• Aucun résultat trouvé

Structures du négoce dauphinois.

Carte 1. 15 Achats d’Étienne Cornud (1784-1802).

[Source : données personnelles, d’après arch. dép. de la Drôme, 37 J 14-16]

Le cas de Cornud n’était pas isolé. À Crest, la famille Lombard-Latune (ou Delatune) semble encore plus centrée sur des espaces locaux et régionaux. Dans la décennie qui précéda la Révolution, les opérations passées à l’étranger (Suisse, Italie) représentèrent environ 6,6 % du volume total ; près de 71,4 % des transactions s’étaient déroulées à une distance inférieure ou égale à 30 km649.

En définitive, l’élargissement des réseaux négociants dauphinoise ne s’est accompli que très graduellement. À cet égard, il serait toutefois erroné d’opposer diamétralement une « élite » négociante, fortement internationalisée, à des entreprises peu dynamiques, recentrées sur les circuits intérieurs et périphériques. En réalité, l’expansion du commerce provincial est indissociable des interactions entre le Dauphiné et sa proche périphérie. C’est en s’appuyant sur les liens tissés avec les pôles urbains les plus proches (Lyon, Marseille, Beaucaire, Genève, Turin) que les milieux d’affaires de la région réussirent à s’étendre sur la scène nationale ou internationale (carte 1. 12).

Plutôt que de dresser une typologie par « grandes régions », fondée sur des découpages politiques ou sur des regroupements parfois artificiels, il semble donc préférable de présenter ces circuits suivant leur dynamique, en partant des principales interfaces entre le Dauphiné et l’extérieur, pour aborder ensuite les différentes ramifications des réseaux de commerce.

La province dauphinoise ne comptait pas à proprement parler de pôle urbain d’envergure internationale. « Grenoble, par sa position, n’a jamais été une ville de commerce », regrettaient les

divers) : arch. dép. de la Drôme, 14-16.

corporations locales dans une supplique au roi datée de 1788650. Dès lors, c’étaient les grandes villes voisines qui prenaient le relais. Ajoutons tout de suite que cette proximité n’était pas seulement affaire de distances euclidiennes ; elle découlait aussi bien de facteurs sociaux et culturels que de considérations économiques ou géographiques.

c) Aux portes du Dauphiné : cinq interfaces majeures.

Dans les années 1780, cinq principaux pôles urbains vont se distinguer et assumer une fonction indispensable dans les circulations commerciales du Dauphiné, tant pour les importations que pour les exportations : Lyon, Marseille, Beaucaire, Genève et, dans une moindre mesure, Turin. Ces quatre villes ne sont pas les seules qui aient été fréquentées par les Dauphinois, qui y étaient d’ailleurs inégalement implantés. Leur présence s’avère particulièrement importante à Lyon et Marseille. À Genève, c’est essentiellement la communauté protestante qui se trouve représentée, en particulier depuis l’édit de Fontainebleau (1685). Ce sont avant tout les marchands et négociants du Briançonnais et du Queyras qui se tournent vers Turin. Enfin, à Beaucaire, l’installation ne présente pas d’attrait particulier : il convient plutôt d’examiner la participation aux foires locales, qui attirent bon nombre de négociants dauphinois, venus notamment de Grenoble, de la vallée du Rhône, mais aussi de Lyon et de Marseille.

