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Structures du négoce dauphinois.

Carte 1. 3 Structures corporatives dans le Dauphiné d’Ancien Régime (1770-1789).

3. La critique des institutions du commerce.

Le constat qui précède semble d’autant plus paradoxal que les acteurs commerciaux eux- mêmes ne déploraient nullement l’absence de structures institutionnelles spécialement consacrées à la reconnaissance des vœux du négoce. Tout au contraire, ils manifestèrent un refus farouche, face aux projets d’innovation de l’intendance ou de l’État monarchique. Pendant toutes les années 1770 et 1780, les réformes des réglementations ou la création de nouvelles organisations furent perçues comme des initiatives intempestives, nuisibles à la bonne marche des affaires.

a) Une réponse révolutionnaire.

La Réponse des négociants de la ville de Grenoble334, publiée à l’aube de la Révolution, témoigne des positions singulières qui caractérisaient les milieux d’affaires dauphinois. Les commerçants de la province s’éloignaient ainsi de leurs confrères extérieurs335, en particulier sur deux questions : le rôle des institutions commerciales et la représentation des intérêts du négoce dans le champ politique.

Quelques éléments de contexte ne sont pas inutiles. Le document – neuf pages imprimées,

333Bouchardeau (France), Bouchardeau (Philippe), 1981, p. 19.

334Réponse des négociants de la ville de Grenoble à MM. les juges-consuls de Montauban, Clermont-Ferrand,

Châlons, Orléans, Tours, Besançon, Dunkerque et Saint-Quentin, et à la Chambre de commerce de Picardie, de Saint-Malo et de Lille en Flandres, s. l., s. n., 1788. Le texte, publié anonymement, a été attribué à Jean-Joseph

Mounier : cf. Forrest (Alan), « L’esprit de parti en province », dans Le Bozec (Christine), Wauters (Éric) (dir.), Pour

la Révolution française : en hommage à Claude Mazauric, Rouen, Publications de l'université de Rouen et du

Havre, 1998, p. 296.

335C’est ce que relève Hirsch (Jean-Pierre), « Les milieux du commerce, l’esprit de système et le pouvoir à la veille de la Révolution », dans Annales ESC (n° 6), 1975, p. 1337-1370. Le propos des Grenoblois paraît tout à fait original. Seuls les négociants toulousains s’en rapprocheraient quelque peu, mais sans aller jusqu’à réclamer une représentation non-spécifique du commece.

rédigées en 1788 – fait suite aux déclarations des « juges-consuls de Montauban, Clermont-

Ferrand, Châlons, Orléans, Tours, Besançon et Saint-Quentin », ainsi que de « la Chambre de

commerce de Picardie, de Saint-Malo et de Lille336 ». Ces derniers réclamaient la délégation de

députés chargés de représenter le commerce et de défendre ses intérêts en particulier, aux états généraux de 1789.

Les négociants dauphinois refusent cette proposition et justifient leur choix, ce qui les poussent également à donner leur avis sur le problème des institutions du commerce. Qui sont ces représentants du négoce grenoblois ? En l’absence de juridiction consulaire, les syndics ont été chargés de prendre la plume337. Les signatures qui figurent à la fin de l’imprimé nous donnent des renseignements plus précis. Nous y retrouvons la fine fleur du négoce local : outre les syndics Bottut, Michal, Blanc et Dolle – qui appartiennent par ailleurs à d’importantes dynasties marchandes de la ville – figurent plusieurs membres de la famille Perier, dont Claude Perier et son cousin François Daniel Perier-Lagrange (1729-1805), ainsi que leurs proches alliés ou associés (Berlioz, Rey, Pascal, Busco, Mounier). Une majorité des 22 individus en présence était liée à Claude Perier par le sang, les alliances matrimoniales ou commerciales (graphique 1. 7).

Graphique 1. 7. Les signataires de la Réponse des négociants de Grenoble et les Perier.

[Source : Réponse des négociants de la ville de Grenoble, 1788.]

Le plan du texte est simple : réaffirmation des principes édictés par les assemblées dauphinoises à Romans et Vizille ; défense de l’« esprit public » ; refus, pour cette raison, d’une délégation spécifique ; démonstration des bienfaits d’un tel programme pour les intérêts du négoce.

336Réponse des négociants de la ville de Grenoble, 1788, p. 1. 337Réponse des négociants de la ville de Grenoble, 1788, p. 1.

