mise ` a jour : 08/11/2020
Le th´ eor` eme des six exponentielles restreint ` a l’irrationalit´ e par
Michel Waldschmidt
R´esum´e.
Si
p,q,rsont trois nombres rationnels positifs multiplicativement ind´ ependants et
uun nombre r´ eel positif tel que les trois nombres
pu,
qu,
rusoient rationnels, alors
uest aussi rationnel. Pour d´ emontrer ce r´ esultat, on introduit un param` etre
Let une matrice carr´ ee
L×Ldont les coefficients sont des fonctions (p
s1qs2rs3)
(t0+t1u)x. Le d´ eterminant
∆(x) de cette matrice s’annule en un point r´ eel
x6= 0si et seulement si
uest rationnel.
Les hypoth` eses impliquent que ∆(1) est un nombre rationnel, dont on majore facilement un d´ enominateur. Pour majorer
|∆(1)|, on montre que lesL(L−1)/2premiers coefficients de Taylor de ∆(x) ` a l’origine sont nuls.
Abstract.
Let
p,q,rbe three multiplicatively independent positive rational numbers and
ua positive real number such that the three numbers
pu,
qu,
ruare rational ; then
uis also rational. We prove this result by introducing a parameter
Land a square
L×Lmatrix, the entries of which are functions (p
s1qs2rs3)
(t0+t1u)x. The determinant ∆(x) of this matrix vanishes at a real point
x6= 0if and only if
uis rational. From the hypotheses, it follows that ∆(1) is a rational number ; one easily estimates a denominator of it. An upper bound for
|∆(1)|follows from the fact that the
L(L−1)/2 first Taylor coefficients of ∆(x) at the origin vanish.
Mots–cl´es :
nombres rationnels ; irrationalit´ e ; th´ eor` eme des six exponentielles ; conjec- ture des quatre exponentielles ; ind´ ependance multiplicative de nombres r´ eels ; d´ eterminant ; s´ erie de Taylor
2010 Mathematics Subject Classification :
11J86
Dans [S], Omar Sonebi fait appel au cas particulier suivant du th´ eor` eme des six exponentielles :
(?) Si u est un nombre r´ eel positif tel que x
usoit rationnel pour tout x rationnel positif, alors u est entier.
L’auteur ajoute ce commentaire : Ce probl` eme est en fait particuli` erement compliqu´ e, il n´ ecessite des r´ esultats assez forts pour ˆ etre r´ esolu.
C’est un fait que les d´ emonstrations (voir notamment [Lan, Lau, R, W1, W2]) du th´ eor` eme de transcendance des six exponentielles cit´ e dans [S, p. 61]
n´ ecessitent des outils de th´ eorie alg´ ebrique des nombres (pour d´ emontrer
une in´ egalit´ e de Liouville permettant de minorer un nombre alg´ ebrique non
nul), d’analyse complexe (pour majorer la valeur d’une fonction analytique
ayant de nombreux z´ eros) et mˆ eme quelquefois d’alg` ebre commutative (pour
d´ emontrer un lemme de z´ eros). Nous allons montrer que ce commentaire est
moins justifi´ e pour le cas particulier (?).
Un autre cas particulier du th´ eor` eme des 6 exponentielles, qui a fait l’objet de la comp´ etition Putnam en 1971
1(voir [H]), consiste ` a montrer que si x
uest entier pour tout x entier positif, alors u est entier. On peut d´ emontrer assez facilement cet ´ enonc´ e en utilisant le calcul des diff´ erences finies (voir [H] et [W1, Chapitre I Exercice 6, p. I-12 — I-13]). Mais, comme me l’a fait remarquer Alain Tissier, cela ne suffit pas pour d´ emontrer (?).
Disposer d’une d´ emonstration du mˆ eme genre pour l’´ enonc´ e (?) pourrait ˆ etre int´ eressant, mais l’auteur n’en connait pas. Nous allons nous contenter de montrer comment simplifier la preuve du th´ eor` eme des six exponentielles quand on se restreint ` a l’irrationalit´ e.
Voici la version du th´ eor` eme des six exponentielles restreinte ` a l’irratio- nalit´ e (la version non restreinte [S, p. 61] concerne la transcendance). On dit que trois nombres positifs p, q, r sont multiplicativement ind´ ependants si une relation p
aq
br
c= 1 avec a, b, c entiers implique a = b = c = 0.
Th´ eor` eme. Soient p, q, r trois nombres rationnels positifs multiplicative- ment ind´ ependants et u un nombre r´ eel positif tel que les trois nombres p
u, q
uet r
usoient rationnels. Alors u est rationnel.