Les cinq villes se présentaient à la fois comme de possibles débouchés, des lieux d’approvisionnement, et en même temps comme des « points de pénétration651 » vers de nouveaux marchés. Chacune présentait ainsi un intérêt stratégique incontournable. D’autres relais existaient sans nul doute dans les années 1780. Certains négociants se tournaient directement vers des localités ou des régions plus lointaines : Bayonne pour les Barrillon de Serres652, Lille pour les Charvet de Vienne653, les villes italiennes et ibériques pour les libraires du Haut-Dauphiné654. Mais ces destinations, aussi importantes fussent-elles pour certaines familles ou certaines communautés en particulier, n’occupaient qu’une place secondaire dans l’expansion progressive du négoce provincial. Qui plus est, de telles liaisons n’étaient en général que le produit de connexions antérieures, préalablement établies avec Lyon, Marseille, Genève, Beaucaire ou Turin. Ainsi, l’orientation des Dauphinois vers l’Espagne et le Portugal résultait selon toute vraisemblance de la fréquentation des foires beaucairoises et de l’ouverture sur l’aire méditerranéenne qu’autorisait l’implantation à Marseille. C’est pourquoi nous avons choisi de nous concentrer tout d’abord sur la

650Arch. nat., Ba 43-2 (29), supplique des 41 corps et communautés de Grenoble.

651Morineau (Michel), Pour une histoire économique vraie, Lille, Presses universitaires de Lille, 1985, p. 277. 652Zylberberg (Michel), 1993, p. 511 ; Szramkiewicz (Romuald), 1974, p. 5.

653Hirsch (Jean-Pierre), 1991, p. 47.

place assumée par ces cinq villes dans les réseaux dauphinois.

Lyon : une capitale économique pour le Dauphiné.

Nous avons déjà relevé l’emprise de Lyon sur le Dauphiné, qui constitue un phénomène bien étudié, notamment grâce aux nombreux travaux réalisés sur le Bas-Dauphiné655. À notre connaissance, aucune tentative n’a été effectuée pour estimer les différentes communautés marchandes qui s’étaient établies sur la place au cours du XVIIIe siècle. L’intensité des échanges

entre Lyon et le Dauphiné est surtout perceptible à partir de l’analyse de fonds privés et des passeports intérieurs656. Le tableau 1. 10 donne un aperçu des résultats obtenus à partir de nos propres recherches :

Tableau 1. 10. Les liens entre les négociants dauphinois et Lyon.

Société Principale localisation

Type d’activités Période657

Proportion de lettres adressées

à Lyon658

Transactions avec Lyon (en pourcentage du

volume d’affaires

total)659

Chauvet et Lafaye Cap-Français Gros, banque 1785-1787 14,1 % 7,9 % Chauvet et Cie Marseille Gros 1787-1802 16,9 % 24,7 %

Cornud Montélimar Gros, détail, manufacture 1784-1802 – 49,6 % Latune Crest Gros, manufacture 1777-1795 – 7,3 % Drevon et Lambert Hambourg Gros 1808-1816 1,9 % –

Mary Vienne Détail, artisanat 1787-1794 – 13,30% Pinet Gap Gros, manufacture, banque 1780-1804 18,8 % 11,0 % [Source : d’après le fonds Chauvet et Lafaye (arch. de la CCIMP, L 19/62/07 à 12 pour la correspondance, L 19/62/02 et 03 pour les grands livres), Cornud (arch. dép. Drôme, 37 J 14-16 : journal d’achats en partie simple), Latune (arch. dép. Drôme, 18 J 2 : grands livres), Drevon et Lambert (arch. dép. Isère, 1 J 647), Mary (arch. dép. Isère, 2 E 1093 : journal d’achats en partie simple) et Pinet (arch. dép. Isère, 14 J 5 à 9 pour la correspondance active et 14 J 11 pour le grand livre).]

Ces résultats concordent avec les chiffres obtenus par René Favier, pour l’ensemble du XVIIIe

655Léon (Pierre), 1954 ; Favier (René), 1993 ; Rojon (Jérôme), 2007.

656C’est en particulier le cas dans les communes les plus proches du Rhône. La polarisation qu’exerce Lyon sur Vienne est tangible. D’après l’analyse d’un échantillon aléatoire d’une centaine d’individus (soit 10,0 % des effectifs), il semblerait que près de la moitié des passeports émis entre l’an 7 et l’an 8 aient été demandés en prévision d’un voyage à Lyon. Voir arch. mun. de Vienne, LL 78-87.

