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Structures du négoce dauphinois.

Carte 1. 6 Déplacements et investissements de Barrillon (1780-1811).

Après quelques années de pérégrinations mouvementées, entre Lyon (où il fit de nouveau le coup de feu pour la cause contre-révolutionnaire) et les Hautes-Alpes427, il finit par élire domicile à Paris (1795). Les notices biographiques fournies par Romuald Szramkievicz428 ou le Dictionnaire

des parlementaires français429 mettent l’accent sur les qualités propres au personnage qui, parti de

rien, était parvenu à gagner l’avant-scène de la banque parisienne, sous le Directoire et le Consulat. Présenté comme le fils d’un « bourgeois peu fortuné » des Hautes-Alpes, enrichi par « son travail » et « son esprit d’ordre », Barrillon donne l’apparence d’une remarquable ascension individuelle.

À y regarder de plus près, son parcours est cependant beaucoup moins détaché du cadre

426Szramkievicz (Romuald), 1974, p. 4.

427Après s’être rangé du côté des fédéralistes lyonnais, Barrillon fut contraint de se réfugier dans les Hautes-Alpes, aux alentours de 1795.

428Szramkievicz (Romuald), 1974.

collectif qu’il n’y paraît. Son père était certes un commerçant d’envergure limité, mais qui comptait tout de même parmi les notables de Serres430. Les Barrillon étaient par ailleurs issus d’une vieille famille protestante, implantée dans les Baronnies. Entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècles, on

retrouvait encore à Nyons et à Port-Louis, dans l’océan Indien, des représentants de la lignée431. Du côté maternel, la famille Pinchinat appartenait à la bourgeoisie de Barcelonnette432, dès le

XVIIe

siècle. Ses membres avaient assumé plusieurs charges publiques par le passé et une branche de la famille était implantée à Bayonne, où elle se consacrait au négoce.

Le jeune Barrillon réussit à se lancer dans le commerce colonial en s’appuyant sur ces liens. Plus tard, c’est toujours à la faveur de relations familiales et amicales que le négociant saura s’imposer comme un des principaux munitionnaires des Hautes-Alpes. Le neveu de Jean-Joseph- François-Alexandre, Ithier, était en effet un ancien chef de bataillon, qui disposait de nombreux contacts au sein de l’administration433. La famille Ithier partageait du reste ses activités entre les offices militaires, les occupations marchandes et les opérations bancaires434.

Sans préjuger des dispositions propres à Barrillon, il faut souligner que les conditions premières de sa réussite n’ont été réunies que par la médiation du cercle familial et de ses ramifications : affins, associés, amis. Même la décision de prendre la mer pour partir de l’autre côté de l’Atlantique n’était sans doute pas si hardie qu’on ne pourrait le penser. D’une part, il s’agissait d’une destination relativement banale pour de jeunes négociants dauphinois de la même époque435. Par ailleurs, l’installation de Barrillon avait probablement été orchestrée par ses cousins de Bayonne, en concertation avec le reste de la famille, suivant les usages communs436. Nous avons donc toutes les raisons de paraphraser Jean-Pierre Hirsch437 : on souhaitait partir à la recherche de Jean-Joseph-François-Alexandre, voici que l’on découvre au bout du compte tout le clan Barrillon, avec ses différents cercles de parenté et d’amitié.

Ce cas est éclairant, parce qu’il montre que même ce qui pourrait passer pour une ascension

430Imbert (Jean), Histoire de Serres et des Serrois, Paris, Res Universis, 2006 (1966), p.154-155.

431Ces renseignements nous ont aimablement été fournis par M. Jean Laget, à partir des travaux de M. Bernard Maurice, réalisés en s’appuyant sur des archives familiales. Notons que cette branche de la famille Barrillon connut elle aussi une indéniable réussite : on retrouve ainsi Claude-George Barrillon parmi les principaux banquiers parisiens sous la Restauration (Duvergier (Jean-Baptiste), Collection complète des lois, décrets, ordonnances,

règlements, et avis du Conseil d’État, Paris, A. Guyot et Scribe, 1827 (vol. 27). p. 533).

432Alpes de Haute-Provence.

433Szramkievicz (Romuald), 1974, p. 6. 434Arch. dép. des Hautes-Alpes, 15 J 1-7.

435Sur ce point, on se réfèrera notamment aux archives de la famille Dolle (arch. dép. de l’Isère, 2 E 376 à 381) et des sociétés Chauvet (arch. de la CCIMP, L 19/62).

