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Oncologie : Article pp.232-240 du Vol.3 n°4 (2009)

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DOI 10.1007/s11839-009-0154-9

ARTICLE ORIGINAL /ORIGINAL ARTICLE DOSSIER

L ’ enfant en fin de vie : enjeux de l ’ intersubjectivité

The dying children: stakes of the intersubjectivity

D. Albarracin

Article reçu le 30 juin 2009 ; accepté le 15 septembre 2009

© Springer-Verlag 2009

RésuméLes recherches portant sur le vécu de l’enfant en fin de vie sont peu nombreuses. Plusieurs raisons expliquent ce fait : une clinique extrême sur laquelle il n’est pas aisé de théoriser, la difficulté de saisir par la seule parole les éprouvés de l’enfant mourant, l’inefficacité des approches quantitatives. Aucune méthode descriptive ne peut appré- hender la subjectivité complexe de son positionnement, lequel se construit dans l’interaction directe avec les autres, famille, soignants, institution de soin. Restitués dans le contexte relationnel qui est le sien, les paroles et les actes de l’enfant en fin de vie dévoilent les enjeux de l’intersubjec- tivité, comprise comme une réalité psychique commune au sein de laquelle se déploie toute la complexité des liens conscients et inconscients qui unissent adultes et enfants.

Seule l’étude approfondie du cas individuel permet de saisir l’incidence de l’intersubjectivité dans cette situation limite : ainsi du petit François, âgé de cinq ans et atteint d’une leucémie aiguë en phase terminale, dont l’attitude en fin de vie a été influencée par les pratiques de l’équipe soignante, ainsi que par l’absence de sa mère lors des derniers mois de sa vie.

Mots clésEnfant · Famille · Fin de vie · Intersubjectivité · Soignants

AbstractResearch relating to feelings of the dying children is very few. No descriptive method can apprehend the complex subjectivity of its positioning, which is built in the direct interaction between the children, the family, and the care givers. The words and the acts of the dying children reveal the stakes of the intersubjectivity, understood as a common psychical reality within which spreads all the complexity of the conscious and unconscious bonds linking adults and children. Only the study of the individual case permits to seize the incidence of the intersubjectivity in this

situation: thus the attitudes of dying Francois, 5 years old, were influenced not only by the practices of the medical team, but also by the absence of his mother during the last months of its life.

Keywords Care givers · Dying children · Family · Intersubjectivity

Les recherches portant sur le vécu de l’enfant en fin de vie sont peu nombreuses. Plusieurs raisons expliquent ce fait : une clinique extrême sur laquelle il n’est pas aisé de théoriser, la difficulté de saisir par la seule parole les éprouvés de l’enfant mourant, l’inefficacité des approches quantitatives. Les rares travaux ayant recours à des méthodes expérimentales, privilégient l’étude du vécu des personnes proches de l’enfant, qu’ils soient parents, soignants, frères et sœurs. Ainsi d’une recherche new-yorkaise dont l’objectif est d’étudier les besoins de l’enfant mourant [8] ; revendi- quant l’utilité des méthodes quantitatives, l’étude apporte comme seules données les témoignages des professionnels au contact de l’enfant, sans aucun recueil de sa parole alors que l’on prétend décrire ses besoins.

Si les méthodes qualitatives sont plus nombreuses, elles n’évitent pas toujours l’écueil de l’absence d’écoute du vécu de l’enfant ; sans son témoignage, elles restent vagues, descriptives [10]. Qu’elles soient basées sur des entretiens semi-directifs ou l’enregistrement vidéo des consultations médicales, certaines études privilégient majoritairement le vécu des parents [19,20,23] ou bien celui des soignants [33], réduisant l’objet d’étude à une problématique linéaire : les conséquences pour l’adulte de la perte d’un enfant.

Pourtant, l’enfant subit, à son tour, l’influence des adultes. Aucune méthode descriptive centrée sur les attitudes, les croyances ou le savoir de l’enfant sur la mort ne peut appréhender la subjectivité complexe de son positionnement, lequel se construit dans l’interaction directe avec les autres, famille, soignants, institution de soin. Seule l’analyse des récits de vie [15], l’analyse approfondie des discours d’enfants mourants [24,28,31] permettent de saisir le caractère intersubjectif de son vécu.

D. Albarracin (*)

Département de psychologie, université de Poitiers,

97, avenue du Recteur-Pineau, F-86022 Poitiers cedex, France e-mail : dolores.albarracin@univ-poitiers.fr

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Restitués dans le contexte relationnel qui est le sien, les paroles et les actes de l’enfant en fin de vie dévoilent les enjeux de l’intersubjectivité, comprise comme une réalité psychique commune au sein de laquelle se déploie toute la complexité des liens conscients et inconscients qui unissent adultes et enfants. Parce que prises dans un lien de sens, les attitudes de l’enfant mourant rendent manifestes les effets des discours et des actes des adultes, dans une relation affective où chacun engage, à la fois, sa singularité de sujet et sa responsabilité de parent, de soignant.