657La période prise en compte correspond aux dates extrêmes des documents utilisés (et non des fonds auxquels nous avons eu recours).

658Il s’agit à chaque fois de calculs réalisés à partir de la correspondance active, sauf pour la société Drevon et Lambert (correspondance active et passive).

659Nous nous sommes appuyés sur les grands livres, lorsqu’ils existaient (sociétés Chauvet et Lafaye, Chauvet et Cie

, Latune, Pinet), ou à défaut sur des livres d’achat (Cornud) et de vente (Mary).

siècle, et qui témoignaient de la même polarisation660. Rappelons par ailleurs que certains négociants lyonnais trouvaient dans le Dauphiné des fournisseurs ou des clients, comme la banque Guérin661 : on estime qu’environ 14,0 % des lettres expédiées pendant les années 1780 étaient destinées à des partenaires dauphinois, essentiellement le long du Rhône662. La société Guérin correspondait en particulier avec les frères Jubié à la Sône (Isère), la famille Sambuc à Dieulefit et quelques parents ou commerçants de Montélimar. Guérin exerçait de la sorte son influence bancaire sur une partie de la région dauphinoise, tout en trouvant sur place des manufacturiers et des négociants à même de l’approvisionner en textile. L’exemple paraît emblématique des relations établies entre Lyon et le Dauphiné pendant tout le XVIIIe siècle. Mais dans le même temps; Lyon

favorisa l’ouverture des milieux d’affaires dauphinois vers de nouveaux horizons. Les percées réalisées en direction du nord du royaume de France (Bresse, Franche-Comté, Flandres) profitèrent sans doute de la médiation lyonnaise. De même que l’introduction de négociants dauphinois dans le monde de la banque parisienne s’appuya selon toute vraisemblance sur la fréquentation préalable des financiers de Lyon. Parmi les Dauphinois qui s’installèrent dans la capitale sous le Directoire et le Consulat, nombreux étaient ceux qui avaient noué au préalable des relations avec la banque lyonnaise. Les Perier étaient proches des Jordan, une famille de négociants lyonnais. De même, Barrillon avait fréquenté les milieux d’affaires de Lyon pendant la Révolution. Quant à Flory, l’associé de Claude Perier, il avait noué des relations avec des partenaires Lyonnais, avant même 1789. C’était d’ailleurs à Lyon que Flory s’était rapproché du puissant banquier Guillaume Sabatier, originaire de Montpellier, qui allait ensuite devenir le commanditaire de la société Perier frères Flory et Cie. De même, plusieurs familles venues du Dauphiné occidental vont elles aussi s’orienter vers les milieux financiers parisiens en s’appuyant sur une forte implantation lyonnaise : ce fut par exemple le cas des frères Bodin, de Romans, ou de Joseph Poudrel, originaire de Die663.

Marseille : une interface avec les circuits méditerranéens et atlantiques.

L’influence marseillaise se faisait surtout sentir sur la partie méridionale de la province. Elle alimentait ces régions en poissons, mais aussi en denrées coloniales (café, sucre). Par ailleurs, la

660Favier (René), 1993, p. 369-372.

661Les observations sur la banque Guérin s’appuient sur les renseignements que Serge Chassagne a bien voulu nous transmettre. Ces indications ont été d’un grand secours, pour guider nos recherches dans ce fonds volumineux. 662Le chiffre a été obtenu à partir d’un sondage aléatoire, réalisé sur le fonds Guérin. Voir notamment arch. dép. du

Rhône, 4 J 6, 7, 9, 10, 12, 16, 18 pour ce qui concerne les relations avec Sambuc (Dieulefit), arch. dép. du Rhône, 4 J 5 à propos des liens avec les Jubié de la Sône et arch. dép. du Rhône, 4 J 339 (lettre circulaire d’Enfantin, de Romans). Le reste des liens épistolaires se rapportait à des acteurs de moindre envergure : Jossaud (Saillans), Blache (Crest), Revol fils (Romans).