436Le même procédé apparaît par exemple chez la famille Ruelle, de Serres. Voir arch. de la CCIMP, L 19/62/11. 437À propos de la famille Mille, de Lille, Jean-Pierre Hirsch écrit : « Cherchant Auguste Mille, nous avons donc trouvé

la tribu des Mille : pas un aventurier, mais une famille ; et autour d’elle d’autres familles […] De la “famille nid”, la perspective s’ouvre vite sur la volière entière, […] sur des réseaux qui ne devaient pas tout au mécanisme et aux valeurs de la famille » Hirsch (Jean-Pierre), 1991, p. 288. Le propos nous semble parfaitement généralisable à Barrillon et à d’autres négociants dauphinois.

en solitaire faisait intervenir en définitive un grand nombre d’interactions, familiales ou plus largement communautaires438. Les liens de parenté se trouvent notamment au cœur du processus par lequel un acteur devient négociant, puis se maintient dans les milieux d’affaires. La famille occupe donc une fonction cruciale dans la reproduction sociale du groupe et de ses membres.

(b) À l’épreuve du commerce.

La lente insertion des apprentis négociants dans les milieux d’affaires se présente comme une suite d’épreuves qui, sans être fixées formellement, s’imposaient peu ou prou à la plupart des agents. L’usage du terme d’épreuve n’est pas fortuit : si nous y recourrons, c’est en référence à la façon dont la sociologie pragmatique a emprunté la notion à l’anthropologie des sciences439. Cette appropriation visait précisément à répondre à des questions qui rejoignent les nôtres, notamment en ce qui concerne la relation entre comportement individuel et contraintes environnementales, la médiation des espaces institutionnels, la coordination des agents440.

En l’espèce, nous nous intéresserons ici à ce que Luc Boltanski range dans la catégorie des épreuves de réalité441, à savoir des opérations qui « permettent de mettre à l’épreuve la réalité des

prétentions qui sont celles d’êtres et, singulièrement d’êtres humains, en les confrontant à leur

capacité de satisfaire aux exigences correspondantes442 ».

Les négociants que nous étudions étaient confrontés en permanence à ce type de situation, où ils devaient faire leurs preuves, c’est-à-dire montrer que leurs dispositions effectives coïncidaient avec la qualité qui leur était concédée, ou à laquelle ils souhaitaient accéder. En ce sens, l’épreuve se présente au fond comme une exposition à la critique extérieure443 qui, pour être courante, n’en était pas moins prise très au sérieux par les acteurs. Les correspondances commerciales consultées,

438Nous utilisons ici ce terme dans le sens que lui donne Laurence Fontaine : les liens communautaires découlent de l’appartenance à un même ensemble de villages ou à un même groupe confessionnel minoritaire (protestants, juifs). Voir Fontaine (Laurence), Pouvoir, identités et migrations dans les hautes vallées des Alpes occidentales (XVIIe-XVIIIe

siècle), Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2003, p. 278.

439Nachi (Mohamed), 2009, p. 57. 440Nachi (Mohamed), 2009, p. 56-57.

441Luc Boltanski distingue trois types d’épreuves : épreuves de vérité, épreuves de réalité et épreuves existentielles (Boltanski (Luc), 2009, p. 156).

442Boltanski (Luc), 2009, p. 159-162.

443Sur le rapprochement entre les concepts d’épreuve et de critique, voir Genard (Jean-Louis), « Expliquer, comprendre, critiquer », dans SociologieS, 2011. Partant d’une interprétation du travail de Luc Boltanski sur la critique, l’auteur revient ainsi sur les usages critiques du concept d’épreuve. « Forgé de manière interne à la

sociologie pragmatique en relation avec l’établissement d’évaluations de “grandeurs”, le concept d’épreuve acquiert là une portée directement critique dont l’objet est cette fois non plus de décrire les processus au travers desquels s’évalue la grandeur des choses ou des personnes, mais bien, au travers de leur mise à jour, d’évaluer normativement ce que sont et ce que font les dispositifs institutionnels. Et cette évaluation est à la fois possible pour les acteurs eux-mêmes, mais également pour le sociologue critique. » C’est bien dans cette perspective que la notion

qu’elles émanent de Jean-Jacques Chauvet, de la société Drevon et Lambert, de la famille Pinet, regorgent de justifications, de critiques, d’évaluations de ce type.

Dans cette succession d’épreuves informelles, quelques étapes saillantes se distinguent, qui permettent de mieux comprendre l’intégration aux milieux d’affaires. Nous nous concentrerons donc sur deux moments particuliers, qui révèlent pleinement le lien entre mobilisation familiale, parcours individuel et reproduction professionnelle : la formation des apprentis négociants et la création de nouvelles entreprises.

(c) De l’école au comptoir.

