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11 Géographie des prix du seigle et du froment dans le Dauphiné des années 1780.

Structures du négoce dauphinois.

Carte 1. 11 Géographie des prix du seigle et du froment dans le Dauphiné des années 1780.

[Source : d’après les données collectées par R. Favier, 1993, p. 364.]

Des contrastes internes apparaissaient aussi bien à l’intérieur du Bas que du Haut-Dauphiné. Dans les régions situées au nord de la province et le long de la vallée du Rhône (E1, E2, E3), l’écart entre les prix du froment et du seigle demeurait limité, mais les prix tendaient à augmenter au fur et à mesure que l’on se dirigeait vers la partie méridionale de l’axe rhodanien, dans la région de Valence (E2) et, plus clairement encore, dans les Baronnies (E3). En outre, les places de Grenoble et de Saint-Marcellin présentaient des situations relativement spécifiques, avec respectivement un prix important du froment et du seigle, et un écart significatif entre la valeur de ces deux marchandises. Dans le Haut-Dauphiné apparaissait par ailleurs une opposition marquée entre les marchés briançonnais et embrunais d’un côté (E5)629 et les marchés de Gap ou de Mens de l’autre (E4)630.

Pour notre sujet, ce constat présente surtout l’intérêt de mettre en exergue les difficultés qui marquaient les circulations marchandes à l’intérieur même de la région. Les différenciations

628Les données sont tirées de Favier (René), 1993, p. 354. Faute de sources suffisantes, l’enquête n’a pu porter que sur ces deux marchandises (voir les explications fournies par René Favier, p. 363-364).

629Caractérisés par le prix très élevé du froment et un fort écart entre la valeur du seigle et du froment. 630Où les prix des deux marchandises étaient relativement plus équilibrés, et à des niveaux plutôt bas.

observées entre ces divers lieux reflètent avant tout un contraste entre des structures et des environnements agricoles, sans relation directe avec le négoce. En revanche, l’incapacité à assurer une homogénéisation des prix – notamment en situation de pénurie – témoignait aussi du manque de coordination entre les différents réseaux de distribution. Les autorités locales ne pouvaient réellement compter sur les seuls circuits provinciaux pour assurer l’approvisionnement des communautés. À travers la cartographie des prix du seigle et du froment se profile ainsi une géographie des influences extérieures. Les zones du Haut-Dauphiné (E4 et E5) étaient principalement polarisées par la Provence et Marseille. Les espaces septentrionaux (E1 et la vallée de l’Isère) étaient bien davantage tournés vers la place lyonnaise, qui assurait éventuellement des médiations avec d’autres aires plus lointaines. Enfin, les villes occidentales étaient principalement tournées vers les centres rhodaniens : les échanges avec Lyon y étaient en général prépondérants, mais on y ressentait aussi l’influence des marchés languedociens et provençaux – en particulier dans les régions les plus méridionales (E3).

Il faut donc bien distinguer deux ordres d’observation. D’une part, les relations d’affaires et les liens familiaux ou personnels tissés entre les négociants eux-mêmes conféraient au groupe une indéniable cohésion sociale et professionnelle. D’autre part, la configuration des circuits de distribution et d’approvisionnement provinciaux s’avérait nettement moins cohérente, laissant apparaître des orientations diversifiées, vers des régions et des places commerciales périphériques631 qui polarisaient l’espace dauphinois. Si cette hétérogénéité pouvait apparaître comme une faiblesse économique, elle favorisa néanmoins le développement des réseaux dauphinois à l’extérieur de la province ainsi que leur diversification. Une interaction existait donc entre d’une part la structuration spatiale des marchés et des acteurs à l’intérieur de la province, et d’autre part le développement des réseaux négociants au niveau national et international.

3. Le négoce dauphinois dans les circuits nationaux et internationaux.

En somme, lorsque s’achève l’Ancien Régime, on peut estimer que l’organisation géographique des négociants dans le Dauphiné était, dans une large mesure, orientée suivant des circuits locaux, eux-mêmes imbriqués dans des circuits extra-locaux. L’hypothèse d’une « économie autarcique632», qui a quelquefois été avancée, doit donc être rejetée, y compris pour les

631Nous recourrons ici à l’expression de périphérie dans un sens purement relatif à la situation du Dauphiné, et non pour signaler un rapport de subordination ou de dépendance : dans un grand nombre des espaces qualifiés de périphériques, l’influence dauphinoise semblait en réalité extrêmement ténue.