ville exerçait une forte attraction sur la bourgeoisie marchande de la province. On estime qu’environ 10,3 % des négociants français qui s’étaient installés dans le port au XVIIIe siècle étaient

originaires du Dauphiné (N = 817). Il s’agissait donc de la troisième communauté par ordre d’importance, derrière les Provençaux (31,9 %) et les Languedociens (29,3 %)664. De nombreux individus provenaient du Haut-Dauphiné : c’était par exemple le cas d’Antoine Ignace Anthoine, dont il a déjà été question, mais aussi de Jacques Abel, originaire d’Antonaves (Hautes-Alpes)665. La correspondance de ce dernier révèle que son neveu se trouvait aussi à la tête d’une entreprise marseillaise, sous la raison sociale de Roche et Cie 666. En remontant en amont de la Durance, notons aussi que Jean-Pierre Salle, dont il a déjà été question, envoyait quant à lui une partie de sa production à Marseille pour l’y revendre à d’autres négociants667.

Plus tard, entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècles, plusieurs acteurs liés de près ou de

loin à la famille Perier s’établirent à leur tour sur place, à l’image des Tivollier ou de Jean-Jacques Chauvet. Tout laisse penser que le port provençal représentait un enjeu important, à la fois pour les communautés du Haut-Dauphiné présentes dans la vallée du Buëch et de la Durance, et pour une partie de la haute bourgeoisie commerciale grenobloise qui y trouvait de quoi satisfaire ses ambitions.

Une fois installés, ces négociants se consacraient pour la plupart au commerce du textile et s’orientaient le plus souvent vers le négoce maritime, que ce soit en Méditerranée et en mer Noire (Anthoine) ou, plus fréquemment, vers les Caraïbes (Chauvet, Tivollier). De ce point de vue, la place provençale permettait à la bourgeoisie commerciale dauphinoise d’accéder à la fois aux ports espagnols et italiens, mais aussi au Levant et, par-là, au commerce avec la Mer Noire et la Russie668.

Genève et les réseaux négociants protestants.

Genève présentait une situation sensiblement différente, dans la mesure où elle accueillait principalement des négociants protestants. Plusieurs importantes familles de négociants en textile étaient en réalité partagées entre le Dauphiné et la cité calviniste. C’était par exemple le cas des Delatune à Crest669, des Morin de Dieulefit et de Taulignan670, des Fazy qui s’étaient associés à

664Carrière (Charles), 1972.

665Arch. dép. des Hautes-Alpes, 38 J 12 et 13.

666Voir en particulier arch. dép. des Hautes-Alpes, 38 J 12.

667Almanach général et historique de la province du Dauphiné, 1789, p. 381.

668La trajectoire d’Anthoine, quoique isolée, illustre bien le phénomène. En effet, l’introduction du négociant embrunais dans le commerce avec l’empire russe n’avait été envisageable qu’à partir de son expérience à Marseille et, surtout, à Constantinople. Cf. Anthoine (Antoine-Ignace), Essai historique sur le commerce et la navigation de la

mer Noire, Paris, H. Agasse, 1805, p. 10.

669Bouchardeau (France), Bouchardeau (Philippe), 1981, p. 37.

Claude Perier pour fonder la manufacture de Vizille671, des Duseigneur de Menglon672. Ces commerçants et manufacturiers trouvaient en Suisse à la fois de quoi élargir leurs stocks pour les revendre à l’extérieur, et en même temps des débouchés possibles pour leur production personnelle. Vers la fin des années 1780, à la Salle, non loin de Briançon, Jean-Pierre Salle détenait des filatures de coton, dont les produits étaient notamment expédiés vers la cité calviniste673.