L’ouvrage collectif publié sous la direction de Franco Angiolini et Daniel Roche a jeté les jalons d’une analyse des formations marchandes, dans l’Europe préindustrielle444. Quelques traits généraux émergent : formation « sur le tas », faisant appel à la « sensibilité », au « coup d’œil » ; rôle directif des familles dans l’orientation des jeunes gens ; recherche d’un « statut distinctif » qui passe tant par un apprentissage empirique que par la fréquentation d’institutions formelles prestigieuses445. Nous retrouvons toutes ces caractéristiques dans le Dauphiné d’Ancien Régime, même si l’analyse ne peut se fonder que sur une démarche prosopographique446, cherchant à reconstituer les parcours négociants à partir des papiers de famille, des correspondances commerciales, des archives d’institutions scolaires.

Ce « travail de fourmi », selon l’expression même d’André Lespagnol, n’est pas exempt de biais qui troublent la réflexion. Nous n’apercevons des formations marchandes qu’une partie, qui émerge soit parce qu’elle se donne pour exemplaire (dans un sens négatif ou positif447), soit parce qu’elle pose un problème quelconque et suscite un conflit familial, à des degrés divers. Dans ces conditions, l’homogénéité apparente des exemples sera considérée avec prudence. Toutefois, l’impossibilité d’embrasser d’un seul et même regard l’ensemble des formations, notre incapacité à élaborer une typologie globale (fût-elle très simplifiée), nous éclairent en contrepartie sur l’articulation entre l’apprentissage, les institutions scolaires et le métier de commerçant. Si nous éprouvons tant de difficultés à retracer le parcours des apprentis négociants, c’est justement parce

444Angiolini (Franco), Roche (Daniel) (dir.), 1995. Voir en particulier les chapitres 2 (p. 155-274) et 3 (p. 275-397), qui rassemblent onze contributions consacrées à ce thème.

445Angiolini (Franco), Roche (Daniel) (dir.), 1995, p. 157-158.

446Nous retrouvons en l’occurrence les problèmes posés par André Lespagnol à propos de la formation des négociants malouins aux XVIIe

et XVIIIe

siècles : Lespagnol (André), « Modèles éducatifs et stratégies familiales dans le milieu négociant malouin aux XVIIe et XVIIIe siècles : les ambiguïtés d’une mutation », dans Angiolini (Franco), Roche

(Daniel) (dir.), 1995, p. 259-260

447Il est significatif de remarquer que nombreux sont les témoignages qui portent sur la qualité de la formation reçue, soit pour éreinter les mauvaises formes d’éducation, soit au contraire pour mettre en valeur un modèle.

que la notion même de cursus scolaire paraît étrangère aux hommes de l’Ancien Régime.

La formation des futurs marchands suivait donc des rythmes inégaux, qu’on ne peut ressaisir que de façon approximative. Les enfants commençaient par fréquenter les écoles, les collèges, ou par suivre les leçons de précepteurs privés. Ils étaient ensuite placés auprès de commerçants expérimentés, qui leur transmettaient leur savoir-faire448. L’apprentissage commercial s’échelonnait dès lors sur une demi-décennie environ, jusqu’à ce que les jeunes gens atteignent une vingtaine d’années449, conformément à ce que rapportait Savary des Brûlons à la fin du

XVIIe siècle450.

L’articulation entre ces deux séquences d’apprentissage n’avait absolument rien d’évident. La scolarité des jeunes gens leur apportait certes des compétences élémentaires, indispensables à toute activité marchande : le calcul, l’écriture, la lecture. Toutefois, plusieurs témoignages laissent planer le doute sur la qualité des cours dispensés. Né dans une famille de commerçants et de notables du Briançonnais, Hyacinthe-Marcellin Borel (1756-1796) portait sur le collège un regard sans concession451 :

Ma pension étant payée, il ne me manqueroit rien, ou il n’auroit dû rien me manquer ; mais qui connaît les Embrunois peut bien s’imaginer si j’y étois bien : je connus pour la première fois les horreurs de la faim, on ne me donnoit pour tout ragoût qu’une mauvaise soupe de pourreaux nageant dans un grand chaudron destiné à fournir à plus de vingt personnes, et une espèce de ragoût qu’ils appellent achi, fait des restes des voyageurs qui logeoit dans l’auberge où j’étois en pention.

