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Négoce, espaces et politique : les recompositions socio-économiques du commerce dauphinois dans la Révolution (années 1770 - années 1820)

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Négoce, espaces et politique : les recompositions

socio-économiques du commerce dauphinois dans la

Révolution (années 1770 - années 1820)

Boris Deschanel

To cite this version:

Boris Deschanel. Négoce, espaces et politique : les recompositions socio-économiques du commerce dauphinois dans la Révolution (années 1770 - années 1820). Histoire. Université Panthéon-Sorbonne - Paris I, 2014. Français. �NNT : 2014PA010602�. �tel-02146559�

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UNIVERSITÉ PARIS I PANTHÉON-SORBONNE

École doctorale d’histoire

Institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société

THÈSE

pour obtenir le grade de

DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS I PANTHÉON-SORBONNE

Discipline : Histoire

soutenance prévue le 5 décembre 2014

Boris Deschanel

Négoce, espaces et politique.

Les recompositions socio-économiques du commerce

dauphinois dans la Révolution (années 1770 – années 1820).

Volume 1

Directrice de thèse : Mme Dominique Margairaz, professeur à l’université Paris I.

Jury

M. Gilbert Buti

M. Pierre Gervais

M. Jean-Pierre Jessenne

Mme Silvia Marzagalli

M. Philippe Minard

professeur à l’université Aix-Marseille.

professeur à l’université Paris III.

professeur émérite à l’université Lille III.

professeur à l’université Nice Sophia Antipolis

professeur à l’université Paris VIII

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Remerciements.

Je tiens d’abord à exprimer toute ma gratitude à ma directrice de thèse, Dominique Margairaz, qui a accepté d’encadrer mes recherches et dont les conseils m’ont été indispensables. Cette thèse n’aurait pu être menée à son terme, sans sa relecture attentive et rigoureuse.

Mes remerciements vont aussi aux membres du jury, qui ont accepté de lire le résultat de mon travail : Gilbert Buti, Pierre Gervais, Jean-Pierre Jessenne, Silvia Marzagalli et Philippe Minard.

Cette enquête n’aurait pu être accomplie sans l’aide et le travail des archivistes avec lesquels j’ai eu la chance d’entrer en relation. Je tenais à remercier la directrice des archives départementales de l’Isère, Hélène Viallet, qui m’a autorisé à étudier le très riche fonds Pinet de Manteyer, le directeur des archives des Hautes-Alpes, Gaël Chenard, qui m’a permis de travailler dans d’excellentes conditions à Gap et m’a signalé l’existence de plusieurs fonds particulièrement intéressants, ainsi que le directeur des archives de la CCIMP, Patrick Boulanger, qui a accepté que je reproduise les divers documents tirés du fonds Chauvet, lorsque je préparais mon master et ma thèse d’archiviste paléographe, en 2007.

Mes recherches dans les services d’archives ont également bénéficié des conseils et des indications d’Emmanuel Prunaux, Frédérik Grélard (Banque de France), Laurent-Pascal Vial (archives de Vienne), Julien Mathieu (archives de Valence), Bénédicte de la Vaissière (archives de Romans), et d’Aurélie Laporte (archives de Briançon). Plus largement, le personnel des archives de l’Isère, des Hautes-Alpes, de la Drôme, des archives de Turin, de Grenoble, de Dieulefit, de la LSE Library et des autres services sollicités, m’ont toujours assisté dans mes recherches.

Je souhaite également exprimer ma gratitude à Robert Chamboredon, qui m’a fait découvrir l’histoire du négoce lorsque je poursuivais mes études à Nîmes et qui m’a apporté son soutien, par ses remarques, ses relectures, son aide bibliographique. Ma thèse et mes précédents travaux sur les sociétés Chauvet doivent évidemment beaucoup aux discussions que j’ai pu entretenir avec d’autres doctorants ou enseignants, dans le cadre de conversations formelles ou informelles. Je tenais notamment à remercier, dans l’ordre alphabétique, Julien Alerini, Jean-Paul Augier, Arnaud Bartoloméi, Jacques Bottin, Serge Chassagne, Emmanuel Covo, Guillaume Daudin, Matthieu De Oliveira, Vincent Flauraud, Danièle Fraboulet, Philippe Gardey, Wolfgang Kaiser, Olivier Le Gouic, Claire Lemercier, Claude Mazauric, Olivier Poncet. Par ailleurs, les discussions avec Pierre, les doctorants de l’IDHES, mes collègues d’Aix-Marseille et de Limoges ont toujours été très profitables, tant pour piocher des idées neuves que pour envisager plus sereinement le déroulement de mes recherches… Qu’ils en soient tous et toutes remerciés.

À l’intérieur même de la région dauphinoise, j’ai aussi bénéficié de l’aide ou des encouragements de Jacqueline Denut, Jean Laget, Michel Mouttet, Mariane Combaluzier, qui m’ont fourni des indications et qui m’ont permis d’accéder à un certain nombre de renseignements, toujours très utiles. Le personnel de l’éco-musée du Cheminot veynois a enfin eu la gentillesse de m’envoyer la documentation que je lui avais demandée pour compléter mes investigations sur la famille Ruelle.

J’ai également le plaisir de pouvoir à présent remercier ma famille et mes proches, qui m’ont toujours soutenu depuis le début de cette thèse. Mes parents Dominique et Christian ont en particulier accepté de relire l’ensemble des chapitres et m’ont aidé jusqu’à la dernière minute. Merci enfin à Caroline, qui m’a accompagné au fil de ce travail par ses relectures, ses discussions et son soutien permanent.

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Introduction

0. Un négociant ordinaire.

Hiver 1785. Jean-Jacques Chauvet1, vient de conclure à Lyon une association avec Alexandre Fayet, dit Lafaye2, en vue de s’installer à Saint-Domingue, pour se lancer dans le commerce colonial. Chauvet et Lafaye sont alors de jeunes commerçants, issus de petits villages du Haut-Dauphiné. Le père de Chauvet, un fermier de la Faurie, dans la vallée du Grand Buëch, l’avait placé très tôt auprès de négociants lyonnais, chez lesquels son fils avait accompli son apprentissage. Chauvet n’appartenait pas aux hautes sphères du commerce : jamais ses affaires n’atteignirent l’ampleur des opérations menées par les grands négociants européens. Sa carrière commence par un séjour de trois ans au Cap-Français, en compagnie de son associé. Tous deux connaissent quelques succès dans les Caraïbes, jusqu’à ce qu’une violente fièvre emporte Lafaye, en 1788. Isolé, Chauvet finit par s’en retourner en métropole un an plus tard, en 1789. Il s’établit à Marseille, à deux pas de la Chambre de commerce. Il se trouve alors à la tête d’une maison de moyenne importance, qui va fortement souffrir de la conjoncture nationale et internationale des années 1790. Un concours de circonstances fâcheuses arrache un temps Jean-Jacques Chauvet au négoce. De passage à Bordeaux pour affaires, il tombe en effet malade et ne peut quitter la ville dans les délais imposés par la loi du 23 juillet 17933. Des scellés sont apposés sur sa maison à Marseille4 et le négociant se replie à Ribiers, auprès des siens5. Les poursuites judiciaires paralysent un temps la société, tandis que la révolution haïtienne engloutit une bonne partie de sa fortune personnelle. Si le commerçant parvient

1 La reconstitution du parcours de Chauvet s’appuie principalement sur l’étude du fonds Chauvet et Lafaye (arch. de la CCIMP, L 19/62). Ces documents ont été complétés ponctuellement par la consultation d’autres sources, conservées aux arch. dép. des Hautes-Alpes ou aux arch. dép. des Bouches-du-Rhône, dont les cotes sont mentionnées ci-après.

2 L’identité exacte de Lafaye n’est jamais clairement définie dans les archives de l’entreprise. Pour plus de précisions, voir l’acte de décès du 17 février 1788, conservé aux Arch. nat. d’Outre-Mer, 1DPPC2326 (une version numérisée est disponible en ligne : http://anom.archivesnationales.culture.gouv.fr/).