L’analyse de l’intersubjectivité est absente de la littérature spécialisée, souvent réduite aux problèmes de communication entre adultes et enfants, ou bien limitée à la description des leurs interactions comportementales. Or, à la lumière de l’intersubjectivité, les problèmes de commu- nication deviennent des enjeux de relation et ne se limitent pas à la question d’annoncer à l’enfant l’échec thérapeu- tique ou bien à une discussion sur sa compréhension réelle de la mort à venir. Bien souvent, la difficulté de l’enfant à parler de la mort répond en miroir à l’impossibilité des parents et des soignants à accepter sa mort prochaine, laquelle éveille chez eux des sentiments de détresse et d’abandon qui se transmettent parmi tous les acteurs du lien.

Seule l’étude approfondie du cas individuel, saisi dans le contexte des liens qui le surdéterminent, permet de comprendre les enjeux de l’intersubjectivité dans cette clinique extrême : ainsi du petit François, âgé de cinq ans et atteint d’une leucémie aiguë en phase terminale, dont l’attitude en fin de vie a été influencée par les pratiques de l’équipe soignante, ainsi que par l’absence de sa mère lors des derniers mois de sa vie.

Revue de la littérature

Dans le domaine de la maladie grave, deux courants de recherches opposent, depuis les années 1980, des méthodes quantitatives à une approche essentiellement qualitative [30].

Utilisant des questionnaires et des échelles d’évaluation, le courant expérimental s’est attelé à établir des corrélations supposées entre divers traits de personnalité et l’apparition ou l’aggravation d’une maladie somatique grave, tel le cancer.

Concernant l’enfant gravement malade – et non pas spécifiquement en fin de vie–la plupart des études utilisent les méthodes qualitatives, que cela concerne le recueil des données ou bien leur analyse. Parfois sommaire ou descrip- tive, la démarche des auteurs se focalise sur l’expérience vécue par l’enfant, les parents et les fratries, les soignants.

Importance de la communication

Un intérêt particulier se dégage de ces travaux pour l’analyse des enjeux de communication entre l’adulte et

l’enfant mourant. Tout comme dans le cas des patients adultes, les études soulignent la nécessité d’une commu- nication adaptée à chaque cas particulier, loin des recettes universelles ou l’application d’un protocole normatif.

Certaines d’entre elles s’intéressent à la fratrie de l’enfant malade : ainsi d’un travail portant sur les parents de 77 enfants décédés, basée sur un questionnaire rétrospectif, lequel montre que les mères ayant pu communiquer avec leur enfant mourant ont mieux soutenu ses frères et sœurs.

Malgré tout, ceux-ci ont montré davantage de signes de souffrance–tels que l’angoisse et la peur de mourir, le déni de la mort –que les enfants malades eux-mêmes [14].

Tous les auteurs s’accordent pour souligner l’importance du dialogue dans cette épreuve bouleversante. Pour que l’équipe soignante garde une attitude adaptée vis-à-vis de l’enfant et de sa famille, elle doit rester à l’écoute tout en évitant de fuir le contact ou les questions troublantes sur la mort [7]. Par ailleurs, il est tout aussi primordial que des paroles vraies sur le sens de la vie de l’enfant puissent être dites [24,28]. Cette idée est confirmée par une étude australienne réalisée auprès des parents ayant perdu un enfant, laquelle conclut au besoin d’une relation honnête et authentique entre soignants, parents et enfants, soignants qui doivent considérer l’enfant comme une personne à part entière, en respectant ses besoins et le désir de partager son expérience [23].

Dans ce contexte, l’écueil le plus souvent observé dans la littérature est une insuffisance de communication entre les partenaires du lien, avec le risque d’isoler l’enfant : en effet, les adultes souhaitent parfois lui épargner toute angoisse, ou bien sous-estiment ses capacités de compréhension de la situation. Par ailleurs, une recherche soulève le dilemme d’annoncer ou non sa mort à l’enfant [34], mais, dans la pratique clinique, la question de la vérité sur la mort semble davantage se poser dans le sens inverse : en effet, il n’est jamais aisé pour l’adulte, qu’il soit soignant ou parent, d’écouter l’enfant évoquer ou questionner autour de sa mort prochaine.

Savoir sur la mort

Communiquer, verbaliser, rester à l’écoute de l’enfant en fin de vie, tous les spécialistes sont d’accord pour en souligner l’importance. Mais quelle est la spécificité du discours de l’enfant mourant ? Quel est son vécu intime lors des dernières semaines de sa vie ?

Peu de travaux en rendent compte. Seule une démarche qualitative permet de restituer le plus fidèlement possible les paroles de l’enfant, au plus près de son discours conscient et inconscient. Certaines de ces études se focalisent sur le savoir que l’enfant a de sa mort prochaine, la manière dont il en appréhende les conséquences définitives, irréversibles [1]. Dans le cas d’enfants bien portants, on considère en

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général que les notions d’irréversibilité et d’universalité de la mort apparaissent vers l’âge de six ans ; avant cet âge, la mort est associée à la souffrance de la séparation et de la perte. Si le jeune enfant ressent la tristesse des adultes, il en tire une culpabilité certaine.