632Amouretti (Bernard), Les hommes et la route au XIXe siècle : de Briançon au Bourg d'Oisans, Aix-en-Provence,

espaces alpins633. Non que les régions dauphinoises manifestent le même dynamisme que des territoires réputés plus riches ; mais ce manque relatif de prospérité ne signifie d’aucune sorte absence de relation ou impuissance à accéder aux marchés extérieurs.

a) Un territoire marginal ?

Pierre Jeannin soulignait que la mesure des interdépendances entre les économies de l’époque moderne était pratiquement impossible à évaluer avec précision (sous la forme d’un indicateur numérique)634. Dans la foulée, il notait qu’il fallait donc procéder par confrontation : « Nous dirons que le Bordelais dépendait plus des marchés extérieurs que le Dauphiné, ou la

Rhénanie plus que la Bavière ». Ainsi, les conclusions déjà évoquées, à propos du développement

des marchés extérieurs, ne prouvent rien à elles seules. Elles illustrent une dynamique d’expansion, mais ne permettent pas de jauger l’importance relative de la province. Or, au jeu des comparaisons, la région dauphinoise fait a priori pâle figure. La province passe pour un territoire situé à l’écart des principaux flux marchands et financiers, au XVIIIe comme au XIXe siècle. Dès 1790, l’ancien

intendant Gaspard-Louis Caze de la Bove rendait compte de son administration, dans un document rédigé sur la demande de l’Assemblée nationale635 . L’ancien intendant commence par évoquer « une province où il n’y a point ou que très peu de commerce ». Et plus loin, l’auteur rappelle que « la variété des différents sols du Dauphiné ne permettant pas d’établir dans cette province aucun

commerce en grand, l’on s’est attaché à favoriser et améliorer les différents genres d’industrie dont elle est susceptible ». En 1801, le préfet Félix Bonnaire déplore à son tour le faible développement

marchand et proto-industriel des Hautes-Alpes : selon lui, « il n’y a nulle spéculation commerciale,

nul genre d’industrie636 » dans le département. La Drôme et l’Isère n’étaient guère mieux loties, si

l’on en croit les essais de statistiques publiés au cours de la première moitié du XIXe siècle. Pour

François Perrin-Dulac (qui écrit à peu près au même moment que Bonnaire), la région iséroise ne présente aucune prédisposition aux échanges. Bien au contraire : « Par sa position topographique,

633Les travaux sur le colportage et les migrations alpines ont largement contribué à revisiter la thématique et à infirmer les théories assimilant les sociétés alpines à un univers replié sur soi et auto-suffisant (Fontaine (Laurence), 1993 et Fontaine (Laurence), 1984). En outre, des recherches sur les communautés dauphinoises et plus largement alpines se sont également attachées à souligner l’intégration d’une majorité de communautés à des circuits marchands plus larges. Pour le cas dauphinois, voir par exemple Hickey (Daniel), « Innovation and Obstacles to Growth in the Agriculture of Early Modern France: The Example of Dauphiné », dans French Historical Studies (vol. 15, n° 2), automne 1987, p. 231.

634Jeannin (Pierre), 1996, p. 263.

635Arch. dép. de l’Isère, 2 C 21/1, « Compte-rendu en exécution du décret de l’Assemblée nationale du 28 décembre 1789 par M. Caze, cy-devant intendant du Dauphiné ».

636Bonnaire (Félix), Mémoire au ministre de l'Intérieur sur la statistique du département des Hautes-Alpes, Paris, impr. des sourds-muets, an 9 (1800-1801), p. 34.

cette partie de la France a été, jusqu’à présent, une des moins propres au commerce637 ». Enfin, Nicolas Delacroix notait en 1835 que le commerce drômois se concentrait avant tout sur l’écoulement des biens agricoles. Les industries textiles n’alimentaient que « le moyen et le petit

commerce, vendant au dehors l’excédant des produits du pays sur la consommation, et fournissant

à la consommation intérieure ce que le pays ne produit pas638 ». Le constat était donc semblable

dans les trois départements : le développement du secteur marchand demeurait faible, au moins jusqu’aux années 1830, quand bien même toute tendance à la progression n’était pas exclue639.