3 Décret du 18 nivôse, an 3, dans Collection des lois et décrets approuvés et encouragés par le Comité de salut public

de la Convention nationale, Douai, imprimerie de Lagarde, vol. 7, p. 109-110.

4 Arch. dép. des Bouches-du-Rhône, 1 Q 556.

5 Arch. de la CCIMP, L 19/62/12, lettre du 2 prairial X (21 mai 1802) à Vanderbeeck et fils (Elberfeld). Voir aussi Arch. dép. des Hautes-Alpes, L 527.

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à rétablir la situation, ce n’est qu’à la faveur du mariage qu’il contracte en 1797 avec l’une des cousines de Claude Perier6. Fort de l’aide des Perier – l’une des principales familles de négociants grenoblois – et de leurs alliés, Chauvet parvient à reconstituer son entreprise marseillaise. Le succès est cependant de courte durée, car la santé de Chauvet se dégrade de nouveau. Sa mort, en 1802, met un terme brutal à l’existence de l’entreprise. La liquidation de la société s’échelonne de 1802 à 1805 : sans héritier direct, la fortune du négociant est enfin dispersée entre sa famille, son épouse et sa belle-famille7.

Pourquoi avoir choisi de commencer par ce rapide exposé du parcours, plutôt chaotique, d’un négociant dauphinois des plus ordinaires ? Cette trajectoire n’est ni particulièrement brillante, ni particulièrement représentative des évolutions du négoce en général. Mais notre but n’était pas de retracer l’histoire exemplaire d’un commerçant. Si la carrière de Jean-Jacques Chauvet mérite qu’on y prête attention, c’est avant tout pour les problèmes qu’elle soulève – et non pour les réponses qu’elle ne peut apporter.

De prime abord, nous suivrions les aventures d’un petit négociant, balayé par les mouvements révolutionnaires, qui n’aurait accompli qu’un passage anodin dans le monde du commerce. À y regarder de plus près, pourtant, la biographie du commerçant se révèle beaucoup moins nette qu’il n’y paraît. La première incertitude porte sur l’identité même de Chauvet et de son entreprise. De qui traite-t-on au juste ? D’un négociant, d’un petit négociant, ou bien d’un simple marchand ? La question n’est pas scolastique : elle préoccupe les historiens, soucieux de fabriquer des systèmes de classification pertinents, mais aussi les acteurs8, qui ne cessent de définir et de redéfinir la frontière fluctuante des différentes sphères qui composent le monde des affaires9. Négociants, marchands, banquiers, fabricants ? Derrière ces différentes appellations se profilent des enjeux qui ne sont pas purement descriptifs ou rétrospectifs, mais qui touchent aussi à des tensions symboliques propres aux sociétés d’Ancien Régime et à leurs échelles de valeurs.

6 Voir le contrat de mariage : Arch. dép. des Hautes-Alpes, 1 E 7644. On se reportera également à la correspondance Chauvet, et tout particulièrement aux lettres de 1796-1796 (Arch. de la CCIMP, L 19/62/11).

7 Arch. de la CCIMP, L 19/62/06.

8 Pour éviter d’alourdir inutilement la lecture, nous avons préféré utiliser les termes d’acteur et d’agent comme des équivalents, plutôt que de recourir au concept d’actant, dont la sociologie pragmatique a généralisé l’usage. À ce sujet, voir notamment Nachi (Mohamed), Introduction à la sociologie pragmatique, Paris, Armand-Colin, 2009 (2006), p. 49-55. Mohamed Nachi s’appuie sur les travaux de Boltanski (Luc), Thévenot (Laurent), De la

justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991, et de Latour (Bruno), La science en action. Introduction à la sociologie des sciences, Paris, La Découverte, 2005 (1987).

9 Voir en particulier Savary des Brûlons (Jacques), Le parfait négociant, ou instruction générale pour ce qui regarde

le commerce des marchandises de France et des pays étrangers , Paris, frères Estienne, 1757-1770 (1675), et les

nombreuses rééditions de l’ouvrage, pendant tout le XVIIIe

siècle. On peut aussi se référer à Savary des Brûlons (Jacques), Savary (Philémon-Louis), Dictionnaire universel de commerce, contenant tout ce qui concerne le

commerce qui se fait dans les quatre parties du monde, par terre, par mer, de proche en proche et par des voyages de long cours, tant en gros qu’en détail, Amsterdam, Jansons, 1726-1732. Voir en particulier les articles « négoce »

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La deuxième question se rapporte à la place de la Révolution dans la trajectoire des entreprises Chauvet. Les difficultés rencontrées par le commerçant vers le milieu de la décennie 1790 sont indéniables ; mais dans quelle mesure sont-elles imputables à la Révolution française ? D’un côté, les processus révolutionnaires constituent des dynamiques composites, qui englobent aussi bien les tensions européennes que les mouvements qui se déroulent, simultanément, dans les Antilles. À cela s’ajoute l’impact des guerres – extérieures ou intérieures, continentales ou maritimes – qui ponctuent la période. Ces divers phénomènes s’entremêlent étroitement, de telle sorte qu’il est bien souvent difficile de définir avec exactitude les effets de la crise révolutionnaire sur les opérations des sociétés Chauvet, et plus généralement des milieux d’affaires.

Enfin, le bilan final de la période est beaucoup moins évident qu’on aurait pu le croire au départ. La trajectoire de Jean-Jacques Chauvet paraissait se conclure par un dénouement essentiellement négatif : le négociant mourrait sans descendant direct et sa famille avait été incapable de reprendre les rênes de l’entreprise. Chauvet aurait donc échoué, faute d’avoir pu pérenniser ses activités, par-delà sa propre disparition. Mais est-ce bien sûr ? Pour trancher le problème, il faut appréhender le parcours individuel du négociant à l’intérieur de son environnement, tant social que familial. Ce qui nous incite à retracer le parcours, parfois tortueux, des capitaux accumulés par les sociétés Chauvet. On s’aperçoit alors qu’une bonne partie de la fortune de Jean-Jacques Chauvet, loin de s’évanouir, fut en réalité transmise à son frère cadet, Joseph. Un rapport préfectoral de 1811 indique ainsi que « le bien principal [de Nicolas-Joseph Chauvet] est revenu d’un héritage laissé par son frère, négociant à Marseille10 ». Dans ces conditions, identifier la réussite d’un acteur à sa capacité à se maintenir dans les milieux commerciaux revient à ne pas tenir compte du contexte dans lequel il se situe. Le but final de la plupart des agents était non de rester négociant ou de fonder une entreprise familiale durable, mais d’investir dans des biens socialement valorisants et socialement valorisés (titres, terres). Les Chauvet abandonnèrent sans doute les affaires, mais cela ne les empêcha pas de devenir l’une des plus riches familles des Hautes-Alpes et d’accumuler des fonctions honorifiques, liées à l’administration. De ce point de vue, et malgré les apparences, leur réussite était complète.

Toutes les difficultés que nous venons de recenser nous permettent d’ébaucher, dans ses grandes lignes, un plan de recherche. C’est la raison pour laquelle nous avons commencé par évoquer l’exemple de Jean-Jacques Chauvet. Un choix qui s’imposait d’autant plus que nos travaux s’inscrivent précisément dans la continuité d’un premier travail, consacré aux sociétés Chauvet11.

10 Arch. dép. des Hautes-Alpes, 1 M 32.

11 Deschanel (Boris), Les sociétés Chauvet. Négoce et révolutions entre Marseille et les Antilles (1785-1805), thèse pour le diplôme d’archiviste paléographe, dir. Olivier Poncet, École nationale des chartes, 2009. Deschanel (Boris),

La société Chauvet et Cie

: un négociant marseillais dans la tourmente révolutionnaire, mémoire de master, dir.

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Cette étude préliminaire, recentrée sur un cas particulier, avait finalement suscité davantage d’interrogations que de certitudes. Questions qui ne pouvaient cependant être résolues à un niveau micro-social : d’où la nécessité d’élargir l’analyse au collectif.