Il est facile de voir que si u est un nombre rationnel et p un nombre premier tel que p
uest aussi rationnel, alors u est entier. Il est clair aussi que trois nombres premiers distincts sont multiplicativement ind´ ependants, par le th´ eor` eme fondamental de l’arithm´ etique. Par cons´ equent on d´ eduit du th´ eor` eme le corollaire suivant [H, Theorem 2] :
Corollaire. Soient p, q, r trois nombres premiers distincts et u un nombre r´ eel positif tel que les trois nombres p
u, q
uet r
usoient rationnels. Alors u est un entier.
On peut choisir u irrationnel et p premier tel que p
usoit ´ egalement entier, par exemple u = (log q)/(log p). On ne connaˆıt pas d’exemple de u irrationnel et de nombres rationnels p et q multiplicativement ind´ ependants avec p
uet q
urationnels : montrer qu’il n’y en a pas est le probl` eme des quatre exponentielles restreint ` a l’irrationalit´ e, qui est toujours ouvert. En notant p
u= r et q
u= s, on aurait
u = log r
log p = log s log q ·
Le probl` eme est donc celui de montrer qu’une matrice 2 × 2 log p log q
log r log s
1. 32nd Putnam 1971 question A6 https://prase.cz/kalva/putnam/putn71.html
a un rang ´ egal ` a 2 quand p, q, r, s sont des nombres rationnels positifs avec p, q multiplicativement ind´ ependants et p, r ´ egalement multiplicativement ind´ ependants.
L’id´ ee de la d´ emonstration du th´ eor` eme est la suivante : si les six nombres p, q, r, p
u, q
uet r
usont rationnels, alors les trois fonctions de variable r´ eelle p
x, q
xet r
xprennent des valeurs rationnelles en tous les points ξ
t= t
0+ t
1u avec t = (t
0, t
1) ∈ Z
2. Pour s = (s
1, s
2, s
3) ∈ Z
3, il en est donc de mˆ eme de la fonction f
s(x) = (p
s1q
s2r
s3)
x. On choisit un entier N suffisamment grand (on pr´ ecisera cette condition tout ` a la fin), on pose S = N
2, T = N
3, L = N
6, de sorte que L = S
3= T
2. Le d´ eterminant
2∆ = det
f
s(ξ
t)
0≤sj <S 0≤ti<T
est un nombre rationnel. Soit D un d´ enominateur commun de p, q, r, p
u, q
uet r
u. Pour s
j≥ 0 et t
i≥ 0 entiers, les nombres
D
6STf
s(ξ
t) = (Dp)
s1t0(Dq)
s2t0(Dr)
s3t0(Dp
u)
s1t1(Dq
u)
s2t1(Dr
u)
s3t1sont entiers, donc D
6LST∆ est un entier rationnel. La d´ emonstration va consister ` a majorer |∆|, en particulier pour N suffisamment grand on aura
|∆| < D
−6LST, donc ∆ = 0 ; on montrera aussi que la condition ∆ = 0 implique que u est rationnel.
Commen¸cons par ce dernier point. Dire que le d´ eterminant ∆ est nul signifie qu’il existe des nombres rationnels a
s, non tous nuls, tels que la fonction
F (x) =
S
X
s1=0 S
X
s2=0 S
X
s3=0
a
sf
s(x) v´ erifie
(1) F (ξ
t) = 0 pour 0 ≤ t
0, t
1< T.
Les trois nombres log p, log q, log r sont lin´ eairement ind´ ependants sur Q car p, q, r sont multiplicativement ind´ ependants. Le lemme suivant, appliqu´ e ` a
{w
1, . . . , w
n} =
s
1log p + s
2log q + s
3log r | 0 ≤ s
1, s
2, s
3< S avec n = L montre que les conditions (1) impliquent que les nombres ξ
tne sont pas deux ` a deux distincts, donc que u est rationnel.
2. Ce d´ eterminant est bien d´ efini au signe pr` es, d´ ependant de l’ordre que l’on choisit
pour l’ensemble des
set pour celui des
t.Lemme 1. Soient w
1, . . . , w
ndes nombres r´ eels deux ` a deux distincts et a
1, . . . , a
ndes nombres r´ eels non tous nuls. Alors le nombre de z´ eros r´ eels de la fonction
F (x) = a
1e
w1x+ · · · + a
ne
wnxest ≤ n − 1.
D´ emonstration. On va utiliser le th´ eor` eme de Rolle sous la forme suivante : si une fonction r´ eelle de variable r´ eelle continˆ ument d´ erivable a m z´ eros r´ eels, alors sa d´ eriv´ ee en a au moins m − 1.