Genève représentait aussi une plaque tournante du commerce des livres. Dès le XVIIe siècle,

les libraires protestants de l’Oisans étaient liés à des partenaires genevois674. Au siècle suivant, en dépit d’une certaine contraction géographique, ces liens semblent perdurer. Laurence Fontaine a par exemple mis en évidence le poids considérable des marchands du Briançonnais dans les affaires de la société Cramer, établie à Genève vers le milieu du XVIIIe siècle675. Il convient enfin de souligner le

rôle assumé par Genève en tant que place financière de premier ordre. La ville suisse favorisa ainsi l’insertion des commerçants dauphinois protestants dans les circuits marchands nord-italiens, et notamment vers Gênes et le négoce méditerranéen. C’est probablement en profitant des liens familiaux qui le rattachaient à la communauté réformée que Jacques Duseigneur (ou Dusseigneur) put rejoindre Gênes et qu’il s’y associa d’abord avec le banquier britannique Heath, puis avec un négociant étasunien d’origine anglaise, Frederick Hyde Wollaston676. Le négociant était un des actionnaires de l’Office de Saint Georges677 et entretenait, pendant les années 1790, des relations avec plusieurs autres grands commerçants méditerranéens – dont Antoine-Ignace Anthoine.

Turin et les milieux d’affaires du Haut-Dauphiné.

De même que Genève, l’influence turinoise sur les réseaux dauphinois se révélait plus spécifique, au sens où elle concernait principalement des négociants et des marchands issus des zones frontalières du Haut-Dauphiné, et tout particulièrement du Briançonnais. Les archives

225.

671Dans ce cas, il s’agissait de négociants genevois qui s’étaient installés en Dauphiné, après leur association avec les Perier (Chagny (Robert), « Entre la France et Genève à la veille d’une annexion : la tentative de délocalisation à Grenoble d’une manufacture genevoise d’horlogerie », dans Droux (Joëlle), Mottu-Weber (Liliane), Genève

française, 1798-1813. Nouvelles approches. Actes du colloque tenu du 12 au 14 novembre 1998, Genève, Société

d’histoire et d’archéologie de Genève, 2004, p. 256).

672L’identification formelle de Jacques Duseigneur est rendue possible par la consultation des archives comptables Lombard-Latune : arch. dép. de la Drôme, 18 J 3, fol. 101.

673Almanach général et historique de la province du Dauphiné, 1789, p. 381. 674Fontaine (Laurence), 1993, p. 24-25

675Fontaine (Laurence), 1993, p. 69-71.

676LSE Library, Coll. Misc. 0499. Il faut préciser que le fonds de la société Duseigneur Wollaston et Cie

, sans doute rapatrié à Londres à l’initiative de Wollaston lui-même, se présente sous un aspect extrêmement lacunaire. Seul un registre de comptabilité a été conservé, lequel s’avère des plus incomplets et ne fournit que des bribes d’informations sur l’histoire de l’entreprise.

familiales des Borel678 révèlent ainsi que de nombreux commerçants locaux s’étaient installés de l’autre côté de la frontière piémontaise, venus soit de Briançon, soit de villages et hameaux voisins, situés dans les vallées de la Guisane et de la Clarée.

Nous manquons de sources comptables pour chercher à caractériser la nature des opérations en jeu. Si l’on se fit aux renseignements contenus dans les lettres familiales des Borel et de leurs alliés, l’implantation des acteurs à Turin ne s’inscrivait pas dans des tentatives pour développer les échanges entre le Dauphiné et le Piémont. Ceux-ci étaient plutôt le fait d’entreprises qui, depuis la province dauphinoise, expédiaient sur les marchés piémontais leurs stocks. Les Briançonnais qui avaient élu domicile à Turin tendaient plutôt à s’intégrer au reste du négoce local, profitant du rôle économique de la capitale sarde dans la région – bien plus important, donc plus avantageux, que ne pouvait l’être la ville frontalière de Briançon.