Le savoir de l’enfant sur la mort est influencé par de multiples facteurs changeant en fonction des événements de vie et de la qualité de ses liens sociaux [26]. Concernant les enfants gravement malades, de nombreux auteurs recon- naissent leur perception précoce de la mort. Déjà en 1975, Raimbault notait que les enfants atteints d’une maladie grave ont une connaissance claire de leur mort à venir, dans la mesure où elle représente le destin « logique » des enfants hospitalisés [28]. Plus récemment, une étude menée auprès de 31 familles a démontré le fait que, à partir de quatre ans, les enfants cancéreux semblent conscients de leur mort prochaine [13].

Les réactions de l’enfant mourant dépendent de son âge, de son niveau de développement psychoaffectif, du sens qu’il pourra donner à cet événement traumatique. « Com- ment vais-je faire pour reconnaître papy et mamy au ciel, puisque je ne les ai pas connus ici ?», « Tu sais, je vais bientôt partir au pays de Peter Pan» : voici quelques exemples de la manière dont les enfants évoquent ouverte- ment leur mort à venir [1].

Pourtant, l’enfant n’aborde pas toujours directement le thème de la mort, mais il montre, par ses questions ou son comportement, qu’il a besoin de dialoguer ; dans ces cas, le silence ou la fuite des adultes est la pire des réponses [25].

Dans la même optique, Raimbault affirme que l’enfant ne pourra parler de la mort qu’à condition de rencontrer une personne « capable de le rejoindre » dans ses pensées. S’il n’est confronté qu’au silence ou aux mensonges des adultes, il préférera se taire [28].

À l’approche de la mort, la qualité des interactions avec les proches s’avère cruciale et détermine directement les propres réactions de l’enfant mourant. Parce que l’enfant sent qu’il est en train de mourir, le dialogue avec sa famille autour de la mort est certes douloureux mais aussi bénéfique pour tous ses membres [13]. Lorsqu’on lui offre l’opportu- nité du dialogue, l’enfant peut apprivoiser sa peur et exprimer l’amour à ses proches, accomplir une tâche désirée et laisser un héritage symbolique à sa famille [15]. En effet, l’enfant en fin de vie cherche souvent à mettre de l’ordre dans ses affaires et à distribuer ses jouets [27].

Intersubjectivité

Lors de la dernière étape du traitement palliatif, l’enfant, sa famille et les soignants qui les accompagnent sentent, plus ou moins consciemment, que la mort approche. Qu’ils l’acceptent ou non, ils partagent ce savoir insoutenable, et les paroles, les silences, les réactions des uns et des autres

influencent les ressentis individuels. La forte implication émotionnelle de tous les acteurs de la relation de soin, leur intrication affective inévitable justifient le fait que certains auteurs parlent d’un traumatisme « par contagion » chez les soignants, des sentiments négatifs intensifiés par l’angoisse parentale à l’approche de la mort de l’enfant [21].

La pratique clinique en pédiatrie prouve l’impossibilité de dissocier la réalité subjective des liens intersubjectifs.

Lorsqu’il s’agit d’éclairer par la théorie leur complexité signifiante, seule la psychanalyse permet d’analyser en profondeur les tensions affectives, conscientes et incon- scientes, au croisement du sujet et de l’objet. N’oublions pas que Winnicott a élargi la notion de relation d’objet à la prise en compte du contexte de vie de l’enfant, dans le souci d’analyser l’interaction unique entre des facteurs individuels et des facteurs de l’environnement [35].

Plus récemment, le psychanalyste français Roussillon a défini l’intersubjectivité comme la rencontre d’un sujet, animé de pulsions et d’une vie psychique, avec un objet qui est, à son tour, mû par une vie pulsionnelle [29]. Dans ce sens, la pulsion n’est point considérée comme une simple décharge d’énergie mais en tant qu’élément crucial de la communication humaine, porteuse d’un message subjectif qu’elle transmet à l’autre, et auquel l’autre réagit, inévitablement.

Une approche métapsychologique de l’intersubjectivité reconnaît la valeur messagère de la vie pulsionnelle, support affectif de toute relation. Ce postulat théorique comporte un intérêt certain dans la clinique qui nous occupe ici, dans la mesure où elle invite à considérer toute parole, acte ou symptôme de l’enfant mourant comme une adresse ou une réponse, agie ou parlée, à l’égard des personnes qui l’entourent et auxquelles il est affectivement lié : parents, fratrie, équipe soignante.

C’est dire l’importance en clinique palliative de l’analyse de l’intersubjectivité, réalité commune construite par la rencontre entre deux ou plusieurs sujets [18]. Au sein de cet espace psychique partagé, défini par les soins médicaux, se déploient des processus conscients et inconscients, des alliances implicites, une communauté de fantasmes, d’affects et de défenses qui détermineront la manière dont l’enfant traversera la fin de sa vie.

Un sujet se construit dans la pluralité des liens et des alliances, au sein desquels il grandit [17]. Pour que l’enfant malade reste un être en relation jusqu’à la fin [5], les adultes doivent faire preuve d’une écoute attentive de son vécu intime, de ses besoins et de ses désirs ultimes, tout en restant vigilants sur leurs propres ressentis et la manière dont ceux-ci influencent le vécu subjectif de l’enfant.