1. Les enjeux du sujet.

Le principal objectif de l’enquête sera donc d’étudier les effets socio-économiques du processus révolutionnaire (c’est-à-dire de l’ensemble des dynamiques révolutionnaires) sur le négoce, envisagé à la fois comme une certaine forme d’activité et comme un milieu social, défini en référence à cette activité. Ce problème transversal permet de synthétiser les trois questions évoquées précédemment, à travers le parcours de Jean-Jacques Chauvet. Dans quelle mesure les dynamiques révolutionnaires influencèrent-elles l’évolution du négoce ? Comment concevoir la nature même du processus révolutionnaire, dans le rapport spécifique qu’il établit avec le monde marchand ? Enfin, quelle définition peut-on donner du groupe social étudié, et quel fut l’impact de la Révolution sur cette définition ? Il s’agira de mieux saisir l’articulation entre ces trois interrogations, pour déterminer dans quelle mesure les mutations de la fin du XVIIIe siècle ont concouru à une

transformation sociologique des milieux d’affaires et à une évolution de leurs pratiques.

Dans la littérature, le processus révolutionnaire est – le plus souvent – tantôt dépeint sous la forme d’une « catastrophe » économique, tantôt au contraire sous l’aspect d’un « décollage », selon l’expression de François Hincker12. Dans les deux cas, il apparaît comme un moment de rupture, négative ou positive, dans l’histoire économique de la France, et en particulier dans l’histoire du négoce français.

Au commencement de ce travail, l’hypothèse qui paraissait la plus vraisemblable était donc celle de la discontinuité. Et plus précisément encore, d’un déclin relatif d’une partie du négoce dauphinois, sous l’effet conjoint d’une dégradation de la conjoncture économique, mais aussi d’un bouleversement des structures politiques, judiciaires et sociales. Du moins était-ce la conclusion qui semblait la plus évidente, au regard des premiers témoignages recueillis – à partir des correspondances marchandes ou des archives familiales13. Ce n’est qu’au cours de nos recherches que cette hypothèse initiale a été d’abord fortement nuancée, puis progressivement reformulée, faute d’être complètement corroborée par l’observation.

En conséquence, il fallait donc réexaminer la question de la nature des ruptures

12 Hincker (François), La Révolution française et l’économie. Décollage ou catastrophe ?, Paris, Nathan, 1991. 13 Cette hypothèse de départ avait notamment été confortée par l’étude du fonds Chauvet et Lafaye (en particulier des

lettres postérieures à 1795 : arch. de la CCIMP, L 19/62/11 et 12). Il ne s’agissait donc que d’une supposition, que nous souhaitions préciser en élargissant l’analyse à d’autres acteurs.

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révolutionnaires, d’un point de vue à la fois structurel et conjoncturel. À cet égard, la situation des milieux d’affaires était des plus ambiguës. La remise en cause des institutions féodales, la promotion , au nom de la liberté et de l’égalité, semblait au fond se situer dans la continuité du « libéralisme égalitaire » qui caractérisait a priori les milieux commerciaux dauphinois pendant au moins tout le XVIIIe siècle. Mais à plus court terme, la Révolution entraîna aussi une réorganisation

de l’espace public, une exacerbation des tensions politiques ou sociales, qui culmina sous la Terreur. Et à partir des déclarations de guerre de 1792-1793, elle entraîna en outre une vaste recomposition des courants d’échanges internationaux. Dans ce contexte bien particulier, quelle position les gens d’affaires occupaient-ils ? Les négociants incarnaient a priori la bourgeoisie triomphante, capable de tirer le meilleur parti de 1789 : la perspective d’une ère nouvelle, qui ouvrait à la seule richesse la clef de la domination sociale et du pouvoir. Mais dans le même temps, ces commerçants fortunés devaient affronter des pertes considérables, imputables aux conflits extérieurs, à la guerre civile, aux trouble coloniaux. Bien plus, à l’époque de la Terreur, ils furent aussi désignés et dénoncés comme des agioteurs, des affameurs, coupables de substituer à la vieille noblesse une nouvelle aristocratie de l’argent.

Ainsi posé, le problème revient au fond à dresser un bilan des conséquences de la Révolution sur les milieux négociants. Répondre à cette question n’est cependant pas aussi simple qu’il n’y paraît, dans la mesure où la définition, le périmètre et la composition du collectif ne cessent de se transformer au cours de la période. Dans cette perspective, l’étude des familles et des entrepreneurs dauphinois n’est pas une fin en soi, mais un moyen de saisir l’histoire d’une notion et d’une catégorie, enjeu de luttes de définition et de classement. La catégorie s’est transformée en même temps qu’évoluait la composition de l’effectif : aussi serait-il vain de chercher à forger une définition figée du négoce, puis d’envisager séparément les modifications du groupe. Dans le cadre de notre enquête, nous avons au contraire considéré que les mutations du collectif étaient indissociables de l’évolution de ses représentations, et que les deux processus participaient en dernière analyse d’un seul et même mouvement. Comme le soulignait Bernard Lepetit, « la

définition des identités est tout entière sociale. Elle porte non seulement la marque d'expériences individuelles et collectives, mais tout autant celle des catégories analytiques et des techniques

d'observation qui les donnent à lire14 ».

14 Lepetit (Bernard), « Pour une nouvelle histoire sociale », dans Les Cahiers du Centre de recherches historiques (n° 11), 1993.

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2. Cadre chronologique : « à travers la Révolution15».

Afin de prendre la mesure de ces changements, nous avions choisi d’emblée d’adopter un cadre chronologique plus large que la seule « décennie révolutionnaire », ou que la séquence 1789-1815 (ou 1788-1789-1815, pour tenir compte de la « pré-révolution » dauphinoise). Nous avons donc commencé par envisager une période d’une quarantaine d’années, qui s’étendait des années 1780 au début des années 1820. Nous avons dû modifier quelque peu ce cadre d’étude, dans la mesure où les transformations qui marquèrent les années 1780 s’enracinaient dans les années 1770 – en particulier pour ce qui concerne les révoltes marchandes, qui se multiplièrent à cette époque dans la province. Enfin, tous les processus étudiés n’évoluent pas au même rythme, de sorte qu’il nous a fallu, ponctuellement, effectuer des recherches plus en amont, en remontant parfois jusqu’aux premières années du XVIIIe siècle, afin de mieux comprendre l’environnement réglementaire et institutionnel

dans lequel évoluaient les négociants dauphinois, à la veille de la Révolution.

Nous avons également repoussé de quelques années – jusqu’à la fin de la décennie 1820 – la limite chronologique finale, qui borne notre champ d’étude. 1830 se présente en effet comme une double rupture : sur le plan politique, mais aussi d’un point de vue économique. Dans ses travaux sur l’industrialisation dauphinosie, Pierre Léon évoquait « le triomphe de la grande industrie16 » et l’émergence d’un « nouveau capitalisme17 ». Les recherches plus récentes de Jérôme Rojon montrent également que les années 1820 coïncident avec un reflux progressif des activités anciennes, liées à l’essoufflement des fabriques de coton, à l’essor de l’industrie de la soie, et au déclin des anciens centres manufacturiers et commerciaux – dans la région de Voiron, en particulier. Certes, ces mutations sont toujours progressives : elles se manifestent avant même 1820, dès les années 1810, et se poursuivent jusqu’au milieu du XIXe siècle environ. Toutefois, la décennie 1830

ouvre un nouvel âge pour l’économie dauphinoise, caractérisé par le dynamisme industriel, la recomposition du système bancaire et, en conséquence, une réorganisation du commerce, qui doit s’entendre non seulement comme une restructuration des flux commerciaux, mais aussi comme une transformation sociologique des milieux d’affaires et de la place qu’y tiennent les négociants.

En fin de compte, il était donc peu satisfaisant d’enfermer le sujet dans un découpage chronologique trop rigide ou trop étroit. Nous avons finalement opté pour l’examen d’une période d’une soixantaine d’année, de 1770 à la fin de la décennie 1820, en vue de mieux comprendre la séquence révolutionnaire et impériale. Ce qui revenait à considérer l’évolution du négoce

15 Hirsch (Jean-Pierre), Les deux rêves du commerce. Entreprises et institutions dans la région lilloise (1780-1860), Paris, éditions de l’EHESS, 1991, p. 12.