Cette présentation, passablement dépréciative, doit toutefois être examinée avec circonspection. La plupart des auteurs cités raisonnent en administrateurs. Leur point de vue se focalise sur trois marqueurs, jugés essentiels : le niveau de la production industrielle départementale, le nombre de patentes, ainsi qu’une appréciation qualitative des entrées et sorties de marchandises. Le tout présente une forte coloration volontariste. Les auteurs appellent de leurs vœux la libération de « forces » mal définies, à la fois matérielles (développement des axes de circulation par exemple) et spirituelles (au sens où il existerait un « esprit du capitalisme », selon la formule de Max Weber, qui ne demanderait qu’à se manifester effectivement en Dauphiné). Une telle approche avait logiquement tendance à sous-estimer le degré de développement du négoce local, d’une part en occultant ses ramifications externes, d’autre part en minimisant sciemment son importance pour les besoins de la démonstration politique.

Si l’on étudie les données sur la balance du commerce, recueillies et publiées par Arnould à la fin des années 1780640, la province se situe en fait parmi les généralités exportatrices de rang moyen. Les exportations de produits agricoles et de produits industriels, très majoritairement destinées aux marchés européens, atteignaient des niveaux équilibrés. En 1787, le volume total des exportations dauphinoises était bien loin d’égaler les flux observés en Guyenne, en Bretagne, ainsi que dans le Nord et l’Est du royaume. Sur un total de 36 généralités, Grenoble se classe au quinzième rang, par l’ampleur de ses exportations, soit dans la moitié supérieure du lot.

De surcroît, comme nous l’avons vu précédemment, la présence des négociants dauphinois à l’extérieur de la province n’était pas du tout négligeable, quoiqu’elle soit passablement difficile à estimer. Les milieux d’affaires ne se contentaient pas d’exporter la production régionale en sollicitant des grossistes installés dans d’autres provinces. Les acteurs étaient tout à fait capables de diversifier leurs points d’approvisionnement, dans le Lyonnais et en Suisse. Par ailleurs, ils avaient

637Perrin-Dulac (François), 1806.

638Delacroix (Nicolas), Statistique du département de la Drôme, Valence, Borel, 1835, p. 355. 639Delacroix (Nicolas), 1835, p. 356.

640Les données ont notamment été utilisées par Dominique Margairaz dans Béaur (Gérard), Laclau (Alexandra), Minard (Philippe) (dir.), Atlas de la Révolution française. Économie, éditions de l’EHESS, Paris, 1997, p. 38-39 et p. 104.

aussi la possibilité d’acheminer leurs stocks via leurs propres réseaux, sans passer systématiquement par l’intermédiaire de commerçants lyonnais ou marseillais. Sans apparaître comme un authentique pôle commercial, le Dauphiné n’en abritait donc pas moins des réseaux négociants plus influents qu’on ne l’a longtemps cru641.

b) L’expansion du négoce dauphinois.

C’est ainsi que les milieux d’affaires du Dauphiné avaient réussi, vers la fin de l’Ancien Régime, à étendre leur influence en Europe méridionale, dans les colonies américaines, et dans une moindre mesure en direction de l’Europe septentrionale, de la Méditerranée orientale et de la Russie, ainsi que vers l’Amérique du Nord642. S’il est difficile de donner une estimation quantitative de ces échanges643, on peut en revanche en livrer un aperçu plus qualitatif, à partir des diverses sources dont nous disposons, c’est-à-dire des archives d’entreprise et de la documentation administrative. La carte 1. 12 propose ainsi une représentation synthétique des informations dont nous disposons, tirées à la fois de la bibliographie (notamment des travaux de Pierre Léon) et de nos propres recherches dans les fonds privés et publics.

641Dans le cas dauphinois, l’expression de réseaux commerciaux est donc préférable à celle d’aire d’influence, au sens où celle-ci apparaîtrait comme une « zone polarisée par un centre, pour un ensemble de relations (aire d’influence

d’une ville) ou une catégorie de relations (aire d’influence culturelle ou commerciale, aire de chalandise) », selon la

définition qu’en a donnée la géographe Denise Pumain (Denise Pumain, « Aire d’influence », dans Kleinschmager (Richard), Paquot (Thierry), Pumain (Denise), Dictionnaire : la ville, l’urbain, Paris, Anthropos-Economica, 2006. En l’espèce, ni l’espace dauphinois, ni Grenoble ne pouvaient être considérés comme un « centre » pôlarisant. 642Comme l’ont montré les travaux de Léon (Pierre), 1954, p. 175-188.

643En effet, le volume des flux (économiques ou non) est difficilement appréciable avec exactitude, faute de sources adéquates. L’évaluation est d’autant plus malaisée qu’il n’est pratiquement pas envisageable de calculer l’ampleur des flux extérieurs à la région dauphinoise, mais néanmoins maîtrisés par des acteurs dauphinois.