De ce point de vue, les échanges entre le Briançonnais et Turin apparaissaient avant tout comme des transferts de capitaux ou comme le réinvestissement local de profits obtenus à l’extérieur, au sein des circuits turinois. D’où une organisation duale des familles et des systèmes de relations familiales : une partie de la communauté restait dans le Briançonnais, pour y assumer soit des charges publiques, soit des fonctions manufacturières (à l’image des Borel eux-mêmes, mais aussi des Caire, des Prat, etc.). Une autre partie se trouvait à Turin et se consacrait surtout à des opérations marchandes – souvent en association avec d’autres négociants briançonnais.

Les foires de Beaucaire : une ouverture vers les aires méditerranéennes et coloniales.

Enfin, la situation de Beaucaire était assez singulière, dans la mesure où l’influence de la ville languedocienne se traduisait non par l’installation d’acteurs sur place, mais sur la participation régulière aux foires. Dans les années 1780, celles-ci comptaient parmi les grandes foires polyvalentes les plus actives du royaume, qui absorbaient une bonne partie de la production locale, tout en favorisant également les relations avec les entreprises étrangères, en particulier dans le secteur du textile679. Le rayonnement international de la foire est avéré jusqu’à la fin des années 1780680. Plusieurs indices laissent par ailleurs présumer d’une forte présence dauphinoise. Les tableaux statistiques publiés sous l’Ancien Régime681 ont le défaut de ne pas identifier clairement

678Arch. dép. des Hautes-Alpes, F 3484. D’autres fonds d’archives familiaux existent, conservés par des particuliers, mais nous n’avons pu ni y accéder, ni obtenir une description sommaire de leur contenu.

679Margairaz (Dominique), 1988, p. 101-103.

680À propos des liens spécifiques entre Beaucaire et le commerce dauphinois, voir Léon (Pierre), 1954, p. 182-184. En ce qui concerne la conjoncture beaucairoise, on peut se reporter à l’article ancien mais toujours valable de Léon (Pierre), « Vie et mort d’un grand marché international : la foire de Beaucaire (XVIIIe-XIXesiècles) », dans Revue de

géographie de Lyon (vol. 28, n° 4), 1953, p. 309-328.

l’origine des biens écoulés lors des foires682. Malgré tout, les chiffres donnés par l’administration locale livrent d’intéressantes indications, en dépit d’une certaine imprécision. Dans les années 1720, une partie de la production dauphinoise en textile (toiles) ou en matières premières (bois) trouvait des débouchés significatifs à Beaucaire683. Plus tard, lors de la foire de 1771, les toiles de Voiron représentaient environ 30,1 % (N = 2 378 649) de la valeur cumulée des ventes de toiles684, avec un faible taux de stocks invendus (5,0 % des ventes). Une quinzaine d’années plus tard, en 1787, la valeur cumulée des toiles de Voiron écoulées à Beaucaire a augmenté, en passant de 715 000 lt. à 900 000 lt. ; en revanche, la part dans la valeur cumulée des toiles vendues n’est plus que de 12,8 % (N = 7 163 000)685. Pour autant, il s’agissait encore d’une des deux principales catégories de toiles échangées sur place, derrière les « toiles peintes », et le taux d’invendus demeurait faible (4,3 %);

Ajoutons que Claude Perier se rendait chaque année sur place et y détenait un magasin686. Dès les années 1770, son père et son oncle François semblent avoir fréquenté la foire687. D’autres négociants proches de la famille firent aussi de fréquents séjours à Beaucaire, à l’instar de Pierre- Daniel Pinet688. Dans la deuxième moitié des années 1790, les sociétés Chauvet et Cieet Tivollier et Cie fréquentaient assidument la foire689. On retrouve aussi dans les archives des sociétés Lombard- Latune des références à des transactions passées à Beaucaire avec d’autres négociants690. Selon toute vraisemblance, un grand nombre de commerçants installés dans la vallée du Rhône allaient vendre leurs stocks in situ691. Parallèlement, Pierre Léon a bien montré comment ces réunions de négociants donnaient lieu à une intense activité financière. Même si l’ampleur exacte des opérations