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Structures du négoce dauphinois.

Chapitre 2. Libéralisme et reconnaissance publique.

2. Institutions et reconnaissance publique.

Les enquêtes consacrées aux institutions du commerce, à l’âge préindustriel, rappellent à l’envi leur rôle dans la reconnaissance de la bourgeoisie marchande280. Les historiens ont en particulier mis l’accent sur la constitution de « groupes de pression » au service des intérêts communs aux différents acteurs281. À côté d’organismes dont la fonction même était de représenter le négoce282, il faut rappeler que les textes réglementaires nécessitaient également d’identifier les acteurs dont il était question, donc de délimiter des groupes sociaux ou professionnels, pour leur assigner des statuts juridiques précis.

Les institutions assumaient par conséquent une fonction cruciale dans la reconnaissance publique du négoce et des hiérarchies commerciales, en ce qu’elles participaient de l’universalisation de ce qui n’était, à l’origine, que des usages particuliers. Cette reconnaissance faisait intervenir conjointement un mouvement d’égalisation (en vue d’une agglomération d’acteurs

277Boltanski (Luc), 2009, p. 117.

278Sur le lien entre le découpage de la société en classes et la question politique, cf. Bourdieu (Pierre), 2001, p. 299- 306.

279Nietzsche (Friedriech), La généalogie de la morale, Paris, Gallimard 1985 (1887), p. 59-61.

280Gayot (Gérard), « La longue marche de la “bourgeoisie de pointe” vers la conscience de classe », dans Jessenne (Jean-Pierre) (dir.), 2007, p. 385.

281Hirsch (Jean-Pierre), 1991, p. 5-10.

282C’était notamment le cas des chambres de commerce et du Bureau de commerce, qui sont censés assumer la « représentation des intérêts économiques généraux » (Szramkiewicz (Romuald), Histoire du droit des affaires et

divers sous le même titre) et de différenciation (capable de soutenir symboliquement les hiérarchies sociales entre les acteurs d’un même groupe). Ces objectifs se trouvent au cœur des textes normatifs du XVIIIe siècle, à l’image de l’arrêt du Conseil d’État de 1732, qui entendait d’une part réunir le

commerce dauphinois sous une forme commune (un nouveau corps), d’autre part administrer les rapports et les pratiques internes au groupe, à travers un ensemble de réglementations des échanges marchands283.

Pour comprendre la façon dont cette dynamique s’inscrivait dans le champ institutionnel, il faut néanmoins commencer par un effort de clarification de la notion d’institution elle-même.

a) Le concept d’institution.

La notion d’institution est d’un usage très courant dans l’ensemble des sciences sociales. Mais toutes ces disciplines n’y recourent pas dans les mêmes perspectives, ni selon la même méthodologie284. Faute de disposer d’une définition consensuelle, nous nous trouvons finalement face à une grande diversité d’usages différents, voire contradictoires. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous proposons ici de revenir brièvement sur trois conceptions du mot, qui nous semblent soulever des interrogations particulièrement utiles pour nos recherches.

L’historiographie – et plus largement les sciences sociales285 – ont été longtemps dominées par une vision de l’institution comme autorité, justifiée par un ensemble de règles juridiques. Cette conception, fortement influencée par l’histoire du droit286(mais aussi par le langage courant), a été affinée par la prise en considération des acteurs, qui font les institutions et « les modifient sans

cesse », comme le soulignait Lucien Febvre287. De ce point de vue, il s’agit donc de s’intéresser aux

réglementations officielles, et aux organismes (État, corps intermédiaires) qui en garantissent l’application. Un tel programme contribue néanmoins à rejeter à l’arrière-plan l’analyse critique des mécanismes institutionnels. En particulier, la dichotomie entre les institutions « légitimes » et les organisations officieuses, informelles, voire illicites.

La définition marxiste des institutions présente a contrario l’avantage de replacer la question des rapports sociaux au centre de l’analyse, en ramenant le problème à la question de l’articulation entre infrastructure et superstructure. Pour Marx (par opposition à Hegel), règlements et institutions appartiennent à « une superstructure juridique et politique », élevée sur la base des

283Archivio di Stato di Torino, materie economiche, commercio in generale, cat. 4, mazz. 10. 284Hugues (Everett C.), « The Study of Institutions », dans Social Forces (n° 20), 1942, p. 307-308. 285Boltanski (Luc), 2009, p. 85-86.