Parce qu’elle éveille chez les adultes des sentiments archaïques de détresse et de solitude extrêmes, la fin de vie de l’enfant est une période propice à la mise en place de mécanismes de défense tout aussi archaïques, des pactes

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dénégatifs où, ensemble, les adultes dénient la mort et mettent en danger leur propre capacité de réflexion : autant de manières de lutter contre la douleur de la perte, qui auront une incidence certaine sur le comportement de l’enfant.

Étude du cas individuel

Chaque situation de fin de vie est singulière. Si elle constitue une réalité objective, l’approche de la mort est vécue de manière différente par l’enfant, la famille ou les soignants. Parce que chaque sujet est unique, de même que la portée et la nature de sa souffrance, l’analyse des liens intersubjectifs en fin de vie doit examiner attentive- ment le monde interne de chaque acteur de la relation, les enjeux conscients et inconscients qui se transmettent des uns aux autres et qui déterminent, en grande partie, la qualité psychique et physique de la dernière période de la vie.

L’observation de François en est un exemple saisissant.

Âgé de quatre ans et demi au moment du diagnostic, il était atteint d’une leucémie aiguë qui s’est très vite avérée résistante à la chimiothérapie. Puis l’enfant a bénéficié d’une greffe de moelle osseuse avec donneur anonyme, dont les effets secondaires l’ont contraint à une hospitalisa- tion prolongée de plusieurs mois. Attentif aux moindres besoins de François, son père lui tenait compagnie jour et nuit ; enceinte à l’annonce du diagnostic, sa mère lui a rendu des visites quotidiennes jusqu’à la naissance de sa petite fille, survenue peu avant la greffe de moelle osseuse.

L’équipe soignante a tout de suite été sensible à la vivacité de François, son intelligence pétillante, sa manière tendre et amusée d’interpeller les adultes. Il se montrait ouvert et enthousiaste lors de nos rencontres hebdo- madaires, pendant lesquelles il dessinait et s’exprimait avec ardeur. Peu avant sa greffe, le grand-père maternel de François, atteint d’un cancer incurable, s’est suicidé. Bien qu’ignorant les causes réelles de son décès, l’enfant en parlait aisément : « Tu sais, papi est mort parce qu’il fumait beaucoup. Quand on fume trop, on meurt. Moi aussi, j’ai fumé une fois ».

Par ces propos, l’enfant exprimait la culpabilité incon- sciente ravivée par la maladie, ainsi que la prégnance des représentations de mort qui se transmettent à travers les générations. Néanmoins, parler de son grand-père n’empê- chait pas François de nous décrire avec force détails le caractère déjà bien affirmé de sa petite sœur qui venait de naître : entre mort, culpabilité et rivalité œdipienne, le discours de François se faisait témoin d’une labilité affective fort riche. Certes, l’angoisse de mort était présente, mais aussi le plaisir, le désir de partager avec les autres l’expérience de vie qui était la sienne.

Lien à la mère : une histoire d’abandons

Au fil des semaines, la vivacité de François a fortement pâti de l’absence de sa mère. En effet, après l’accouchement de sa fille, ses visites sont devenues très rares, seulement trois après la greffe et pendant le long séjour de son fils en unité stérile. Si François réagissait avec sérénité aux séparations quotidiennes d’avec son père, il était inconsolable lorsque sa mère quittait l’hôpital. L’état de détresse durait alors plusieurs jours, sans qu’aucune parole ne puisse être prononcée, submergé par les pleurs inconsolables.

Des complications mortelles sont survenues suite à la greffe : une réaction du greffon contre l’hôte s’est déclarée, laquelle a rapidement atteint le foie de manière irréversible.

Ainsi, après dix mois de traitement curatif, les médecins ont annoncé aux parents l’échec thérapeutique et le début de la phase palliative. Suite à cette terrible nouvelle, la mère de François a décidé de se consacrer entièrement à sa petite fille ; son fils a donc passé les deux derniers mois de sa vie à l’hôpital sans jamais revoir sa mère.

À sa sortie de l’unité stérile, installé dans une chambre ordinaire, l’état de détresse de François a régressé. Il ne pleurait plus, il ne réclamait plus sa mère et semblait se contenter de la compagnie de son père, qui pouvait à nouveau dormir à ses côtés et ne le quittait que rarement.

Mais l’enfant s’enfermait peu à peu dans un silence préoccupant ; il se montrait indifférent aux autres, son regard était absent lorsqu’il s’efforçait de jouer et de répondre aux sollicitations des adultes. Vraisemblablement, François désinvestissait la vie, ce qui était en partie déterminé par les complications somatiques mortifères, mais ne pouvait être uniquement interprété de la sorte.

À l’évidence, l’abandon de la mère avait laissé en lui des traces irréparables, et nous savons que les défaillances de la fonction maternelle, à la fois qualitatives et quantitatives, sont déterminantes en fin de vie. La qualité de la présence de la mère, son investissement affectif mais aussi le temps effectif passé auprès de l’enfant ont une incidence décisive sur l’apparition et l’évolution des manifestations dépres- sives infantiles. Lorsque la séparation a trop longtemps duré, l’enfant perd sa capacité de convoquer fantasmatique- ment l’objet aimé : il en résulte des réactions de détresse ou de dépression. Il se peut aussi que l’enfant laisse l’objet s’éloigner, sans réaction [6].

