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Les liens entre multiculturalisme, citoyenneté et démocratie :

3 Le multiculturalisme: approches et définitions

3.1 Deux conceptions du multiculturalisme

Une des distinctions souvent présentes dans la littérature, et qui concerne principalement l’acception politique du terme multi-culturalisme, oppose un multiculturalisme faible et un multicul-turalisme fort (Grillo, 2007 : 987)28. Nous proposons une dis-tinction différente, moins axée sur les modalités institution-nelles et politiques susceptibles de les accommoder. Notre dis-tinction porte sur le concept de culture (Gianni, 1997). Ceci n’est pas surprenant, étant donné le manque de consensus sur sa définition (Berger, 1995).

La conception étroite du multiculturalisme se fonde sur une définition substantielle de la culture. Dans cette perspective, la

28WEAK Multiculturalism: cultural difference recognized (to varying ex-tent) in the private sphere, with acculturation in many areas of life and assimi-lation to the local popuassimi-lation in employment, housing, education, health and welfare; STRONG Multiculturalism: institutional recognition for difference in the public sphere, with special provision in language, education, health care, welfare etc, and the organization of representation on ethnic/cultural line”.

caractéristique première de la culture est son assise institution-nelle. L’idée étant que plus l’assise institutionnelle est forte, plus les membres développent un sentiment d’identification avec une communauté culturelle donnée. Kymlicka (1995: 76) propose une définition de la culture sociétale [societal culture]

qui illustre bien cette perspective : “ a culture which provides its members with meaningful ways of life across the full range of human activities, including social, educational, religious, recreational, and economic life, encompassing both public and private spheres. These cultures tend to be territorially concen-trated, and based on a shared language ”. Ce sont essentielle-ment les minorités nationales, englobées dans des Etats plus larges, qui remplissent ces critères. Les minorités immigrées ne rentrent pas dans cette définition. En effet, selon Kymlicka, les membres des minorités ethniques issues de l’immigration ont abandonné leur culture sociétale. Ceci n’empêche évidemment pas qu’ils partagent et expriment de fortes affiliations cultu-relles qui, toujours selon Kymlicka, doivent faire l’objet de certaines formes de protection publique afin que les individus puissent préserver une partie de leurs traditions culturelles. Bien évidemment, Kymlicka n’est pas le seul à adopter une concep-tion substantialiste de la culture, d’autres chercheurs s’inscrivent dans cette perspective (Taylor, 1994 ; Walzer, 1994; Huntington, 1993, Parekh, 1991, Rex, 1996, Miller, 1995). Tous adoptent une approche anthropologique de la cul-ture. Cette dernière est considérée comme étant une construc-tion symbolique dont la préservaconstruc-tion et la reproducconstruc-tion im-plique l’existence d’institutions. C’est précisément en vertu de ce fondement institutionnel que, pour Kymlicka, une culture n’est pas figée et immuable. Elle continue d’exister même quand les membres en modifient les valeurs (1991: 167).

La conception large du multiculturalisme se fonde sur une définition moins exigeante, du point de vue institutionnel, de la culture. De ce fait, elle considère comme faisant partie de la réalité du multiculturalisme l’existence de groupes qui ne pos-sèdent pas nécessairement une culture sociétale. Si la concep-tion étroite met l’accent sur l’idée de culture, la concepconcep-tion large se focalise davantage sur la notion de différence. Pour les

tenants de cette approche, il existe des groupes dont les membres, bien que n’ayant pas développé ou pu maintenir une culture sociétale, partagent des caractéristiques qui les définis-sent comme différents à l’égard des membres de/des majorité/s culturelle/s. Ces différences s’incarnent dans des styles de vie, des valeurs, des aspects physiques, des rites, des orientations sexuelles, etc. Les phénomènes de discrimination découlent du fait qu’aux yeux des membres des autres groupes, ces caracté-ristiques ne sont pas acceptables ou admissibles. Le plus sou-vent, une telle réaction découle d’une volonté de défendre la valeur de sa propre identité culturelle. Dans cette perspective, la notion de culture est interprétée de manière relationnelle et pragmatique. Bref, plus sociologique. Selon Young (1995: 86), par exemple, la culture “ refers to all aspects of social life from the point of view of their linguistic, symbolic, affective, and embodied norms and practices. Culture includes the back-ground and medium of action, the unconscious habits, desires, meanings, gestures and so on that people grow into and bring to their interactions ”. Ainsi comprises, les identités culturelles n’ont pas besoin d’un fondement matériel institutionnalisé pour pouvoir se perpétuer. Elles sont continuellement construites et reconstruites par l’interaction entre les acteurs sociaux. Les déviations par rapport aux valeurs dominantes donnent lieu à des subcultures, unissant des individus partageant des référents identitaires communs, sans pour autant qu’un des référents identitaires soit nécessairement dominant.