286Voir par exemple Marque (Jean-Pierre), Institution municipale et groupes sociaux. Gray, petite ville de province

(1690-1790), Paris, Belles lettres, 1979 , p. 20.

rapports de production, c’est-à-dire de l’infrastructure socio-économique. On a longuement débattu sur la dimension « déterministe » de cette vision288, alors même que les textes de Marx ou de certains de ses disciples abordent le sujet de manière plus nuancée289. La principale particularité des conceptions marxistes (notamment par opposition aux institutionnalistes290) résiderait plutôt dans la façon d’appréhender les institutions, comme un ensemble de règles et d’organisations liées à l’État ou aux corps judiciaires, politiques, administratifs qui en dépendent291.

En 1894, Durkheim proposait à l’inverse un élargissement considérable du concept : « on

peut, sans dénaturer le sens de cette expression, appeler institution toutes les croyances et tous les

modes de conduite institués par la collectivité292 ». Une telle définition bat en brèche l’identification

des institutions au seul appareil d’État293. D’une certaine façon, la nouvelle économie des institutions a renoué, depuis les années 1970, avec des modèles durkheimien294, tout en prenant plus ou moins de distance avec le corpus théorique standard dont elle est issue, ou du moins dans l’intention d’y apporter des précisions complémentaires295. Selon Douglass C. North, « les

institutions sont les règles du jeu dans une société ou, plus précisément, les contraintes conçues par

les hommes qui structurent l’interaction humaine296 ». Cette identification des institutions à des

codes conduit à une extension considérable de la notion, qui dépasse désormais l’opposition entre le formel et l’informel297. Le concept voit ainsi sa portée s’élargir et acquiert un rôle essentiel, lequel n’est pas sans rappeler les thèses de Max Weber298, en particulier dans la perspective évolutionniste

288 Paul (Bénédique), Le capital institutionnel dans l’analyse du changement économique et social : application au

secteur de la microfinance en Haïti, thèse de doctorat (dir.) Dameus (Alix), Garabe (Michel), Université Montpellier

I, 2011, p. 96.

289On se réfèrera par exemple à la lettre adressée par Engels à Conrad Schmidt en 1890, présentée dans Engels (Friedrich), Marx (Karl), 1977, Études philosophiques, Paris, Éditions sociales, p. 247.

290Certains auteurs institutionnalistes insistent néanmoins sur l’apport des textes de Karl Marx : cf. Dillard (Dudley), « Money as an Institution of Capitalism », dans Journal of Economic Issues (vol. 21, n° 4), 1987, p. 1644 ; Bénédique (Paul), 2001, p. 96-97. Il n’y a donc pas forcément d’antagonisme radical entre les deux courants. 291Notons toutefois que ce n’est pas le cas de tous les auteurs marxistes, qui introduisent quelquefois des modèles plus

étendus : Nicolaï Boukharine utilise par exemple la notion d’institution dans un sens plus étendu, dont les institutions ne sont qu’une manifestation parmi d’autres (voir les usages du concept dans Boukharine (Nicolaï),

L’économie politique du rentier. Critique de l’économie marginaliste, Paris, Études et documentation internationale,

1967.

292Durkheim (Émile), 2009 (1893).

293Certains sociologues ont reproché à la nouvelle économie des institutions de sous-estimer l’importance des institutions informelles. Les travaux effectués au cours depuis au moins les années 1990-2000 tendent néanmoins à répondre à cette critique en associant étroitement l’analyse des institutions formelles et informelles. Pour une mise au point synthétique à ce propos, voir Didry (Claude), Vincensini (Caroline), « Au-delà de la dichotomie marché- société : l’institutionnalisme de Douglass C. North », archives ouvertes de l’Université Paris I – Panthéon-Sorbonne, septembre 2008 p. 2.

294Didry (Claude), Vincensini (Caroline), 2008, p. 2. 295Didry (Claude), Vincensini (Caroline), 2008, p. 8. 296North (Douglass), 1990, p. 3.

297Matthews (R. C. O.), « The Economics of Institutions and the Sources of Growth », dans The Economic Journal, décembre 1986, p. 903-918 ; Bénédique (Paul), 2001, p. 148-149.

298Voir notamment Bresson (Alain), L’économie de la Grèce des cités, Paris, Armand-Colin, 2007, vol. 1, p. 23 ; Immergut (Ellen M.), « The Theoritical Core of the New Institutionalism », dans Politics and Society (vol. 26, n° 1), mars 1998. On se reportera non seulement au fameux livre de Weber sur l’éthique protestante, mais aussi à la série

déployée par les néo-institutionnalistes, qui voient dans les institutions du marché « la clef de la

dynamique de l’histoire299 ».

Dans l’ensemble, la définition ordinaire du terme d’institution subit donc trois critiques majeures : (a) elle cantonne le champ institutionnel à ses différentes dimensions étatiques ou publiques ; (b) elle reconduit sans l’interroger la dichotomie entre le formel et l’informel ; (c) elle contribue à présenter l’institution, abstraction faite des rapports économiques et sociaux qui l’influencent300 – et de l’évolution de ces rapports.