Tout en symbolisant la dépendance à l’égard de la figure maternelle, les réactions de détresse de l’enfant hospitalisé rendent compte de l’emprise exercée par la réalité des séparations d’avec les proches, dues aux hospitalisations prolongées. Winnicott a très pertinemment souligné le rôle joué par la durée réelle de l’absence maternelle sur l’économie psychique de l’enfant, en mettant l’accent sur la fonction de la représentation interne de la mère qui permet de garder vivante sa présence [36].

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Certains enfants en fin de vie réussissent à maintenir un travail de la pensée dont la richesse associative est favorisée par la présence aimante des figures parentales. En effet, la capacité de penser et de rêver est étroitement liée à la qualité des relations d’objet : la capacité à produire des liens entre les représentations mentales garantit la qualité des liens intersubjectifs [2]. Ainsi, la pensée permet à l’enfant d’anticiper la réaction de l’objet et de se préparer au déplaisir provoqué par les éventuelles défaillances de l’environnement.

Il en va autrement lorsque l’enfant mourant a trop longuement attendu une présence maternelle qui ne cessait de se dérober. François a d’abord réagi à cet abandon par la détresse, réaction primitive face à la séparation. Au bout de quelques semaines, les pleurs de François ont cédé la place à un mouvement de désinvestissement de l’objet fort inquiétant. En effet, lorsque l’absence se prolonge au-delà de la capacité de l’enfant à convoquer par le fantasme une image sécurisante de la mère, les phénomènes transitionnels deviennent inopérants ; l’enfant lutte alors contre la perte par des mécanismes de défense tels que le déni de l’attachement à l’objet aimé, une indifférence défensive à l’égard de l’autre.

Quant à la mère de François, elle n’a jamais cherché à justifier son abandon, mais, lorsque son fils est décédé loin d’elle, la portée de sa culpabilité est apparue dans toute sa complexité archaïque, inconsciente. Alors que François venait de mourir en compagnie de son père, la mère de l’enfant m’a longuement parlé. Se sentant fort coupable de son absence lors du décès, elle en est venue à évoquer son non-désir d’enfant : cette femme n’avait pas désiré la naissance de François. N’ayant jamais éprouvé de désir d’enfant, elle avait plutôt satisfait les souhaits de son mari, même si elle avait songé à l’éventualité d’interrompre la grossesse.

Dans le fil de ses associations, la question de la maternité a amené la mère de François à parler de son propre statut de fille. Elle en voulait terriblement à son père, accusé d’avoir toujours été absent, violent, égoïste. Un sentiment de révolte et d’injustice la submergeait, car elle ne pouvait pas comprendre le suicide de son père, alors qu’il savait que son petit-fils risquait lui-même de mourir. Dans leur longue histoire d’incompréhension et de malentendus, le suicide de son père était ressenti par la mère de François comme l’ultime violence faite à la fille mal-aimée.

Alors que la mère de François me parlait de la haine que son père lui inspirait, l’idée m’est venue à l’esprit qu’une autre absence avait peut-être marqué son enfance. En effet, la mère de François ne parlait jamais de sa propre mère ; je me suis donc permise de lui demander comment était le lien qui les unissait toutes les deux. Visiblement agacée par ma question, la mère de François a répondu avec empresse- ment, et sa réponse a été laconique, sans appel : « Ma mère n’a jamais été là, elle ne compte pas ».

Voici tout ce qu’elle a pu me dire à ce propos, et dans le vide de sens que la mère laissait dans le discours de la fille j’ai pu ressentir la trace d’une absence indicible, séparation inaugurale que la mère de François n’a fait que répéter auprès de son enfant malade.

Lien aux soignants : une fête manquée

Scandalisés par ce qu’ils considéraient comme un abandon injustifiable, les soignants se sont employés à se rapprocher de François dans les derniers mois de sa vie. Comme pour suppléer une absence qu’ils ne pouvaient comprendre, infirmiers et aides-soignants ont particulièrement investi la relation à l’enfant, lequel faisait l’objet de toutes leurs attentions. Malgré la dégradation évidente de son état, la contenance maternante de l’équipe, la présence affectueuse de son père lui ont été bénéfiques : peu à peu, François est sorti de sa réserve et s’est remis à parler, à jouer, à investir le contact et la parole. C’est dans ce contexte que je suis partie en congés d’hiver, ayant conscience de l’échec thérapeutique, mais convaincue que François resterait un être vivant, en relation, jusqu’à la fin.

Or, un événement douloureux a eu lieu pendant mon absence, dont j’ai eu écho un an après le décès de François, au hasard d’une conversation avec une infirmière du service. Quelques semaines avant sa mort, François a demandé aux soignants de fêter son anniversaire. Celui-ci aurait réellement lieu bien plus tard dans l’année, mais l’équipe savait qu’il ne vivrait pas jusqu’à cette date.

L’insistance de François et l’envie de son père de ne pas s’opposer à la volonté de son fils mourant ont eu raison de la lucidité habituelle des soignants. C’est ainsi qu’infir- miers, aides-soignants et surveillante ont activement organisé non seulement l’achat des cadeaux dont François avait directement exprimé la demande, mais aussi l’élabora- tion d’un superbe gâteau d’anniversaire avec les bougies de ses cinq ans.