1 : pas de lien avéré avec les Perier. 2 : liens commerciaux (association). 3 : liens amicaux.

4 : liens familiaux. 5 : liens matrimoniaux.

Ce dernier point est particulièrement intéressant pour ce qui concerne notre sujet, car c’est à cette étape de leur réflexion que les négociants de Grenoble abordent le problème des institutions et de leur impact économique :

Les réflexions que nous venons de faire sur les inconvénients des prétentions de corps, ne sauroient s’appliquer aux commerçants du royaume : il n’est point de citoyens qui aient moins prétendu aux distinctions et aux privilèges, qui sont l’objet des soins assidus de tant d’autres ; ils ont eu beaucoup plus à se plaindre des entraves que leur ont imposées les loix, qu’à se louer de leurs faveurs. Mais ce que vous demandez aujourd’hui, Messieurs, ne sauroit se concilier avec

les principes du Dauphiné, et tendroit à diviser de plus en plus les citoyens338.

Les auteurs précisaient un peu plus loin leur opinion :

Quand on est bien convaincu de cette vérité, on a rarement besoin d’être instruit des détails des opérations du commerce, pour être en état de le considérer en grand, et pour s’occuper avec succès des moyens de le favoriser. Avec un sol fertile et des habitants industrieux, que faut-il encore pour qu’il prospère ? Le laisser à ses propres forces, le garantir du fléau de la chicane, ne pas l’accabler de loix et de réglements, détruire tous les liens, toutes les entraves qui s’opposent à sa circulation, ou qui la ralentissent. Il fut toujours foible et avili dans les pays de la

servitude ; jamais on ne l’a vu fleurir que sous le ciel de la liberté339.

L’argumentation des négociants de Grenoble, ou du moins des acteurs regroupés autour de la famille Perier, doublait la critique économique des institutions commerciales d’une critique politique, qui explicitait le lien perçu entre les deux champs :

Puisque les états généraux doivent délibérer sur les intérêts de la France entière, il ne faut donc pas que leurs membres se considèrent comme laboureurs, marchands, militaires, jurisconsultes, mais uniquement comme citoyens ; ils doivent même se prémunir contre tous les préjugés de lieux, de corps, de professions.

Tout ce qui peut rendre les députés les vrais représentants du peuple, doit diriger les formes des élections ; tout ce qui tend, au contraire, à restreindre la liberté des suffrages, à favoriser des intérêts particuliers, à rendre la

représentation partielle, doit être soigneusement évité340.

Ces extraits résument les ressorts sur lesquels reposait le programme des commerçants dauphinois. Il ne s’agissait pas de défendre les intérêts particuliers du négoce contre des structures jugées néfastes. Le but était plutôt de montrer la convergence entre arguments économiques et politiques, de manière à justifier universellement la critique des institutions, c’est-à-dire des

338Réponse des négociants de la ville de Grenoble, 1788, p. 3. 339Réponse des négociants de la ville de Grenoble, 1788, p. 5. 340Réponse des négociants de la ville de Grenoble, 1788, p. 3.

réglementations comme des organisations chargées d’encadrer les transactions341. Ce libéralisme342 dauphinois est un phénomène connu et commenté343. Reste à en envisager les origines. La réponse des négociants de Grenoble n’est pas apparue brusquement en 1788. Son contenu faisait écho à l’expérience collective des acteurs, c’est-à-dire à un ensemble de dispositions particulières, qui se sont imposées progressivement, à l’issue d’épreuves successives, et qui ont contribué à façonner l’idéologie344 et les comportements du groupe.

b) Le libéralisme, creuset d’une identité collective ?

Les recherches de Pierre Léon345 sur le Dauphiné, puis de France et Philippe Bouchardeau sur la Drôme346, ont mis en exergue l’opposition récurrente des négociants locaux aux interventions de l’État ou de l’intendance dans leurs opérations. Les commerçants se montrèrent rétifs aux diverses tentatives officielles qui tentaient d’organiser la profession. Comme le notait Pierre Léon, « le Dauphiné […] avait toujours été assez réfractaire au corporatisme347». Dans ce contexte, l’apparition de nouveaux corps de métier, dans la première moitié du xviiie siècle, s’expliquerait avant tout par la politique « autoritaire » de l’intendance. Celle-ci se solde par un bilan mitigé, puisque, comme nous l’avons vu, les structures corporatives demeuraient faibles, dans l’ensemble. Il s’ensuivrait, entre les années 1760 et 1790, une séquence de libéralisme et d’érosion des structures en présence348, aboutissant vers 1790 à la « pénurie » à laquelle il a été fait allusion.

