance théorico-normative entre les deux niveaux en une relation de dépendance17. L’argument sous-tendant cette position réside dans l’idée que la construction nor-mative de la citoyenneté détermine largement la vision norma-tive des institutions démocratiques. Ceci revient à affirmer qu'à partir de conceptions différentes de la notion de citoyenneté, l'on aboutit à des modèles normatifs différents de démocratie18. Dans cette perspective, la définition de la citoyenneté ainsi que les modalités politiques qui en découlent déterminent largement la nature d’un système politique donné.

Quelques exemples permettront d’évaluer le bien-fondé de cette hypothèse de travail. Le modèle radical de démocratie, selon lequel la participation effective au processus de décision de tous les citoyens constitue le caractère inaliénable de la légi-timité démocratique d'un régime politique, implique la création d’institutions de démocratie directe. Sans ces dernières, les ci-toyens ne seraient pas en mesure d'exprimer pleinement leur volonté politique et les institutions souffriraient donc d'un manque de légitimité. Par contre, le modèle postulant que les

17 Beiner (1992 : 105) suit une orientation similaire quand il écrit que “ citi-zenship theory includes but is broader than democratic theory, and the inquiry into citizenship subsumes the inquiry into democracy ”.

18 Il existe une querelle concernant l'existence d'un ou de plusieurs modèles de démocratie. Selon Held (1989) et Macpherson (1977), il existe différents modèles de démocratie; pour Sartori (1993), il n'y a qu'un modèle démocra-tique de base - la démocratie libérale - à partir duquel se dégagent des (sous) visions différentes de démocratie.

toyens doivent déléguer leur pouvoir de législateur à des repré-sentants éclairés, élus et donc formellement légitimés par eux, implique des institutions de nature représentative. Ainsi, à partir de différentes conceptions anthropologiques (ce que l’on est en tant qu'individu) ou normatives de la citoyenneté (ce que l’on devrait être en tant que citoyen), les divers maîtres à penser de la théorie démocratique ont conçu des modèles institutionnels fort divergents.

Pour Aristote, par exemple, l'homme est un animal politique, ontologiquement finalisé à réaliser pleinement son telos dans la communauté politique. A partir de telles prémisses, il est donc naturel que le modèle institutionnel athénien soit conçu de ma-nière à permettre aux citoyens de participer activement et de manière responsable à la gestion (exécutive, législative et judi-ciaire) de la polis. Etant donnés ces présupposés anthropolo-giques, on peut estimer que, dans la vision d'Aristote, le seul système politique bon, et donc légitime, est celui qui se fonde sur la délibération publique des citoyens. Hobbes, par contre, part d'une conception pessimiste de l'individu. Selon lui, l'homme est, dans l'exercice de sa liberté, “ un loup pour l'homme ”. Cette attitude inhérente à la nature humaine em-pêche toute vie sociale pacifique. Pour pouvoir établir la paix et la sécurité dans une société composée de ‘loups’, Hobbes con-çoit un modèle institutionnel absolutiste: les citoyens renoncent à leur liberté illimitée en faveur du Léviathan, dont la légitimité résulte de sa capacité d'imposer et de préserver l'ordre social.

Locke, quant à lui, part de la vision d'un état de nature constitué d'individus pacifiques et sociables. De plus, l'individu est conçu comme étant le possesseur de droits inaliénables. L'individu lockéen ressent néanmoins la nécessité d'une institution - l'Etat - qui soit en mesure d'arbitrer les litiges entre les individus et de protéger le droit à la propriété privée. Ainsi, Locke préconise des institutions absolutistes mais limitées, dont la légitimité découle de leur capacité à protéger la sphère privée et les droits de propriété des individus. Etant données les différences au niveau de leurs conceptions anthropologiques, les institutions préconisées par Hobbes et Locke sont nécessairement de nature différente: si les premières sont fortement absolutistes,

centrali-sées et empêchent la constitution d'un espace public autonome, les secondes sont de nature plus libérale, fondées sur le principe de représentation et présupposent une séparation des pouvoirs visant à protéger l'autonomie et la liberté de l'individu face aux ingérences des institutions. A une époque plus récente, Schum-peter (1954: 392) écrit que “ le citoyen typique, dès qu'il se mêle de politique, régresse à un niveau inférieur de rendement men-tal, [...] redevient primitif ”: comment, sur la base d'une telle vision, ne pas aboutir à un modèle démocratique élitiste ? Est-il surprenant, à partir de telles prémisses, que pour cet auteur dé-mocratie “ signifie seulement que le peuple est à même d'accep-ter ou d'écard'accep-ter les hommes appelés à les gouverner ” (ibid.: 423) ?