François avait pris soin de choisir une date pour la petite fête qui aurait lieu dans sa chambre d’hôpital. Participant de manière active aux préparatifs, il semblait gai et enthou- siaste. C’est dans ce contexte de jovialité apparente que la date fictive d’anniversaire est arrivée ; plusieurs membres de l’équipe ont donc pris place dans la chambre de François avec gâteaux et cadeaux. Mais la réaction de François n’a pas été celle attendue de tous : l’enfant a brusquement éclaté en sanglots, tout en manifestant une vive colère et exigeant aux adultes de quitter au plus vite sa chambre.

Se sentant, à juste titre, interpellés par cette réaction inattendue dont ils n’arrivaient pas à comprendre le sens, les soignants ont fait appel au pédopsychiatre. Celui-ci leur a ouvert les yeux en les confrontant à la valeur symbolique de leur geste : ils venaient de confirmer à François sa mort prochaine. Auraient-ils accepté de fêter cet anniversaire

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avant l’heure si l’échec thérapeutique n’avait pas été réel ? Il est fort probable, au contraire, que les soignants aient eu, dans ce cas, la même attitude à l’égard de François que d’un enfant bien portant : ils lui auraient prié d’attendre son véritable anniversaire.

François n’a pas vécu jusqu’à cette date, et l’équipe a passé sous silence un événement douloureux et culpabi- lisant dont je ne saurai rien pendant une longue année. Le récit de l’infirmière sur la fête d’anniversaire était fort émouvant : embarrassée de découvrir mon ignorance, la culpabilité de la jeune femme était manifeste, comme si elle transgressait l’interdit imposé par une équipe confrontée de manière inopinée au savoir d’un enfant de cinq ans sur la mort, ainsi qu’à la réalité inconsciente des enjeux transféro- contre-transférentiels. Selon la jeune femme, ses collègues n’avaient pas voulu duper François, ou maintenir avec lui une attitude inauthentique ; la question semblait se situer davantage dans l’absence de réflexion : « Je n’ai pas compris tout de suite ce dont le pédopsychiatre parlait. Je ne sais pas si mes collègues ont eux-mêmes compris, parce qu’on n’en a pas parlé. Mais nous ne voulions pas faire de mal à François ; pour nous, c’était naturel de lui faire sa petite fête. On n’a même pas réfléchi».

Passé sous silence, l’événement de la fête manquée a fait l’objet d’un pacte dénégatif aussi efficace que défensif.

Condition du maintien du lien groupal, le pacte dénégatif résulte d’une alliance inconsciente comportant l’obligation de réprimer un contenu indésirable [16]. Nécessaire à la survie du groupe, le pacte dénégatif engendre des effets pathogènes sur les acteurs du lien : en abolissant la pensée et la fantasmatisation, la transmission dans le lien devient alors traumatique, non figurable, et compromet, par-là même, le travail de subjectivation [3].

Effets des discours et des actes des adultes sur l’enfant mourant

À mon retour de congés, dans l’ignorance totale de la fête ratée, je constate un changement important dans le comportement de François. La labilité de sa pensée et de sa parole avait définitivement disparu, ses activités se résumaient à un seul et unique acte, répétitif, ritualisé : d’une voix ferme et monocorde, l’enfant dictait à son père de longues listes de nourriture–que celui-ci s’empressait de noter–avec un nombre immuable de denrées : huit pizzas, huit croque-monsieur, huit croissants… Davantage qu’un jeu, il s’agissait d’un cérémonial obsessionnel instauré comme mesure conjuratoire de protection contre la mort [11].

Indifférent à ma présence et à celle des soignants, François gardait un silence mortifère, ou alors il répétait des phrases isolées. Son silence n’était brisé que pour exprimer, d’un ton extrêmement autoritaire, sitôt un ordre–copier des

listes – sitôt une interpellation provocatrice destinée à l’équipe médicale. En effet, le seul véritable échange que l’enfant consentait concernait les médecins, mais le dialogue était fort troublant.

François avait réussi à réunir quotidiennement autour de lui les jeunes médecins du service, ce qui était pour le moins inhabituel. Chaque jour, il leur demandait avec insistance s’il allait bientôt sortir de l’hôpital. Aussitôt, les médecins se lançaient dans l’explication des raisons qui le retenaient encore à l’hôpital, sans pour autant dévoiler la réalité de l’échec thérapeutique et l’approche certaine de la mort. À peine avaient-ils commencé à parler des effets du traitement ou de l’état de son foie que François les interrompait brusquement, sans écouter les réponses données. Il exigeait alors : « Dites-moi oui, tu vas sortir ».

Troublés, épuisés après avoir tenté d’établir le dialogue, les médecins répétaient enfin la réponse voulue : « Oui, tu vas sortir ». François disait alors d’un ton extrêmement ironique, dont le sarcasme amer est impossible de décrire ici : « Merci, messieurs les médecins, c’est tout ce que je voulais savoir ». Et il répétait plusieurs fois cette phrase, jusqu’à ce que les médecins se sentent embarrassés et quittent en catastrophe la chambre.