La dernière objection (c) nous semble particulièrement pertinente, afin de comprendre comment la reconnaissance publique du négoce intervient dans le champ institutionnel. Les considérations qui précèdent, sur l’incorporation des catégories commerciales par les agents de l’administration, en livrent une illustration parmi bien d’autres. L’affirmation sociale et économique du négoce avait un impact direct sur les représentations institutionnelles de l’époque. La réglementation royale, élaborée entre les années 1770 et 1780, fournit d’autres exemples, emblématiques de l’articulation entre la construction de règles, l’institutionnalisation d’un groupe et sa capacité de mobilisation collective. En témoigne la collection d’arrêts et d’ordonnances qui avaient été conservés par la municipalité de Vienne, à propos de la marque des marchandises destinées à l’exportation301. Adressé aux « fabricants, marchands et négociants » du Dauphiné, l’arrêt de 1781 répondait au refus des commerçants de se plier aux règles sur le marquage des étoffes, établies dans la première moitié du siècle. La décision royale proposait un compromis, après une période de mise à l’épreuve. Dans ce cas, le négoce avait servi de vecteur symbolique à l’action coordonnée de plusieurs individus : c’est comme tel que la monarchie reconnaissait en lui un groupe constitué.

En même temps, les règlements rendent compte d’une reconnaissance sans nuance, qui ne reprenait généralement pas les distinctions internes au groupe. L’opposition entre négociants et marchands n’était en particulier pas respectée, puisque la plupart des textes officiels ne mentionnaient que le commerce, saisi dans son ensemble302. Si la notion de négociant et les systèmes d’opposition qu’elle recouvre finissent par s’affirmer en Dauphiné, ce n’est donc pas seulement grâce à l’intervention ou à la médiation de l’État, qui aurait imposé « d’en haut » un

d’articles qui sont venus compléter cet ouvrage, traduits et réunis dans Weber (Max), L’éthique protestante et

l’esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2003.

299Grenier (Jean-Yves), L’économie d’Ancien Régime : un monde de l’échange et de l’incertitude, Paris, Albin-Michel, 1996, p. 10.

300Cette influence est susceptible de varier en intensité. Par ailleurs, la notion d’influence recouvre des interactions entre le champ institutionnel et le champ socio-économique, ce qui évite de se limiter à une approche strictement déterministe, qui subordonnerait le fait institutionnel aux « forces profondes », sociales ou économiques.

301Arch. com. de Vienne, HH 1.

302Les arrêts et ordonnances parlaient ainsi de « marchands et négociants », de « marchands » (en utilisant le terme de

terme discriminant. Les normes locales, la circulation de guides ou d’ouvrages théoriques, l’influence diffuse des milieux d’affaires extérieurs (marseillais ou lyonnais), ont largement contribué à ce changement, de manière sans doute plus décisive que la monarchie et ses agents.

Il faut donc prendre en compte les deux critiques précédemment évoquées (a et b). On ne saurait en effet réduire les institutions à l’État. Comment laisser dans l’ombre le rôle assumé par les groupes familiaux, les relations d’amitié ou d’affaires, les alliances durables ou occasionnelles, nouées entre les acteurs, pour faire triompher leurs intérêts communs ? Autant de cadres essentiels à l’émergence du négoce, qui ne relevaient pas directement de l’appareil d’État.

La complémentarité entre institutions étatiques et non-étatiques, ou plus généralement entre l’ordre privé et l’ordre public, pose aussi la question des interactions entre institutions formelles et informelles. La dichotomie supposée entre ces deux dernières notions se fonde sur un problème d’accès à l’information. D’un côté, les institutions formelles présenteraient des mécanismes potentiellement connus de tous les acteurs en présence. À l’opposé, les institutions informelles impliquent une répartition inégale de l’information, dans la mesure où les normes sont propres à un milieu ou à un contexte particuliers. En réalité, il est peu vraisemblable d’observer un exemple chimiquement pur d’institution formelle ou informelle, pour au moins deux raisons. Premièrement, les institutions (publiques et privées) s’appuient sur des modes de fonctionnement à la fois manifestes et occultes. Deuxièmement, la compréhension de ces règles fait intervenir des ressources culturelles, dont tous les acteurs ne sont pas également dotés. Par conséquent, la démarcation entre le formel et l’informel n’est pas plus tranchée que la frontière censée séparer la sphère publique de la sphère privée.