Bien que présentés de manière quelque peu sommaire, ces exemples rendent plausible l'idée de l'existence d'un rapport de dépendance normative entre les concepts de citoyenneté et de démocratie. Plus précisément, cette dépendance s'exerce entre trois niveaux distincts: le niveau anthropologique de l’individu19, le niveau normatif du citoyen et le niveau des insti-tutions démocratiques. Comme nous le verrons de manière plus détaillée dans la deuxième partie, de manière générale, la dé-pendance s’exerce généralement de la manière suivante: une certaine conception anthropologique de l’individu influence une certaine construction normative de ce que l’individu devrait être dans l’espace public. C’est à ce niveau que réside la différence fondamentale entre la notion d’individu et la notion de citoyen.

Cette dernière correspond en effet à la formalisation d’un en-semble de droits et de devoirs qui structurent les interactions entre les individus dans l’espace public. Pour que ces critères soient perçus par les individus comme étant légitimes, il faut qu’ils soient adaptés aux représentations que les individus se font de leur nature, de leurs aspirations et de leurs facultés. Il y a donc une dépendance théorique entre le niveau anthropolo-gique et le niveau normatif de la citoyenneté. L’influence sur le

19 Les auteurs anglophones emploient le terme self. En tant que traduction, j’adopte le terme individu, tout en étant conscient que la traduction n’est pas totalement satisfaisante. Par exemple, le traducteur français de Giddens (1987) utilise le terme soi.

niveau institutionnel découle du fait que les principes normatifs inhérents à la citoyenneté doivent être réalisables au sein d’un cadre institutionnel donné. Si les institutions politiques sont conçues de manière à empêcher ou limiter les droits et les de-voirs de citoyenneté, il s’ensuit, à terme, un déficit au niveau de leur légitimité, car les citoyens auront l’impression de n’être pas suffisamment considérés au sein du politique.

Bien évidemment, le caractère unilinéaire de cette grille d’interprétation doit être fortement nuancé. Selon les cas, la direction de la dépendance peut être inversée. Par exemple, les institutions politiques ne sont pas uniquement le produit d'une objectivation de la construction normative de la citoyenneté, mais participent aussi à la définition des modèles de ci-toyenneté. Comme le dit Douglas (1986), les institutions “ pen-sent ”; elles interviennent profondément dans la société civile en orientant, de manière intentionnelle ou non intentionnelle, ses dynamiques internes. De plus, cette grille d’interprétation est fortement décontextualisée de la réalité empirique. Elle ne considère pas les mécanismes sociologiques et politiques qui ont produit aussi bien les représentations des individus, que les droits ou devoirs de citoyenneté ainsi que les institutions poli-tiques. Donc, d’un côté, l’utilité de ce modèle est analytique. En ce sens, il permet de questionner les rapports entre citoyenneté et démocratie au niveau de leur adéquation théorique et norma-tive. Surtout, il rend plausible l’idée que toute analyse de la citoyenneté implique, directement ou indirectement, la prise en considération des prémisses anthropologiques ainsi que des contraintes institutionnelles. C’est ce que nous ferons dans la deuxième partie de ce travail, quand nous appliquerons cette grille de lecture aux théories libérale, communautarienne, répu-blicaine et ‘émancipatoire-postmoderne’ de la citoyenneté. De l’autre, ce modèle a une force heuristique permettant de systé-matiser les intuitions concernant la citoyenneté qui traversent les débats publics et les actions institutionnelles dans des théo-ries cohérentes de la citoyenneté. Il donne ainsi la possibilité de dégager des relations analytiques entre les différents arguments, en permettant, du même coup, leur évaluation théorique et nor-mative. Nous verrons comment cette grille d’interprétation,

malgré son caractère réducteur, nous semble remplir parfaite-ment cet objectif.