La d´ emonstration du lemme 1 se fait par r´ ecurrence sur n. L’´ enonc´ e est vrai pour n = 1 : la fonction a
1e
w1xn’a pas de z´ ero. Supposons l’´ enonc´ e vrai pour n − 1 avec n ≥ 2. On suppose aussi a
1, . . . , a
n−1non tous nuls – ce n’est pas restrictif. La d´ eriv´ ee G(x) de la fonction e
−wnxF (x) s’´ ecrit
G(x) = a
1(w
1− w
n)e
w1x+ · · · + a
n−1(w
n−1− w
n)e
wn−1xavec des coefficients a
1(w
1− w
n), . . . , a
n−1(w
n−1− w
n) qui ne sont pas tous nuls. L’hypoth` ese de r´ ecurrence montre que G(x) a au plus n − 2 z´ eros.
Le th´ eor` eme de Rolle implique que la fonction e
−wnxF (x), donc la fonction F(x) aussi, a au plus n − 1 z´ eros.
Il ne reste plus qu’` a majorer |∆|. Cette majoration n’utilise pas les hy- poth` eses arithm´ etiques : elle est valable pour sans supposer p, q, r, p
u, q
uet r
urationnels.
On introduit la fonction
Ψ(x) = det
f
s(ξ
tx)
0≤sj <S 0≤ti<T
,
de sorte que ∆ = Ψ(1), et on d´ eveloppe le d´ eterminant pour ´ ecrire Ψ(x) = X
σ∈SL
(σ)e
wσx;
on a not´ e S
Ll’ensemble des L! bijections σ : s → (t
0,σ(s), t
1,σ(s)) de l’en- semble des s = (s
1, s
2, s
3) (0 ≤ s
j< S, j = 1, 2, 3) sur l’ensemble des t = (t
0, t
1), (0 ≤ t
i< T, i = 1, 2), (σ) est la signature de σ (d´ ependant de l’ordre choisi pour les s et pour les t) et, pour σ ∈ S
L,
w
σ=
S−1
X
s1=0 S−1
X
s2=0 S−1
X
s3=0
(s
1log p + s
2log q + s
3log r)(t
0,σ(s)+ t
1,σ(s)u).
On utilisera la majoration
(2) |w
σ| ≤ LST (1 + u) log(pqr).
On consid` ere le d´ eveloppement de Taylor de ψ ` a l’origine : Ψ(x) = X
m≥0
α
mx
m.
Le lemme suivant montre que l’on a
α
0= α
1= · · · = α
M−1= 0 avec M = L(L − 1)/2.
Rappelons qu’une fonction analytique en 0 est une fonction qui est la somme au voisinage de 0 d’une s´ erie enti` ere convergente ; cette s´ erie est alors sa s´ erie de Taylor.
Lemme 2. Soient f
1, . . . , f
Ldes fonctions analytiques en 0 et ξ
1, . . . , ξ
Ldes nombres complexes. Le d´ eveloppement de Taylor de la fonction
F (x) = det
f
λ(ξ
µx)
1≤λ,µ≤L
, s’´ ecrit
F (x) = X
m≥0
α
mx
mavec
α
0= α
1= · · · = α
M−1= 0.
D´ emonstration. Grˆ ace ` a la multilin´ earit´ e du d´ eterminant, il suffit de montrer ce r´ esultat quand chaque f
λ(x) est un monˆ ome x
nλ. Si le d´ eterminant
det
(ξ
µx)
nλ1≤λ,µ≤L
= x
n1+n2+···+nLdet ξ
nµλ1≤λ,µ≤L
n’est pas nul, alors n
1, . . . , n
Lsont deux ` a deux distincts, donc n
1+ n
2+ · · · + n
L≥ 0 + 1 + · · · + (L − 1) = M.
Pour obtenir la majoration attendue de |∆|, on introduit un nombre
R ≥ 1 – on choisira R = e, la base des logarithmes n´ ep´ eriens, mais on
pourrait prendre n’importe quelle constante absolue > 1 pour conclure.
Lemme 3. Soient w
1, . . . , w
J, a
1, . . . , a
Jdes nombres r´ eels. Si le d´ eveloppement de Taylor ` a l’origine de la fonction
F (x) =
J
X
j=1
a
je
wjxs’´ ecrit
F (x) = X
m≥0
α
mx
mavec
α
0= α
1= · · · = α
M−1= 0, alors
|F (1)| ≤ R
−MJ
X
j=1
|a
j|e
|wj|R.
D´ emonstration. On a F (x) =
J
X
j=1
a
jX
m≥0
w
mjm! x
m= X
m≥0 J
X
j=1
a
jw
jmm! x
m,
donc
α
m=
J
X
j=1
a
jw
jmm!
et
|α
m| ≤
J
X
j=1
|a
j| |w
j|
mm! ·
Alors
|F (1)| =
X
m≥M
α
m≤ X
m≥M
|α
m| ≤ R
−MX
m≥M
|α
m|R
m≤ R
−MX
m≥M J
X
j=1
|a
j| |w
j|
mm! R
m≤ R
−MJ
X
j=1
|a
j|e
|wj|R.