La qualité de l’instruction était-elle meilleure chez la bonne bourgeoisie grenobloise ? On peut en douter, si l’on en juge la piètre estime dans laquelle Stendhal tenait l’abbé Raillane452, un jésuite provençal, qui lui avait servi de précepteur, et qui s’était également chargé de l’éducation des fils Perier453. Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : l’enseignement des professeurs véhiculait avant tout une culture classique, axée sur l’étude des langues et des textes anciens, de la géométrie, mâtinée de notions d’histoire et de géographie454. Jusqu’au début du

XIXe siècle, il n’existait en effet

aucune formation spécialement destinée aux futurs marchands, y compris dans les grands ports de

448Voir en particulier les exemples de la famille Chauvet (arch. de la CCIMP, L 19/62), de la famille Abel (arch. des Hautes-Alpes, 38 J), des Perier (Barral (Pierre), Les Perier dans l’Isère au XIXe siècle d’après leur correspondance

familiale, Grenoble, impr. Allier, 1964).

449Marzagalli (Silvia), 1999, p. 43. Nombreux sont les exemples qui confirment cette thèse : on retiendra notamment les cas de Chauvet et Lafaye, des fils Pinet, d’Antoine Dolle (Léon (Pierre), Les Dolle et les Raby : marchands et

spéculateurs dauphinois dans le monde antillais du XVIIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 196, p. 46), et de Barrillon

lui-même.

450Savary des Brûlons (Jacques), 1757-1770 (1675), p. 154. 451Arch. dép. des Hautes-Alpes, F 3484.

452Stendhal, Vie de Henry Brulard, Paris, Gallimard, 1973 (1890), p. 95-101.

453Le jugement porté à l’encontre de l’abbé par la famille Perier était sensiblement différent : cf.. Barral (Pierre), 1963, p. 42 ; Bourset (Madeleine), Casimir Perier : un prince financier au temps du romantisme, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, p. 30-33.

commerce455.

Faute de trouver dans l’école tous les éléments nécessaires au métier, un impératif s’impose, que rappelait Jean-Jacques Chauvet, au détour d’une lettre : « sorti très jeune de chez [son] père », le novice devait au plus vite être « placé dans le commerce456». Cette exigence omniprésente se traduisait inégalement, en fonction des moyens matériels dont disposait chaque famille. Ceux qui en avaient la possibilité envoyaient de préférence leur progéniture dans de grandes places extérieures : à Bayonne (Barrillon), Lyon (Chauvet, Lafaye, Pinet), Marseille (Anthoine), Turin (Borel du Bez). Le programme de la petite bourgeoisie marchande était plus modeste. Le contrat signé entre Abrard et Gastoud en 1777457, pour créer une entreprise commerciale dans la région de Mens458, stipulait ainsi que le fils cadet d’Abrard, originaire de Jonchères, serait confié à son associé, très vraisemblablement pour apprendre le métier à ses côtés459. Le jeune homme devait entreprendre un voyage d’environ 70 km, sans jamais franchir les limites de la province. D’autres se contentaient de recevoir sur place une formation, à l’image du jeune Cheynet, qui avait perdu son père, et qu’Étienne Cornud accepta de recueillir dans son entreprise de Montélimar en l’an 5460.

En immersion permanente dans le monde des affaires, les jeunes gens s’éveillaient au commerce, aux écritures comptables, à la rédaction des lettres. La dimension pratique de cet apprentissage saute aux yeux461, et c’est cela même que recherchent les négociants. Un manuel dauphinois manuscrit, rédigé à la fin du XVIIIe siècle par une main anonyme, nous donne quelques

éclaircissements sur les conceptions de la bourgeoisie commerciale en matière de formation. Le texte462 avait été composé pour un des fils de la famille Ithier, originaire de Veynes463. Le document se présente sous la forme d’une suite de questions et de réponses, censées inculquer au débutant les bases de la comptabilité. L’auteur finit par aborder le problème du rapport entre pratique et théorie comptables :

Demande. Pourquoi un jeune homme aprand-il plus dans six mois chez un négociant, que dans un an chez un maître qui fait cependant profession d’enseigner ?

Réponse. C’est qu’il ne voit pas chez celui-ci ce qu’il voit chez l’autre : je

455Marzagalli (Silvia), 1999, p. 43.

456Arch. de la CCIMP, L 19/62/08, lettre du 12 octobre 1788 à Beaupoil de Saint-Aulaire, Livourne. Cf. Deschanel (Boris), 2009, p. 29.

457Arch. dép. de l’Isère, 1 J 654. 458Isère.

459L’article 4 du contrat précisait que Pierre Abrard serait nourri et logé aux frais de Gastoud, mais que ce dernier prélèverait la somme de 200 lt. sur les bénéfices annuels afin de subvenir aux besoins du jeune homme. Gastoud était visiblement plus expérimenté qu’Abrard père, étant donné que les fonctions comptables lui étaient entièrement confiées (article 5).