Ainsi, pour les auteurs s’inscrivant dans cette approche, ce qui est significatif n’est pas tellement de déterminer ce qui, objectivement, peut être qualifié de culture. Il est plutôt impor-tant d’étudier ce qui est socialement et politiquement fait par des individus culturellement situés29. Cette conception plus

29 Comme l’écrit Tully (1995: 5), “ the diverse ways in which citizens think about, speak, act and relate to others in participating in a constitutional associ-ation (both the abilities they exercise and the practices in which they exercise them), whether they are making, following or going against the rules and conventions in any instance, are always to some extent the expression of their different cultures ”. Ainsi, “culture is a way of relating to others in any inter-action, a way of following or challenging a social rule, and so a dimension of

relationnelle de la culture permet aux tenants de la conception large du multiculturalisme de considérer un éventail plus grand de groupes culturels. Ceci entraîne un élargissement de la por-tion de réalité sociale couverte par la nopor-tion de multicultura-lisme. Ainsi, pour eux, les problèmes multiculturels ne concer-nent pas seulement les relations entre les différentes cultures sociétales, mais aussi (et surtout) les relations que les membres de groupes minoritaires entretiennent avec les cultures majori-taires au sein d’une culture sociétale donnée. Ce ne sont donc pas seulement les minorités nationales et les minorités eth-niques ou religieuses qui sont significatives, mais aussi d’autres formes de différence socio-culturelle30 tels que le sexe, le genre, l’âge, la classe, la culture populaire ou urbaine, les handicaps physiques, etc.31. S’il est clair que ces groupes ne constituent pas des cultures sociétales, il n’en demeure pas moins que leurs membres partagent un fort sentiment d’identité. Du reste, c’est pour la défense ou la promotion de leur spécificité socio-culturelle que ces groupes se sont constitués et que se mobili-sent dans l’espace public32.

any social relation, from a cultural slur in the workplace to the relations among nations ” (ibid.: 15).

30 Dans cette perspective la différence entre un groupe social et un groupe culturel est très relative. Young définit le groupe social de par sa différence culturelle : “ a social group [as] a collective of persons differentiated from at least one other group by cultural forms, practices, or way of life ” (1990: 43).

31Young (1990: 40) propose une longue liste de groupes opprimés aux Etats-Unis: “ women, Blacks, Chicanos, Puerto Ricans and other Spanish-speaking Americans, American Indians, Jews, lesbians, gay men, Arabs, Asian, old people, working-class people, and the physically and mentally disabled ”. Il est intéressant de remarquer que, pour Kymlicka, le fait de considérer un tel éventail de groupes implique que 80% de la population nord-américaine fait partie de minorités culturelles (1995: 145). Dans le même sens, pour Dumm (1994: 172), pour qui “ African American Nationalism, the problem of street gangs and urban disintegration, gender inequality, gender identity, and queer politics, Latino identity, and the role of popular culture in the transformation and dissemination of culture ” font partie de la problématique du multicultura-lisme.

32 “ While groups do not exist apart of individuals, they are socially prior to individuals, because people’s identities are partly constituted by their group affinities. Social groups reflect ways that people identify themselves and others, and to treat others as different. Groups are identified in relation to one