16 Léon (Pierre), La naissance de la grande industrie en Dauphiné, Paris, PUF, 1954, p. 455. 17 Léon (Pierre), 1954, p. 511-552.

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dauphinois par-delà les césures académiques classiques. Les principales enquêtes sur le négoce se sont en effet longtemps concentrées sur le XVIIIe siècle, en voyant dans la Révolution une borne

chronologique finale. C’est notamment le cas des monographies réalisées dans la deuxième moitié du XXe siècle, à l’instar des travaux de Charles Carrière sur Marseille18, de Paul Butel sur Bordeaux19

de Jean Meyer sur Nantes20, ou encore de Pierre Dardel sur le Havre et Rouen21. De telles études ont en revanche longtemps fait défaut pour le XIXe siècle comme si, à partir de la décennie 1790, la

figure du négociant avait été reléguée à l’arrière-plan22.

Non que la dimension économique de la Révolution ait été négligée par l’historiographie : le processus révolutionnaire a été très tôt conçu comme le résultat de contradictions socio-économiques que la monarchie n’avait pu surmonter. La problématique figure dès le début du XXe

siècle, dans l’Histoire socialiste de Jean Jaurès23. Quelques années plus tard, l’historien Albert Mathiez établissait lui aussi un lien de causalité entre tensions sociales, crise économique et révolution politique24. Enfin, Ernest Labrousse soulignait à son tour, dès sa première thèse de 193325, puis dans son ouvrage de 194426, le parallèle entre le déclenchement de la Révolution et la

18 Carrière (Charles), Négociants marseillais au XVIIIe siècle. Contribution à l’étude des économies maritimes,

Marseille, Institut historique de Provence, 1972. Pour Charles Carrière, « le grand XVIIIe siècle se brise inachevé » en

1793 (p. 152), à la suite de la crise révolutionnaire.

19 Butel (Paul), Les négociants bordelais, l’Europe et les Îles au XVIIIesiècle, Paris, Aubier-Montaigne, 1982 (1974).

Du point de vue de Paul Butel, la Révolution « marque la fin du grand commerce d’entrepôt permettant les

fructueuses réexportation de produits coloniaux à Nantes et à Bordeaux » (p. 295).

20 Meyer (Jean), L’armement nantais dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, Paris, éd. de l’EHESS, 1999 (1969). Le

travail de Jean Meyer est plutôt orienté vers les armateurs que vers les négociants proprement dits, mais les deux milieux s’interpénètrent dans une assez large mesure (voir notamment l’introduction, p. 51-72). Jean Meyer rappelle que « le XVIIIe siècle a toujours passé pour être le grand siècle du commerce maritime breton » et évoque, à propos

du début des années 1790, « une dernière flambée d’espérance vite avortée ».

21 Dardel (Pierre), Navires et marchandises dans les ports de Rouen et du Havre au XVIIIe siècle, Paris, Sevpen, 1963.

22 À cet égard, voir les remarques formulées par Marzagalli (Silvia), Les boulevards de la fraude : le négoce maritime

et le blocus continental (1806-1813). Bordeaux, Hambourg, Livourne, Lille, Presses du Septentrion, p. 21-22. On

peut aussi se reporter à l’article de Pétré-Grenouilleau (Olivier), Pour une histoire du négoce français au XIXe siècle : problèmes, sources, perspectives, dans Revue d’histoire du XIXe siècle (n° 23), 2001, p. 23-46.

23 Jaurès (Jean), Histoire socialiste de la Révolution française, Paris, Éditions sociales, 1983-1989 (1901), vol. 1. Voir notamment p. 40 : « Ainsi même pour les privilégiés, même pour les grands concessionnaires et monopoleurs

d’ancien régime l’incompatibilité de l’arbitraire bureaucratique et du désordre royal avec le capitalisme qui a besoin d’une comptabilité exacte et de garanties certaines se faisait cruellement sentir... Telle est la force intense des intérêts économiques et de l’esprit de classe conforme à ces intérêts que l’ancien régime était condamné même par cette haute bourgeoisie dorée dont il avait si largement fait les affaires. » Le travail de Jaurès se doublait de la

création d’une Commission de recherche et de publication des documents relatifs à la vie économique de la Révolution, incluant plusieurs sections départementales. Sur ce dernier point, cf. Serna (Pierre), « Lefebvre au travail, le travail de Georges Lefebvre : un océan d’érudition sans continent Liberté ? », dans La Révolution

française (revue en ligne), 2010. (http://lrf.revues.org/165). Voir aussi Boissonnade (Prosper), Les études relatives à

l’histoire économique de la Révolution, Paris, L. Cerf, 1906, p. 6.

24 « La question sociale ne se posait pas de même en 1789, et nous avons parcouru un chemin immense, depuis que

Louis XVI, acculé à la faillite, déchaîna la Révolution en convoquant les états généraux pour payer ses dettes »,

Mathiez (Albert), La question sociale pendant la Révolution française, Paris, É. Cornely, 190, p. 4. La thèse a été reprise ensuite et étoffée, par exemple dans Mathiez (Albert), La vie chère et le mouvement social sous la Terreur, Paris, Payot, 1973 (1927) (voir en particulier l’introduction, p. 15-20).

25 Labrousse (Ernest), Esquisse du mouvement des prix et des revenus en France au XVIIIe siècle, Paris, Dalloz, 1933.

26 Labrousse (Ernest), La crise de l’économie française à la fin de l’Ancien Régime et au début de la Révolution , Paris, PUF, 1990 (1944).

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crise de l’Ancien Régime. Certes, des historiens s’intéressèrent aux mutations des structures économiques par-delà la Révolution, dès les années 1950-1970 – à l’image de Pierre Léon lui-même, pour s’en tenir à la seule région dauphinoise. Mais l’histoire des négociants n’était abordée qu’incidemment ou indirectement, que ce soit par le biais de l’histoire industrielle (comme chez Pierre Léon) ou de l’histoire financière et bancaire27. Les travaux spécialement consacrés au commerce demeuraient donc, dans l’ensemble, assez rares28. Ernest Labrousse et ses élèves prêtèrent plus d’attention aux structures agricoles et industrielles qu’au monde marchand. Il faut surtout attendre les années 1980 et 1990 pour assister à une évolution du paysage historiographique. Dans le sillage du Bicentenaire, on assiste en effet à un regain d’intérêt pour l’histoire de l’économie à l’époque révolutionnaire. C’est d’ailleurs dans ce contexte que sont publiés l’ouvrage de Michel Bruguière29, puis le livre déjà cité de François Hincker30.

Surtout, plusieurs grandes enquêtes vont explorer spécifiquement l’idée d’une rupture révolutionnaire, d’un point de vue socio-économique. Dans son ouvrage sur les entrepreneurs lillois, Jean-Pierre Hirsch envisageait ainsi une période de près d’un siècle, de 1780 à 1860, par-delà la Révolution31. Denis Woronoff32 ou Gérard Gayot33 se sont eux aussi penchés sur l’époque

révolutionnaire, dans des travaux qui portaient certes sur l’industrie et l’industrialisation, mais qui abordaient également la question de l’évolution des structures commerciales. Enfin, l’enquête menée par Dominique Margairaz34 sur les foires et les marchés interrogeait elle aussi les cloisonnements fixés d’ordinaire entre les XVIIIe et XIXe siècles. Le propos était de reconsidérer la

notion même de discontinuité économique, de réexaminer la tension entre le caractère « novateur » ou au contraire « archaïque35» des dynamiques observées, d’évaluer enfin la réalité du lien entre la

27 Voir, entre autres exemples, Bergeron (Louis), Banquiers, négociants et manufacturiers parisiens du Directoire à

l’Empire, Paris, éditions de l’EHESS, 1999 (1978).