Le lemme 2 nous autorise ` a utiliser la majoration fournie par le lemme 3 pour la fonction Ψ avec J = L! et a
j= ±1 ; comme Ψ(1) = ∆, on obtient, grˆ ace ` a (2) :
|∆| ≤ R
−ML!(pqr)
LST(1+u)R.
Pour conclure la d´ emonstration du th´ eor` eme, il reste ` a v´ erifier que l’on a (3) L!(pqr)
LST(1+u)RD
6LST< R
Mpour N suffisamment grand. Rappelons les valeurs des param` etres L = N
6, S = N
2, T = N
3, M = 1
2 L(L − 1).
On v´ erifie que la condition (3) est v´ erifi´ ee avec R = e d` es que N > 12 log D + 2e(1 + u) log(pqr) + 1.
Quelques commentaires. On peut se demander d’o` u vient l’introduc- tion de ce d´ eterminant ∆. La r´ eponse est qu’il vient de loin. Les m´ ethodes de transcendance ont leur origine dans la d´ emonstration par Hermite de la transcendance du nombre e ; elles ont ´ et´ e ´ elabor´ ees par de nombreuses contri- butions depuis 1873, notamment par Siegel, Lang et Ramachandra, qui sont
`
a l’origine du th´ eor` eme des six exponentielles. La premi` ere apparition de ce th´ eor` eme est dans un article d’Alaoglu et Erd¨ os [AE] concernant les travaux de Ramanujan sur les nombres hautement compos´ es et les nombres colossa- lement abondants ; ils ont demand´ e ` a Siegel s’il ´ etait vrai que les conditions p
uet q
uentiers avec p et q premiers impliquaient u entier, Siegel leur a dit qu’il ne savait pas le d´ emontrer mais qu’il savait le faire en ajoutant r
u, comme dans le th´ eor` eme .
[AE, p. 449] This question leads to the following problem in Dio- phantine analysis. If p and q are different primes, is it true that p
xand q
xare both rational only if x is an integer ?
[AE, p. 455] It is very likely that q
xand p
xcan not be rational at the same time except if x is an integer. . .At present we cannot show this. Professor Siegel has communicated to us the result that q
x, r
xand s
xcannot be simultaneously rational except if x is an integer
On trouvera les d´ emonstrations de Lang et Ramachandra dans les r´ ef´ erences
[Lan] et [R] respectivement. Ces d´ emonstrations font intervenir des fonctions
auxiliaires. Les remplacer par le d´ eterminant ∆ est une id´ ee de M. Laurent [Lau, § 6.1]. L’introduction d’un d´ eterminant dans une question de nature semblable se trouve d´ ej` a dans l’article [CS] de Cantor et Straus sur un th´ eor` eme de Dobrowolski concernant un probl` eme de Lehmer. On trouvera d’autres r´ ef´ erences dans [W1, W2].
R´ ef´ erences
[AE] L. Alaoglu & P. Erd¨ os –
On highly composite and similar num- bers
, Trans. Amer. Math. Soc. 56 (1944), p. 448–469.
DOI http://dx.doi.org/10.2307/1990319 .
[CS] D. C. Cantor & E. G. Straus –
On a conjecture of D. H. Leh- mer
, Acta Arith. 42 (1982/83), no. 1, p. 97–100, Correction, id. no. 3 p.327.
DOI http://dx.doi.org/10.4064/aa-42-1-97-100 .
[H] H. Halberstam –
Transcendental numbers
, Math. Gaz. 58 (1974), p. 276–284,
DOI https://www.jstor.org/stable/3616099 .
[Lan] S. Lang – Introduction to transcendental numbers, Addison-Wesley Publishing Co., Reading, Mass.-London-Don Mills, Ont., 1966.
[Lau] M. Laurent –
Sur quelques r´ esultats r´ ecents de transcendance
, Ast´ erisque (1991), no. 198-200, p. 209–230 (1992) ; Journ´ ees Arithm´ etiques, Luminy 1989.
https://smf.emath.fr/publications/sur-quelques-resultats-recents-de-transcendance . [R] K. Ramachandra –
Contributions to the theory of transcendental
numbers. I, II
, Acta Arith. 14 (1967/68), 65-72 and 73–88.
DOI http://dx.doi.org/10.4064/aa-14-1-73-88 .
[S] O. Sonebi –
R´ eponse R868 ` a la question pos´ ee dans RMS 125 4
, Revue de la Fili` ere Math´ ematiques (octobre 2020), 131e ann´ ee no. 1, p. 60–62.
https://www.rms- math.com/index.php?option=com_staticxt&Itemid=172&staticfile=RMS131-112.html