Par rapport à la mobilisation des groupes culturels, nous ver-rons par la suite qu’il existe une différence conceptuelle impor-tante entre (i) se mobiliser afin de se défendre par rapport à l’imposition externe d’une identité négative et (ii) se mobiliser pour promouvoir une identité positive. Nous considérons l’identité des groupes comme positive quand le groupe affirme la valeur de sa propre subculture ; elle est par contre négative quand l’identité culturelle du groupe fait l’objet de formes de catégorisation ou d’attribution sociale qui stigmatisent et mar-ginalisent ses membres présumés33. Le terme ‘présumés’ est ici important, parce que des individus peuvent être catégorisés comme membres d’une certaine culture (ou subculture), sur la base d’attitudes, de caractéristiques phénotypiques, d’apparte-nances religieuses, etc., sans qu’ils s’identifient nécessairement à leur (présumée) communauté d’appartenance. Ils sont donc socialement “ attribués ” à un certain groupe culturel même s’ils ne partagent pas les valeurs ou les pratiques qui, selon les membres du groupe culturellement majoritaire, caractérisent l’essence des diverses communautés de différents. Face à ces identités “ ascriptives ” (Galeotti, 1994 ; Williams, 1995; Be-sussi, 1994), l'appartenance au groupe n'est pas vécue comme un choix, mais plutôt comme une attribution anthropologique ou sociale.

Sans vouloir sous-estimer la rigueur qui caractérise les ana-lyses du multiculturalisme dans une perspective étroite, nous estimons que, pour cerner la complexité des enjeux politiques inhérents au multiculturalisme, la conception large est plus féconde et heuristiquement puissante. Autrement dit, une another. Their existence is fluid and often shifting, but nevertheless real ” (Young, 1990: 9).

33 Par exemple, pour Steele (1990: 43) “ the condition of being black in Amer-ica means that one will likely endure more wounds to one's self-esteem than others and that the capacity for self-doubt born of these wounds will be com-pounded and expanded by the black race's reputation of inferiority ”. Il est important de remarquer que la politique de l’identité peut être comprise comme la tentative de transformer une identité négative en identité positive.

En ce sens, par leur mobilisation et leurs demandes de reconnaissance, les groupes socialement stigmatisés tentent d’affirmer une conception positive de leur identité culturelle. Cette idée sera développée plus loin.

préhension plus souple de la culture ouvre des perspectives analytiques qu’une définition trop substantielle ne permet pas d’envisager. Nous partageons l’avis de Gellner (1989: 19), pour qui “ il est probablement préférable d'aborder [...] le terme culture sans trop s'engager dans la voie d'une définition for-melle, et en regardant ce qui est fait par la culture ”. Par rap-port à notre perspective, ceci signifie analyser les implications politiques que la présence de groupes culturels différents en-traîne sur le système politique. Plus précisément, il s’agit de considérer les implications sur la citoyenneté en tant que prin-cipe de l’identité politique. Par exemple, d’un côté, on peut aborder la question de la mobilisation de groupes ayant comme but la défense et la promotion de leur culture spécifique. Dans ce cas, il est important de focaliser l’attention sur les implica-tions politiques et normatives découlant de la volonté de cer-tains groupes de préserver et/ou de revendiquer une identité collective spécifique, en opposition aux valeurs culturelles et aux référents identitaires perçus comme dominants. D’un autre côté, il est possible d’étudier la mobilisation de groupes reven-diquant une réalisation plus effective de l’égalité. Dans ce cas de figure, ce n’est pas une attitude de différenciation qui mobi-lise les groupes, mais une attitude d’intégration. Quel que soit le cas de figure, ces deux formes de mobilisation concernent direc-tement la question de la citoyenneté : la première en vertu du fait que la citoyenneté n’est pas perçue comme étant suffisam-ment ouverte aux différences ; la deuxième en vertu du manque de réalisation effective du principe d’égalité.

Considérée par rapport à ses implications en matière de ci-toyenneté, il paraît clair que la notion de multiculturalisme re-couvre une réalité sociale plus large que celle exprimée par le conflit entre des cultures sociétales. Autrement dit, à notre sens, la problématique du multiculturalisme va au-delà des problèmes ethniques, linguistiques ou religieux qui sont souvent avancés par la littérature portant sur les migrations internationales ou les minorités nationales. Le fait d'interpréter la culture de manière pragmatique donne la possibilité de prendre en considération des subcultures, socialement plus au moins visibles, qui sont perçues, se perçoivent ou se présentent comme différentes au

sein d’un système politique donné. C’est donc la relation entre des acteurs (individuels ou collectifs) porteurs de valeurs et d’allégeances culturelles différentes et antagonistes, qui caracté-rise la réalité sociale du multiculturalisme. Voyons maintenant de manière plus précise, quel type de dynamique politique ca-ractérise cet état de société.

3.2 Le multiculturalisme en tant que dynamique sociale et