460Arch. dép. de la Drôme, 37 J 26. 461Marzagalli (Silvia), 1999, p. 43. 462Arch. dép. des Hautes-Alpes, 15 J 4. 463Hautes-Alpes.

veux dire des comptes, des factures et des matériaux évidans et origineaux, bien plus capables de fraper avec succès un esprit bien disposé que des leçons d’un homme qui n’a jamais eu qu’une insipide théorique, car il n’est que trop vrai que la plupart des maîtres sont gens qui de leur vie n’ont jamais eu que cette insipide théorie.

Ces lignes sont emblématiques des attentes propres aux milieux d’affaires. Alors que les manuels de comptabilité se multiplient au fil du XVIIIesiècle, les auteurs demeurent obnubilés par la

légitimité que leur confère une expérience personnelle du commerce464. Derrière cette opposition illusoire entre la pure théorie et la pure pratique, c’est une forme spécifiée d’articulation entre théorie et pratique qui se dessine. Le savoir négociant se donnait avant tout comme un savoir-faire, c’est-à-dire un ensemble de connaissances dont l’assimilation (essentiellement para-scolaire) devait trouver sa répercussion immédiate et visible dans les gestes et les attitudes des agents. Là résidait le fil conducteur de l’éducation des futurs commerçants.

Dans ce dispositif, l’école (et plus généralement les institutions scolaires) ne jouaient pas un rôle décisif465. Pourquoi les pères de famille s’évertuaient-ils alors à y envoyer leurs fils ? Une réponse plausible nous est délivrée par Stendhal, lorsqu’il évoque l’abbé Raillane. Henri Beyle suggère que son père avait choisi le jésuite comme précepteur par ambition sociale, à l’imitation des Perier, dont il enviait la position466. L’hypothèse peut être généralisée à d’autres exemples. À bien y réfléchir, Jean-Jacques Chauvet adoptait le même comportement, quand il conseillait à son frère d’envoyer son neveu au pensionnat de Sorèze, en vertu de la réputation de l’abbaye467. Dans le même ordre d’idée, le collège d’Embrun était auréolé d’un prestige local, qui attirait irrésistiblement les fils de la bourgeoisie du Briançonnais, de l’Embrunais ou du Queyras468. Le mimétisme social procédait au final d’un effort de valorisation par distinction. De ce point de vue, l’école (ou ses substituts), sans apporter de qualification commerciale formelle, jouait un rôle doublement initiatique. D’un côté, elle offrait aux élèves les bases nécessaires à l’assimilation de techniques commerciales élaborées. De l’autre, elle les familiarisait avec les attentes intellectuelles attachées à leur environnement social.

Les institutions scolaires permettaient aux jeunes gens d’accumuler du capital, sous deux

464Labardin (Pierre), L'émergence de la fonction comptable en France, thèse de doctorat (sciences de gestion), Université d'Orléans, 2008, p. 72-75.

465Pierre Jeannin notait ainsi que le passage des fils de négociants par le collège, ou leur apprentissage auprès d’un précepteur, n’avaient rien de naturel. Au contraire, d’aucuns y perçoivent le risque d’un éparpillement intellectuel dommageable au négoce, à l’instar de Colbert. Voir Jeannin (Pierre), 2002, p. 287.

466Stendhal, 1973 (1890), p. 95-101.

467L’introduction de cours de comptabilité à Sorèze semble un peu plus tardive. Les Exercices publics des élèves de

l’école de Sorèze de 1817 indique l’existence d’une « classe de commerce » où la tenue des différents registres était

enseignée.

468Voir à ce propos le témoignage du négociant Bertrand Sandre (né en 1772), publié dans Ozouf (Mona), La classe

formes principales : culturelle469 (dans son état incorporé470) et relationnelle (ou sociale)471. Dans la situation d’incertitude qui entourait la notion de négoce, l’école ne pouvait apporter de qualification formelle, qui aurait garanti l’intégration aux milieux d’affaires. En revanche, elle dotait les acteurs de facultés susceptibles de s’épanouir ensuite au sein de l’entreprise.

La critique de l’« insipide théorie » tendait à faire passer ces dispositions acquises pour des prédispositions innées. La formation en entreprise était censée conférer au nouveau négociant un véritable instinct commercial – qui impliquait, ainsi que le soulignait Savary472, de développer une connaissance intime des produits et des hommes, à force de manipuler la marchandise, de côtoyer d’autres commerçants, de se plier à la discipline du comptoir. Dans le même moment, il s’agissait de justifier le contrôle familial de l’intégration des nouveaux commerçants. L’antagonisme entre