Le même scénario s’est répété pendant dix jours, jusqu’au décès de l’enfant. Fort courageusement, les médecins n’ont pas voulu se défiler, comme il arrive parfois ; ils ne fuyaient pas le contact avec François, même si, dans cette situation dramatique, personne ne pouvait maintenir sa position de soignant. Je tenais moi-même difficilement le rôle de témoin passif auquel François semblait vouloir me cantonner ; j’étais une observatrice inutile de sa souffrance, confrontée à l’absurdité de ma fonction de psychologue lorsque le lien avec l’enfant semblait rompu.

S’il est primordial pour l’enfant mourant de ne pas se sentir abandonné par l’équipe médicale [7] l’échange avec François était, pour le moins, équivoque. D’habitude, la consultation médicale en pédiatrie est plutôt un dialogue d’adultes : parents et médecins dominent et contrôlent la communication [4], au détriment de l’enfant relégué à une certaine passivité. François a réussi à pervertir le schéma habituel, contrôlant la communication avec des soignants ébranlés par la mort d’un enfant qui, vraisemblablement, ils aimaient.

Dans son injonction autoritaire d’une date de sortie, destinée à mettre à nu la portée de l’échec médical, François tentait de diriger le dialogue avec les médecins, échange dont la maîtrise revient d’habitude à l’équipe médicale.

L’embarras des soignants symbolisait l’inquiétante étrangeté de celui qui reçoit de l’autre une image caricaturale de lui- même, positionnement inversé où l’enfant malade détient un savoir que les adultes font semblant d’ignorer : l’enfant adopte la position de savant face à l’adulte ignorant [9].

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L’indifférence, le silence obstiné de François, ses jeux répétitifs, son attitude provocante à l’égard des médecins rendaient manifestes les effets des discours et des actes des adultes, et avaient, incontestablement, valeur de message, comme une preuve de sa perte de confiance en la parole des autres, incapables d’établir avec lui un dialogue authentique [28].

Discussion

Un jeune enfant pose des questions sans attendre forcément une réponse des adultes. Son questionnement n’exige pas toujours une demande d’explication, mais un désir de partager avec l’adulte sa compréhension du monde, un témoignage de son accès au sens. Si le thème de l’anniversaire est une manière à peine voilée d’aborder la mort pour les enfants gravement malades [31], le souhait de François d’organiser une fête ne peut être interprété de manière linéaire et univoque : s’agissait-il d’une demande de confirmation de sa mort prochaine, l’affirmation qu’il avait compris la raison de l’abandon maternel et de la dérobade des soignants ? Ou bien cherchait-il, tout simple- ment, à témoigner de son angoisse ?

La demande de François comportait, certes, un message, mais son sens n’était pas donné d’emblée : il restait dépendant de la réponse de l’objet. Dans la dynamique intersubjective des liens conscients et inconscients, le sens des paroles et des actes se construit dans la manière dont l’autre les accueille, et, par sa réponse, celui-ci permet le déploiement des potentialités latentes du message initial [29]. Ainsi, la demande de l’enfant en fin de vie produit des effets d’interaction qui, s’ils sont accueillis et réfléchis, relancent une dynamique relationnelle riche et mouvante dont tous les acteurs du lien tirent les bénéfices.

Avant la déchirure de l’abandon maternel, les paroles de François sur la mort de son grand-père fumeur comportaient cette richesse intersubjective : ainsi, la mort était abordée dans la dynamique des identifications–« Papi est mort parce qu’il fumait beaucoup, moi aussi j’ai fumé une fois »–, dans le cadre de l’histoire familiale et de la transmission entre générations. Parce que labile et ouvert à l’autre, le discours dévoilait certes, et l’angoisse et la culpabilité de l’enfant, mais celles-ci pouvaient être dites et entendues sans attaquer le lien à l’autre, sans exiger de réponse directe susceptible de figer et d’enfermer le sens.

Il en va autrement de la fête ratée. Répondant de manière brutale à l’angoisse de François, le passage à l’acte des soignants a confirmé, inconsciemment, le savoir que l’enfant avait de sa mort prochaine. N’oublions pas que François demandait avec insistance aux médecins de dire :

« Oui, tu vas sortir », ce à quoi ils ne pouvaient répondre.

Par leur passage à l’acte, infirmiers et aides-soignants ont

fini par répondre à cette question brûlante qui n’arrêtait pas de circuler des uns aux autres, en l’imposant à l’enfant comme une vérité extrêmement violente à entendre pour tout être humain : « Oui, tu vas mourir ».

Parce que fortement impliqués dans le suivi des enfants, les soignants peuvent méconnaître la manière dont le secret sur la vie et la mort d’un patient se transmet inconsciemment, malgré leurs efforts manifestes de le taire. La réponse agie des adultes s’est imposée ici comme une décharge ayant pour but de se débarrasser d’une vérité insoutenable, ce secret sur la mort imminente de François qu’on ne pouvait admettre : plutôt faire semblant de fêter la vie – symbolisée par l’anniversaire fictif–qu’accepter la mort prochaine.

Ainsi, l’agir des soignants peut être compris comme un passage en force qui a offert une voie de décharge instantanée au conflit posé par un trauma indicible : la mort d’un enfant aimé de tous. Cependant, il est impossible d’isoler cet acte de la dynamique familiale, notamment maternelle, dans laquelle la demande de François prenait tout son sens. Pour des raisons qui tiennent aux trauma- tismes de son histoire, sa mère lui a imposé un abandon ferme et définitif, dès lors qu’elle a compris la réalité de l’échec thérapeutique. Vraisemblablement, François n’était plus vivant à ses yeux, alors qu’il lui restait encore de longues semaines à vivre.