28 En dépit de quelques exceptions, à l’image des travaux de Jean Labasse, par exemple : Labasse (Jean), Les capitaux

et la région, étude géographique : essai sur le commerce et la circulation des capitaux dans la région lyonnaise,

Paris, Armand Collin, 1955 ; Labasse (Jean), Le commerce des soies à Lyon sous Napoléon et la crise de 1811, Paris, PUF, 1957.

29 Bruguière (Michel), Gestionnaires et profiteurs de la Révolution. L’administration des finances françaises de Louis

XVI à Bonaparte, Paris, O. Orban, 1986.

30 Hincker (François), 1991.

31 Hirsch (Jean-Pierre), 1991. L’ouvrage de Jean-Pierre Hirsch, porte sur la relation entre les entrepreneurs et l’État, entre dirigisme et libéralisme, à partir de l’étude des milieux d’affaires, c’est-à-dire aussi bien du négoce que de la manufacture. Voir à ce sujet son introduction, qui définit le projet et le cadre de recherche, p. 7-15.

32 Woronoff (Denis), L’industrie sidérurgique en France pendant la Révolution et l’Empire, Paris, éd. de l’EHESS, 1984. Ce travail fut suivi d’une histoire de l’industrie sur le long terme, qui enjambait là encore la césure révolutionnaire : Woronoff (Denis), Histoire de l’industrie en France, du XVIe siècle à nos jours, Paris, Seuil, 1994.

33 Gayot (Gérard), Les draps de Sedan (1646-1870), Paris, éd. de l’EHESS, 1998. La thèse de Gérard Gayot, dont cet ouvrage a été tiré, est cependant plus ancienne, datée de 1993.

34 Margairaz (Dominique), Foires et marchés dans la France préindustrielle, Paris, éd. de l’EHESS, 1988. C’est pour tester l’hypothèse d’un « déclin des foires » que Dominique Margairaz entreprend « de mesurer l’évolution du réseau [des foires et marchés] entre la fin de l’Ancien Régime […], puis pendant la Révolution et les premières décennies du xixe siècle » (p. 13-14).

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Révolution et l’émergence du capitalisme français contemporain36. Il s’agissait alors d’envisager le processus révolutionnaire dans sa dimension économique et sociale, afin d’en dresser un bilan, sans se limiter à l’analyse des « causes profondes » de la Révolution.

Ces enquêtes pionnières ont ouvert la voie à toute une série de travaux plus récents, qui ont également contribué à préciser les conséquences de la Révolution sur les structures économiques nationales ou internationales, et sur les négociants en particulier – à l’image des ouvrages de Silvia Marzagalli37, de Claire Lemercier38, de Mathieu de Oliveira39 ou encore de Philippe Gardey40.

Enfin, des recherches d’histoire sociale, menées à partir de la décennie 1990, se sont également attachées à envisager l’évolution de groupes sociaux d’Ancien Régime, en enjambant la coupure révolutionnaire. Plusieurs de ces enquêtes ont pris pour objet la bourgeoisie d’affaires, comme l’illustrent, par exemple, les travaux de Serge Chassagne sur les patrons de l’industrie cotonière41, d’Olivier Pétré-Grenouilleau42 sur les armateurs et négriers nantais, ou bien, pour ce qui regarde le Dauphiné, le livre de Sylvain Turc sur les élites grenobloises43. Par ailleurs, des enquêtes du même ordre ont aussi été réalisées à propos de milieux sociaux et professionnels situés à l’extérieur de la France, mais qui éprouvèrent eux aussi les conséquences de la Révolution et des guerres révolutionnaires puis impériales, à l’instar de l’Espagne44. Là encore, le but était de ressaisir ces différents acteurs dans une temporalité étendue, de la fin du XVIIIe au début du XIXe siècle.

Notre démarche s’inspire largement de ces différentes recherches : de notre point de vue, ce recadrage chronologique s’imposait, afin de préciser les effets du processus révolutionnaire sur le négoce. Il fallait d’abord chercher à comprendre comment le commerce et les milieux d’affaires se structuraient à la fin de l’Ancien Régime, pour ensuite préciser les différents changement structurels

36 Gayot (Gérard), Hirsch (Jean-Pierre) (dir.), La Révolution française et le développement du capitalisme. Actes du

colloque de Lille, 19-21 novembre 1987, Villeneuve-d’Ascq, numéro spécial de la Revue du Nord, 1989.

37 Marzagalli (Silvia), 1999. L’étude porte essentiellement sur l’histoire du négoce maritime international ; l’introduction vient rappeler ce problème des continuités et discontinuités qui marquent la fin de l’époque moderne et le début de l’époque contemporaine (voir notamment les p. 21-25).

38 Lemercier (Claire), La Chambre de commerce de Paris, 1803-1852. Un « corps consultatif » entre représentation et

information économique, thèse de doctorat (histoire), dir. G. Postel-Vinay, EHESS, 2001. Si la thèse en question

porte sur le début du XIXe siècle, le problème des liens avec l’Ancien Régime est largement envisagé, dans

l’introduction et le début du chapitre 1 (p. 43-65).

39 De Oliveira (Matthieu), Les routes de l’argent. Réseaux et flux financiers de Paris à Hambourg (1789-1815), Paris, CHEFF, 2011.

40 Gardey (Philippe), Négociants et marchands de Bordeaux, de la guerre d’Amérique à la Restauration (1780-1830), Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2009.

41 Chassagne (Serge), Le coton et ses patrons en France, 1760-1840, Paris, éd. de l’EHESS, 1991.

42 Pétré-Grenouilleau (Olivier), L’argent de la traite. Milieu négrier, capitalisme et développement : un modèle, Paris, Aubier, 1996.

43 Turc (Sylvain), Les élites grenobloises des Lumières à la monarchie de Juillet. Noblesse, notabilités, bourgeoisies

(1760-1848), Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2009.

44 Voir notamment l’ouvrage de Cruz Valenciano (Jesús), Gentlemen Bourgeois and Revolutionaries. Political Change

and Cultural Persistance among the Spanish Dominant Groups, 1750-1850, New York, Cambridge University

Press, 1996, ainsi que la thèse de Bartoloméi (Arnaud), La Bourse et la vie. Destin collectif et trajectoires

individuelles des marchands français de Cadix, de l’instauration du comercio libre à la disparition de l’empire espagnol (1778-1824), thèse de doctorat (histoire), dir. G. Chastagnaret, université de Provence, 2007.

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et conjoncturels qui les avaient affectés, selon des rythmes différenciés. De la sorte, nous avons repris à notre compte le programme élaboré par Jean-Pierre Hirsch au début de son ouvrage sur Lille : explorer le monde commercial « à travers la Révolution », de manière à « réexaminer cette

rupture de notre histoire45», sous l’angle particulier du négoce, de son évolution, et de l’évolution

de sa position, aussi bien dans les hiérarchies sociales existantes que dans l’ordre des représentations collectives.

3. Cadre géographique : les circuits dauphinois.

Pourquoi, dès lors, s’intéresser spécifiquement au cas des négociants dauphinois – qu’ils soient ou non installés dans leur région d’origine ? Pour quelle raison cet exemple permettrait-il de mieux saisir l’impact de la Révolution sur le négoce ? Ce choix résulte en partie d’un concours de circonstances. Comme nous l’avons indiqué, le présent travail découle d’une recherche précédente, et de la volonté de répondre à des questions que l’examen d’un cas particulier ne pouvait permettre de résoudre à lui seul. Plusieurs options étaient alors envisageables.

À première vue, il aurait été possible de travailler à partir d’un territoire prédéfini, notamment à l’échelle d’une ville (Marseille, par exemple), d’une province ou d’une région (le Dauphiné, la Provence, Saint-Domingue…). L’échelon provincial semblait du reste constituer la meilleure solution, dans la mesure où il permettait de se livrer à une analyse comparée de plusieurs localités différentes, à l’intérieur d’un cadre institutionnel et culturel cohérent, pour la période d’Ancien Régime. Comme le soulignait Pierre Jeannin, « une délimitation “nationale” des aires

(délimitation entre l’intérieur et l’extérieur) avait presque toujours moins de fondement réel que la considération des pays (province, voire région plus petite), et aussi généralement moins que

l’appartenance à une vaste zone naturelle et culturelle (méditerranéenne, alpine)46». Par ailleurs,

un tel choix ouvrait aussi sur une possible analyse de l’impact des recompositions territoriales révolutionnaires sur les négociants et leurs opérations. Dans quelle mesure la départementalisation eut-elle des conséquences sur les structures commerciales des régions étudiées ? Les acteurs en présence contribuèrent-ils aux débats sur la redéfinition des frontières intérieures, des entités territoriales et des réglementations qui en dépendaient ?