A priori, la conception des institutions comme « règles du jeu » a le mérite de fournir un

outil intellectuel capable d’intégrer les diverses remarques qui précèdent. Cette définition implique en revanche d’adopter la distinction entre les institutions proprement dites (c’est-à-dire les règles) et les acteurs collectifs qui évoluent suivant ces codes : chambres de commerce, entreprises, corporations, par exemple. Pour reprendre la métaphore introduite par Douglass C. North, il s’agit de ne pas mélanger « les règles et les joueurs303 ». C’est dans cette optique que North et une partie des néo-institutionnalistes (notamment les néo-institutionnalistes du choix rationnel304) ont proposé d’employer le concept d’organisation, pour qualifier l’ensemble des corps politiques, économiques, sociaux ou éducatifs305. Leur démarche visait aussi à englober sous une même étiquette des

303North (Douglass), 1990, p. 4.

304Ce n’est pas nécessairement le cas des trois principaux courants théoriques propres au néo-institutionnalisme. Le néo-institutionnalisme historique intègre quant à lui les normes au champ institutionnel. Voir Mérand (Frédéric), « Les institutionnalistes (américains) devraient-ils lire les sociologues (français) ? », dans Politique européenne (n° 25), 2008, p. 23-51.

structures étatiques et non-étatiques, formelles et informelles306.

Est-il envisageable d’appliquer ce modèle à notre sujet ? Le cas échéant, il faudrait admettre l’existence d’une différence effective entre les acteurs collectifs et les normes qui régissaient leurs actions. De prime abord, cette distinction tombe sous le sens commun. La métaphore ludique vient renforcer cette première impression : quoi de plus dissemblable, en effet, que les protagonistes d’un jeu et les codes qu’ils respectent ? Il faut néanmoins garder à l’esprit que les « joueurs » dont il est question ne sont pas des individus, mais des groupes structurés. L’État, les administrations, les corporations, les tribunaux, les entreprises ne se contentaient pas de suivre des règles établies. Non seulement ils produisaient de nouvelles normes, mais ils constituaient en eux-mêmes un ensemble ordonné et évolutif de conventions formelles ou informelles.

Il nous a donc paru plus intéressant de reprendre la définition proposée par Jean-Yves Grenier de l’institution comme « environnement collectif307 », qui subsume à la fois les règles et les normes établies, mais aussi les organismes chargés de leur production et de leur reproduction308. L’avantage de ce modèle est de pouvoir intégrer complètement les trois critiques de la conception commune de l’« institution », sans pour autant conférer au concept une fonction déterminante, qui le prive implicitement de toute historicité309. Réfléchir sur les espaces institutionnels revient en effet à questionner les rapports qui se nouent dans cet espace et l’articulation entre les différents champs dans lesquels se positionnent des individus inégalement dotés en capitaux (et notamment en capitaux institutionnels). Il s’agit donc de se demander comment les interactions entre les acteurs et leur environnement institutionnel ont abouti à une forme spécifiée de reconnaissance.

b) Pénurie institutionnelle ?

Nous avons donc cherché en priorité à cerner les moyens dont les acteurs commerciaux disposaient, pour pouvoir infléchir les structures qui organisaient leur espace institutionnel. La question réclame qu’on se penche sur la fin de l’Ancien Régime, puisque c’est à cette période que l’identité du groupe semble se cristalliser. Conformément à nos conclusions précédentes, nous avons d’abord essayé de saisir comment les négociants sont intervenus dans les institutions d’État en vue de faire valoir leurs revendications communes – et de légitimer ainsi leur identité propre.

À la veille de la Révolution, on ne retrouvait en Dauphiné aucune des institutions du

306Abélès (Marc), Jeudy (Henri-Pierre), Anthropologie du politique, Paris, Armand-Colin, 1997, p. 199-200. 307Grenier (Jean-Yves), 1996, p. 91.

308Tout en s’inspirant, dans une assez large mesure, des auteurs institutionnalistes, la définition de Jean-Yves Grenier offre donc une réponse aux problèmes qui viennent d’être signalés.

309C’est d’ailleurs la critique majeure adressée par Jean-Yves Grenier aux institutionnalistes et néo-institutionnalistes. Cf. Grenier (Jean-Yves), 1996, p. 10.

commerce qui retiennent d’ordinaire l’attention des chercheurs310. Ni chambre de commerce, ni bourse, ni juridiction consulaire n’y existaient, y compris dans les principales villes de la province, à Grenoble ou à Vienne311. Et pas un seul représentant dauphinois ne figurait au Bureau du commerce en 1790312. Or, ces organismes travaillaient précisément pour la reconnaissance des communautés négociantes313, la défense de leurs revendications particulières314, la régulation de leurs rapports mutuels315, ainsi que pour accomplir le travail de délimitation du groupe, à travers des jeux d’exclusion et d’inclusion316. En fin de compte, toutes ces structures favorisaient, d’une façon ou d’une autre, les médiations entre les vœux particuliers des acteurs et les autorités monarchiques.