Dans l’histoire maternelle, une transmission inconsciente se répète avec insistance, répétition des morts, des absences, d’une certaine indifférence que François a mise en scène à la toute dernière période de sa vie lorsqu’il se montrait insensible à la présence de ceux qu’il avait auparavant fortement investis de ses affects. Il s’agit, à l’évidence, d’une transmission transgénérationnelle, non pas seulement dans le sens descendant – le grand-père indifférent et suicidaire transmet la mort et l’indifférence à la mère de François ; la mère qui les impose, à son tour, à son fils malade –, mais aussi dans le sens ascendant : le décès imminent de l’enfant a réveillé chez la mère des souhaits de morts présents lors de sa grossesse, la douleur due à l’indifférence paternelle et l’absence traumatique de sa propre mère qui « n’a jamais été là ».

Ainsi, l’intersubjectivité se comprend, non pas comme un processus linéaire et descendant, mais dans ces effets rétroactifs inhérents à la dynamique de la transmission inconsciente [18]. Prise dans les filets d’une intersubjecti- vité mortifère, la mère de François n’a pu s’empêcher d’imposer son absence à son enfant mourant. Après l’abandon de la mère, François a cherché un nouvel étayage auprès des soignants, fort disposés à suppléer la mère défaillante. Néanmoins, le défaut fondamental, la déchirure de l’abandon maternel avait creusé chez François une faille irréparable, et la fête d’anniversaire manquée est venue, en quelque sorte, confirmer l’abandon définitif que symbolise la mort.

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Conclusion

Que dire d’un soignant confronté de manière récurrente à la mort des enfants, sinon qu’il est lui-même un enfant en détresse ? Certains s’acharnent à rendre leur détresse nulle et non-advenue, par des mécanismes de défense fort coûteux, en termes économiques, pour l’appareil psychique.

Et il est des équipes, encore trop nombreuses, où la mort doit être « tue » par le silence ou l’agir, le déni de la mort étant une convention tacite du fonctionnement groupal, condition indispensable pour travailler dans un service hospitalier où le surinvestissement de la technique étouffe la mise en mots des affects.

Dans un univers médical dominé par l’urgence, des conditions de travail qui se dégradent et la pression du rendement économique, les équipes de soins peinent à conjuguer les objectifs de standardisation et la nécessité de s’ajuster à la singularité de la situation de chacun des patients [22], le besoin d’efficacité immédiate et la remise en question individuelle et groupale, nécessaire pour les soignants [7].

Pourtant, la clinique auprès d’enfants en fin de vie rappelle l’exigence inaliénable de travail psychique. Le travail de pensée est la condition même de l’intersubjecti- vité, dont la transmission ne se limite pas aux interactions comportementales, mais suppose la reconnaissance des investissements personnels, des angoisses individuelles et des alliances groupales [18]. Dans le cas de François, un lien de sens reliait le silence définitif de la mère absente, le silence de l’enfant en fin de vie, le silence de l’équipe autour de l’anniversaire fictif. Chacune de ses attitudes paraît surdéterminée par la complexité intersubjective, et la prise de conscience de cette réalité évite de réduire la souffrance individuelle à un ordre linéaire de causalité, comme si les réactions de François en fin de vie n’étaient que la conséquence de son angoisse face à la mort.

Par la mise au travail commune de la pensée, les soignants peuvent découvrir autrement les effets des liens qui les unissent aux patients et à leurs familles, effets qui ont le pouvoir d’infléchir le devenir de l’enfant mourant, dans la mesure où le destin de l’homme dépend de ses relations avec les autres [12]. Il est évident que nous n’avons pas su, avec l’équipe soignante, assurer un travail de pensée satisfaisant autour du petit François, et, pour ma part, je me suis souvent demandée quelle aurait été ma réaction si je n’avais pas été en congés. Est-ce que j’aurais pu répondre autrement à la demande pressante de l’enfant ? Ou bien : est-ce que j’aurais eu le courage de ne pas y répondre ?

Il est impossible de savoir comment j’aurais réagi, mais j’espère que j’aurais pu supporter le doute, et partager avec mes collègues le questionnement : qu’est-ce que François veut nous dire, nous demander ? Comment pouvons-nous

réagir ? S’arrêter un instant et réfléchir au sens de nos actions, reconnaître notre douleur et notre impuissance face à l’absurdité d’une vie qui s’éteint à cinq ans.

En répondant de manière définitive à la question de François sur sa mort à venir, l’abandon de la mère et l’histoire de l’anniversaire manqué ont barré toute possibi- lité de rester jusqu’au bout un être désirant. Un être vivant porté, certes, par des questionnements déchirants, mais interrogeant sans cesse le sens de son existence.

Que la vie et la mort restent pour chaque enfant des questions ouvertes, sans réponse imposée, pour que son désir continue de se nourrir au contact de ceux qu’il aime : voici le véritable enjeu de l’intersubjectivité en fin de vie.

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