Un rapide examen des activités liées au négoce, telles qu’on peut les observer à l’échelle d’une quelconque entreprise du XVIIIe siècle, suffit toutefois à montrer les limites d’une telle

approche. Non seulement les acteurs ne sont pas forcément fixés durablement à l’intérieur d’un

45 Hirsch (Jean-Pierre), 1991, p. 12.

46 Jeannin (Pierre), Marchands du Nord : pratiques et savoirs à l’époque moderne, Paris, Presses de l’ENS, 1996, p. 263.

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territoire bien défini, mais, de plus, ils s’insèrent en permanence dans des circuits d’échanges nationaux ou internationaux47. De ce point de vue, chaque entreprise s’intégrait à un ensemble de réseaux qui dépassait la ville ou la province dans laquelle elle se trouvait. Il paraît donc préférable de s’intéresser au négoce à travers l’analyse de ces systèmes de relation, sans se cantonner aux seules délimitations territoriales.

L’étude du négoce dauphinois permet ainsi d’insister sur l’articulation entre les milieux d’affaires locaux et leurs partenaires ou concurrents extérieurs (français et étrangers). Il est alors indispensable d’envisager les problématiques retenues en s’interrogeant sur les relations établies par les acteurs avec l’Italie, la Suisse ou l’Espagne, mais aussi avec les autres régions françaises – en particulier avec Lyon, Marseille ou Paris. Il convient également de rappeler que les Dauphinois étaient tout aussi actifs dans le commerce maritime, notamment en Méditerranée et dans l’Atlantique (Caraïbes).

Pour autant, il serait erroné d’opposer diamétralement l’approche « par les territoires » à une approche « par les réseaux ». Un tel antagonisme correspond à une vision trop restrictive de la notion (par ailleurs ambivalente) de « réseau », qui conduit, en clair, à opposer la « souplesse » réticulaire aux « rigidités » territoriales48. Les territoires reconnus par les institutions publiques ont toujours une influence sur l’organisation spatiale des circuits commerciaux, et réciproquement. D’où l’idée de s’intéresser aux espaces du négoce dauphinois, à l’intérieur comme à l’extérieur de la province. En d’autres termes, il s’agissait d’étudier différents acteurs, situés dans des lieux différents, mais liés par une origine territoriale commune, qui influençait l’organisation spatiale de leurs opérations à différentes échelles. Cette approche s’inspire notamment de la démarche de Laurence Fontaine, dans l’analyse des colporteurs alpins49 : le propos est de comprendre l’organisation d’un groupe et de ses réseaux, en tenant compte du fait que le collectif considéré se structure à partir d’un support local ou régional.

Le sujet n’est donc pas réductible aux négociants du Dauphiné. Nous nous sommes efforcés de traiter plus largement des négociants dauphinois, conçus comme un ensemble relativement cohérent. Cette cohésion constituait l’un de nos présupposés initiaux : il nous semblait probable que

47 La circulation des négociants, et plus largement des gens d’affaires, a fait l’objet d’une bibliographie considérable, de même que l’étude des diasporas marchandes ou des communautés étrangères. Pour une synthèse sur le sujet, on peut se référer à Roche (Daniel), Les circulations dans l’Europe moderne, XVIIe-XVIIIe siècle, Paris, Pluriel, p.

286-294.

48 Cette opposition s’appuie notamment sur l’idée selon laquelle le réseau inclurait une dynamique spécifique, qui « repose précisément sur son indifférence à la notion de frontière » (Négrier (Emmanuel), « Réseau, régulation, territoire », dans Quaderni (vol. 7, n° 7), p. 55). En l’occurrence, il ne faut pourtant pas sous-estimer l’influence de l’environnement institutionnel et juridique sur la construction des circuits commerciaux internationaux.

49 Voir en particulier Fontaine (Laurence), Le voyage et la mémoire. Colporteurs de l’Oisans au XIXe siècle, Lyon,

Presses universitaires de Lyon, 1984 ; Fontaine (Laurence), Histoire du colportage en Europe, XVe-XIXesiècle, Paris,

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les acteurs dauphinois s’organisaient en un petit nombre de réseaux différents, qui s’agençaient autour de liens de parenté et de crédit préétablis, qui s’étaient progressivement constitués dans les communautés du Dauphiné. Nous avons progressivement pris conscience que non seulement cette hypothèse était valable, mais que l’on pouvait aller plus loin encore, en remarquant que la plupart des négociants dauphinois étaient en réalité liés entre eux, par-delà d’apparents cloisonnements intra-régionaux ou confessionnels.

L’exemple dauphinois présente en somme un triple avantage. D’un côté, il nous permet d’analyser un milieu cohérent, selon une approche multiscalaire. De l’autre, il donne accès à un ensemble hétéroclite de négociants, autorisant de fait une démarche comparative, sans se focaliser uniquement sur le « grand commerce » international, mais en englobant au contraire toutes les strates du négoce, y compris les cas les plus incertains ou les plus marginaux, à l’intérieur de territoires diversifiés. Enfin, l’espace dauphinois a été profondément marqué par les dynamiques révolutionnaires : dès lors, on ne peut manquer de s’interroger sur le rôle qu’y assumèrent les négociants, qui se trouvaient généralement, grâce à leurs activités professionnelles, en mesure d’assurer des fonctions de médiation, parce qu’ils étaient bien intégrés aux circulations nationales et internationales.

4. Évolution du négoce et mobilités sociales.

Revenons d’abord sur la question des mobilités sociales. Il ne s’agit pas seulement d’essayer d’entrevoir l’impact du processus révolutionnaire sur les trajectoires des négociants, en terme d’ascension, de stabilité ou de déclin économique, selon une approche unidimensionnelle du problème. La Révolution induit, en elle-même, une recomposition des rapports sociaux et une redéfinition des groupes en présence. Dès lors, nous tenterons de saisir comment des acteurs, inégalement dotés en capital50, se sont repositionnés à l’intérieur de ce contexte incertain et mouvant.

Ainsi posé, le problème se complique pour au moins deux raisons. Tout d’abord, comme nous l’avons entrevu en évoquant rapidement le parcours de Jean-Jacques Chauvet, l’évaluation des trajectoires individuelles et familiales n’est en rien évidente. Il faut notamment éviter de plaquer sur

50 La notion de capital est ici comprise dans son acception large, notamment en référence à l’usage qu’en a proposé Pierre Bourdieu. « Un capital ou une espèce de capital c’est ce qui permet à son détenteur d’exercer un pouvoir, une influence, donc d’exister dans un champ déterminé… C’est à chaque moment l’état des rapports de force entre les joueurs qui définit la structure du champ : on peut imaginer que chaque joueur a devant lui des piles de jetons de différentes couleurs, correspondant aux différentes espèces de capital qu’il détient, en sorte que sa force relative dans le jeu, sa position dans le jeu, ses stratégies […] dépendent à la fois du volume global de ses jetons (mais aussi) de la structure des piles de jetons… » (Bourdieu (Pierre), Wacquant (Loïc), Réponses : pour une anthropologie réflexive, Paris, Seuil, 1992, p. 73).

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la société dauphinoise préindustrielle des concepts et des modèles anachroniques. En l’occurrence, le négoce constitue moins une carrière autonomisée qu’un moyen d’accumulation du capital économique, lequel était ensuite destiné à d’autres investissements. De ce point de vue, les profits générés par les spéculations marchandes ne constituaient pas à eux seuls leur propre fin : ils visaient aussi la réalisation d’autres profits, que l’on peut qualifier de symboliques en tant qu’ils renforçaient le prestige social des acteurs51.

La deuxième difficulté tient au fait que l’on ne peut postuler une stabilité globale du cadre dans lequel était défini le capital symbolique, et dans lequel étaient évalués les biens de prestige. Le processus révolutionnaire conduit potentiellement à une double transformation, qui affecte d’une part les conditions d’accès des acteurs au capital symbolique, et d’autre part la définition même du capital symbolique. En d’autres termes, si une partie des négociants dauphinois pouvait désormais acquérir des biens prestigieux, qui jusque là lui échappaient (à l’image des biens du clergé ou de certains domaines qui appartenaient à des familles nobles), la charge symbolique attachée à ces mêmes biens n’était plus la même que sous l’Ancien Régime.

Dans de telles conditions, il ne suffisait pas d’analyser les trajectoires individuelles des acteurs, au regard de critères exclusivement économiques, et sans tenir compte des mutations du négoce tout entier, des milieux commerciaux (c’est-à-dire de l’ensemble des acteurs commerciaux52), des milieux d’affaires53 (commerciaux, industriels, bancaires et financiers) et, plus généralement encore, des autres groupes sociaux en présence. Certes, l’étude de la distribution du capital économique et des parcours familiaux ou personnels des négociants dans la hiérarchie des

51 Cette définition est empruntée à Pierre Bourdieu. Pour une définition synthétique, inspirée par les travaux de Bourdieu, on se reportera en particulier à l’article de Dubois (Jacques), Durand (Pascal), Winkin (Yves), « Aspects du symbolique dans la sociologie de Pierre Bourdieu. Formation et transformation d’un concept générateur », dans Contextes [revue en ligne], août 2013 (http://contextes.revues.org/5661). « Le “capital symbolique” est un “crédit

de notoriété”, “une espèce d’avance que le groupe et lui seul peut accorder à ceux qui lui donnent le plus de garanties matérielles et symboliques”. C’est donc sur une base relationnelle que le “capital symbolique” se trouve défini, de même que toutes les notions qui s’agrègent autour de lui, “intérêts symboliques”, “travail symbolique”, “biens symboliques”. Cette espèce particulière de capital est toujours en quelque façon le produit d’un réseau familial ou clientélaire, l’aboutissement de longues transactions, le résultat effectif et efficace d’une mémoire collective. Le “capital symbolique” s’identifie, en somme, à du travail social à base physique ou matérielle. Femme mariée ou terre achetée, il n’est rien d’autre qu’une “[forme] transformée et par là dissimulée du capital ‘économique’ et physique” et il ne “produit […] son effet propre [que] dans la mesure et dans la mesure seulement où il dissimule que ces espèces ‘matérielles’ du capital sont à son principe et, en dernière analyse, au principe de ses effets” ».

52 L’expression inclut les acteurs occasionnels et les commerçants, c’est-à-dire les acteurs qui se sont spécialisés dans les transactions marchandes, soit pour leur propre compte (bourgeoisie commerciale, ou marchande), soit au service d’autres commerçants (à l’image des commis). Toutes ces notions se réfèrent à un vocabulaire contemporain, que l’on ne retrouve pas forcément dans les sources (ou bien qui est chargé d’une signification différente, à l’image du qualificatif de « bourgeois »).

53 Nous nous référerons généralement aux milieux d’affaires ou aux gens d’affaires pour désigner des individus et à des groupes d’individus actifs dans ces différents secteurs. Notons que les termes employés au cours de la période étudiée s’avèrent souvent relativement flous quant aux différences entre ces trois domaines (industrie, commerce, banque), de sorte que le négoce ne peut simplement être cantonné au monde proprement commercial, mais qu’il se rattache plutôt au monde des affaires en général.

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fortunes devait être menée, pour répondre aux questions que nous nous sommes posés au début de cette introduction. Mais une telle analyse devait nécessairement être mise en perspective avec d’autres recherches, visant à déterminer la façon dont le négoce évoluait dans son ensemble.

Cette évolution peut être considérée sous trois aspects principaux : (a) à travers une étude des rapports de force qui apparaissent entre les différents groupes sociaux et leurs représentants ;

(b) à travers une étude des rapports du négoce à l’État, ou plus précisément au droit et à

l’administration ; (c) en s’intéressant enfin aux représentations collectives du négoce dauphinois, qu’elles émanent ou non des négociants eux-mêmes.

Ce programme d’enquête implique un effort de classement et de dénombrement, qui vise non seulement à délimiter les contours du négoce, mais aussi à fixer les frontières des autres groupes, de manière à pouvoir caractériser avec précision les mobilités observées à l’intérieur de l’espace social. Plutôt que d’adopter a priori une définition exclusive du négociant (qui renverrait à une sorte d’« élite commerciale », par opposition à la masse des marchands), il nous a paru préférable, dans un premier temps, d’apprécier la qualité des agents étudiés en fonction des qualifications qui leur étaient accordées dans la documentation. Il s’agissait de saisir ainsi le collectif tel qu’il se construisait, dans le langage courant des commerçants, de leur entourage ou des autorités. Comprise de cette manière, la définition du négoce se révèle très indéfinie : loin de l’image admise – celle d’une « élite marchande » en pleine ascension –, elle admet au contraire des marges de jeu importantes, des incertitudes nombreuses, des contradictions.

Comment expliquer, alors, que le collectif se maintienne, en dépit de son manque apparent de cohérence ? Pour parvenir à résoudre complètement le problème, il faut considérer que les catégories mobilisées par les agents pour dépeindre le monde auquel ils appartiennent ne représentaient que l’objectivation particulière de rapports de force sous-jacents – entre les commerçants eux-mêmes, entre les commerçants et le reste des gens d’affaires, ou encore entre les négociants et l’État. Nous avons donc essayé de mettre à jour ces tensions qui restaient, le plus souvent, implicites. Dans cette perspective, il importait d’examiner les logiques selon lesquelles les catégories « indigènes » s’étaient imposées et avaient évolué. Nous sommes partis du principe en vertu duquel on peut identifier comme négociant tout individu reconnu en tant que tel, dans une situation donnée. Encore convenait-il de déterminer les ressors exacts de cette reconnaissance – autrement dit, de comprendre les réalités statutaires ou fonctionnelles que recouvrait la notion de négociant.

En fin de compte, la reconstitution des trajectoires repose sur une démarche dédoublée, tantôt « pragmatique », tantôt plus « critique ». D’un côté, il faut prendre au sérieux les informations contenues dans les sources, en considérant que les mots qui y figurent ne sont jamais

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tout à fait hasardeux. Ce faisant, on accède à un ensemble plus ou moins complexe de qualifications, qui permet de rendre compte de la façon dont un individu a été désigné successivement. Dans le même temps, ces désignations font elles-mêmes l’objet de luttes collectives et personnelles, d’appropriation et de redéfinitions incessantes. D’où la nécessité de recourir à des nomenclatures forgées a posteriori, en rupture avec le « sens commun », pour pouvoir mettre en question les catégories anciennes, leurs sous-entendus idéologiques et l’évolution de leur signification.

5. Mobilités spatiales.

La question des mobilités sociales et de la forme du groupe doit en outre être ressaisie dans ses dimensions spatiales. D’une part, lorsque s’achève l’Ancien Régime, le négoce ne répond pas nécessairement au même signalement, selon que l’on considère un village montagnard du Haut-Dauphiné, un bourg en vallée, une ville moyenne telle que Grenoble, ou les grandes places internationales françaises et étrangères. Un tel éclatement correspond à des formes d’organisation et de représentation très dissemblables d’un lieu à un autre. D’autre part, toutes les régions (françaises, coloniales, étrangères) ne furent affectées ni au même moment, ni de la même façon, ni enfin avec la même intensité par les dynamiques révolutionnaires Néanmoins, du fait de leurs activités, les négociants détenaient, en théorie, toutes les ressources matérielles et immatérielles propices à un redéploiement de leurs opérations. Dès lors, dans quelle mesure et de quelles manières les agents tirèrent-ils partie de ces disparités spatiales, afin d’amoindrir les risques (économiques, mais aussi juridiques ou politiques) auxquels ils s’exposaient ? Nous nous interrogerons ainsi sur les stratégies élaborées par les acteurs dauphinois à partir des années 1790, que ce soit pour emprunter des circuits de distribution et d’approvisionnement plus sûrs, ou bien pour échapper à certains des effets politiques et sociaux de la Révolution.

Il convenait donc de s’intéresser aux recompositions spatiales, dans une approche multiscalaire, capable de prendre en compte des réorganisations aussi bien locales (intra-régionales ou transfrontalières par exemple) que nationales et internationales. Ces dynamiques doivent être envisagées sous leurs divers aspects : commerciaux, bien sûr, mais aussi financiers et manufacturiers. Par-delà les circuits régionaux du Sud-Est de la France, une partie non négligeable du négoce dauphinois se trouvait impliquée dans le commerce méditerranéen, le commerce avec les Antilles, et enfin dans des échanges réguliers avec l’Italie, la Suisse et l’Espagne54. La Révolution

54 Ces liens sont apparus progressivement, au fil des recherches dans les archives privées et administratives. Néanmoins, la plupart de ces relations étaient déjà mentionnées par Pierre Léon : Léon (Pierre), 1954 et Léon (Pierre), Les Dolle et les Raby : marchands et spéculateurs dauphinois dans le monde antillais du XVIIIe siècle, Paris,

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contribua à transformer les conditions internes des échanges, à travers un ensemble de réformes territoriales, juridiques et administratives. Simultanément, les tensions internationales liées au processus révolutionnaire déstabilisèrent fortement le négoce colonial et bouleversèrent l’état des rapports internationaux en Europe et dans les colonies. En particulier, les déclarations de guerre de 1792, et surtout de 1793 semblent avoir fortement perturbé les affaires des Dauphinois : la rupture avec le Royaume-Uni (février 1793) pèse de façon significative sur les réseaux négociants, mais aussi, dans une moindre mesure, les conflits avec l’Espagne (janvier 1793) et le royaume de Piémont-Sardaigne (dès l’invasion du duché de Savoie, en 1792).

Ces observations soulèvent deux séries d’interrogations. En premier lieu, à quelles transformations des circuits commerciaux assiste-t-on, sous l’effet des évolutions de la conjoncture internationale ? Perçoit-on un repli des acteurs à l’intérieur du territoire national, voire de leur région d’origine ? Ou au contraire, le recours à des intermédiaires extérieurs, notamment implantés dans les pays neutres ? La guerre entraîne-t-elle nécessairement une rupture avec les partenaires situés dans les territoires ennemis ? Enfin, les négociants dauphinois retirèrent-ils un avantage décisif des conquêtes françaises, en particuliers vers l’Italie et la Suisse ? En second lieu, nous nous demanderons comment les milieux d’affaires s’adaptèrent à ces évolutions spatiales et à l’économie de guerre. Sur ce point, il est spécialement question d’étudier les ressources qui rendaient possible le redéploiement des négociants dans l’espace. Bien souvent, les correspondances marchandes livrent un aperçu superficiel ou partiel de ces recompositions – comme si le négociant parvenait par la seule force de l’écriture et du calcul à se faire obéir par-delà les montagnes et les océans. Au contraire, nous tenterons de montrer que toutes ces stratégies reposaient en réalité sur un ensemble de ressources économiques et relationnelles, par ailleurs inégalement réparties à l’intérieur des milieux d’affaires.

Nous nous efforcerons alors de voir si, à terme, la guerre et le problème des mobilités spatiales, n’a pas conduit à renforcer, à l’intérieur du négoce, des hiérarchies préexistantes, qui apparaissaient déjà vers la fin des années 1780. Nous nous demanderons donc si, à la faveur des bouleversements révolutionnaires, des guerres internationales et de leurs conséquences économiques, les négociants les plus influents à la veille de la Révolution n’ont pas renforcé leur puissance sociale et économique sur le reste du groupe – et par-là même leur capacité à parler publiquement au nom du négoce, en tant qu’acteur collectif établi.

Les Belles Lettres, 1963. Voir aussi le texte plus récent de René Favier sur « le territoire des Dauphinois », dans Favier (René) (dir.), Nouvelle histoire du Dauphiné. Une province face à sa mémoire, Grenoble, Glénat, 2007, p. 110-123.

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6. L’engagement public des négociants.

C’est enfin pour résoudre ce problème de la représentation politique du négoce que nous nous attacherons à analyser l’engagement, ou plus exactement les engagements publics des acteurs. Ce dernier point peut paraître paradoxal : en effet, le rapport entre le monde politique et le monde marchand, ou le monde des affaires, a souvent été sous-estimé. Au premier abord, les négociants peuvent sembler étrangers à l’espace public, rétifs à toute forme d’engagement, en tant qu’ils se consacrent exclusivement à leurs affaires. Selon l’expression de Mirabeau, « le plus habile commerçant est celui qui entend le mieux les intérêts particuliers. J’en ai beaucoup connu, et des plus éclairés, je n’en vis aucun qui ne donnât plus que parfaitement à gauche sur ceux de l’État. […] Le bon commerçant n’entend que sa partie, et il l’entend bien55 ». Cet « apolitisme » du marchand ou de l’entrepreneur a d’ailleurs été fortement dénoncé à l’époque révolutionnaire et revendiqué par une partie des acteurs56, qui entendaient se tenir à l’écart de l’agitation révolutionnaire. Pourtant, les premières mesures réalisées, à partir de l’examen du personnel politique dauphinois et de l’implication des négociants dans la sphère publique tendent au contraire à montrer que même si les commerçants et les gens d’affaires furent nettement moins impliqués dans la Révolution que d’autres catégories – les hommes de loi par exemple –, leur poids relatif n’en demeure pas moins significatif. Il s’agissait donc de s’interroger sur l’articulation entre le champ politique et le champ commercial, alors même que les liens entre les deux domaines ne vont pas de soi.

Les rapports entre politique et commerce se signalent aussitôt par leur ambiguïté. D’un côté, les commerçants avaient tout intérêt à cultiver les relations entretenues traditionnellement avec les représentants du pouvoir central. C’était du reste un moyen privilégié pour faire valoir leurs intérêts professionnels ou accéder plus facilement à des informations fiables, sur l’évolution possible des relations internationales, mais aussi des institutions, du droit commercial et des réglementations.

D’un autre côté, se pose le problème du rôle (idéologique et politique) assumé directement par les commerçants, dans le processus révolutionnaire. Celui-ci ne saurait alors être perçu comme un mouvement exogène, qui se serait imposé aux milieux d’affaires dauphinois. Au lieu d’évoquer le négoce et les négociants face à la Révolution, nous nous sommes donc efforcés d’envisager le problème de leur évolution dans la Révolution. Il existait en Dauphiné une bourgeoisie marchande généralement qualifiée de « libérale » par l’historiographie57 et qui occupa un rôle de premier plan

55 Mirabeau (Honoré Gabriel Riqueti, de), L’ami des hommes ou traité de la population, Avignon, s. éd., 1756, p. 50. 56 Pour plus de précisions à ce sujet, on se référera au chapitre 7, dans la deuxième partie de la thèse.

57 Léon (Pierre), 1954, p. 53-55 et 148-153. Voir aussi les passages consacrés au libéralisme et à la lutte contre les interventions de l’État sur l’économie, dans Bouchardeau (France), Bouchardeau (Philippe), Histoire de la Chambre

de commerce de Valence. La formation du patronat drômois au XIXe siècle, Grenoble, Université des sciences

Figure

Graphique 1.1. Évolution du nombre de patentés dans l’Isère (an 8-1847).
Tableau   1.   3.   Négociants   et   marchands   dans   les   rôles   de   capitation :   niveau   médian   de taxation.
Graphique 1. 2. Négociants et marchands dans l’emprunt forcé de l’an 4 (Hautes-Alpes).
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