La plupart des projets de réforme du XVIIIe siècle portaient sur les exportations de produits

semi-finis et de produits finis dans le secteur textile (draperies, toiles, soies, gants). L’arrêt du Conseil d’État de 1732 en résumait bien les enjeux :

Pour empêcher la continuation du grand préjudice que reçois le

341Ce qui justifie notre choix initial de ne pas observer une stricte démarcation entre réglementations et organisations, moins parce qu’il s’agirait de conformer le cadre d’analyse aux structures mentales des agents étudiés, que pour souligner le fait que les organisations ne se donnaient comme telles que dans la mesure où elles étaient régies et définies par des codes déterminés.

342Nous utilisons le terme de libéralisme en écho aux positions libre-échangistes défendues par les négociants du Dauphiné. Cependant, comme le rappelait Karl Polanyi, le libéralisme, au sens contemporain du terme, est le fruit d’un lent processus, qui ne parvient réellement à maturité que dans la première moitié du XIXesiècle. cf.. Polanyi (Karl), La grande transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, trad. C. Malamoud, 1983(1944), p. 199-202.

343Léon (Pierre), 1954, p. 154 ; Hirsch (Jean-Pierre), 1991, p. 192 ; Bouchardeau (France), Bouchardeau (Philippe), 1981.

344Au sens de la « sociodicée » définie par Bourdieu (Pierre), Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Seuil, 2012, p. 254.

345Léon (Pierre), 1954.

346Bouchardeau (France), Bouchardeau (Philippe), 1981. 347Léon (Pierre), 1954, p. 142.

348Bouchardeau (France), Bouchardeau (Philippe), 1981, p. 17-19 ; Léon (Pierre), 1954, p. 148 ; arch. dép. de l’Isère, 2 C 87.

commerce des marchandises des fabriques de la province de Dauphiné, et autres manufactures, en ce que ceux qui exercent ledit commerce, ne faisant ni corps ni communauté, n’ont aucunes règles entr’eux pour réprimer les abus qui se commettent en la fabrique, teinture, et aprêt desdites marchandises, et que sans connoissance de leur perfection ni de leurs défauts, toutes sortes de personnes s’ingèrent d’en faire la vente, ce qui a donné occasion aux fabriquans de se relâcher sur la qualité de leurs étoffes, ordonne Sa Majesté que tous les marchands tenant présentement boutiques et magasins dans les villes et bourgs de la province de Dauphiné, desdites étoffes de laine, de fil et de laine, de soye et de laine, de filoselle et laine, de coton, poil et fleuret mêlés de laine, même d’étoffes de soye, et de soye en bottes, seront un seul et même corps ou communauté, attendu l’usage pratiqué de tout temps en ladite province, de vendre confusément par les mêmes marchands, toutes lesdites sortes d’étoffes et soyes […]349

Même si ces mesures ne purent être durablement appliquées, le pouvoir royal continua d’asseoir son contrôle sur l’écoulement de la production locale et l’importation de marchandises extérieures. Dans la deuxième moitié du siècle, les bureaux de marque des étoffes et les inspecteurs qui en dépendaient encadraient ainsi la production et l’échange de toiles ou de draps350 (carte 1. 4), non sans susciter des réactions hostiles parmi les marchands et les producteurs.

Or, pendant les deux dernières décennies de l’Ancien Régime, les protestations à l’encontre de ces contraintes institutionnelles ne cessèrent pas. Comme le rappelait Pierre Léon, une révolte éclata par exemple en 1776-1777 à Romans, pour réclamer la liberté de circulation des toiles, soutenue par les commerçants de Grenoble, Vienne, Crest et Dieulefit351. L’année suivante, ce sont les grossistes en draps de Crest, Dieulefit, Saillans, Chabeuil et Peyrus qui reprirent des revendications similaires352.

349Arrêt du Conseil d’État portant règlement pour les manufactures de draps, ratines, serges et autres étoffes qui se

fabriquent en Dauphiné, Paris, Imprimerie royale, 1732.article 230, p. 85.

350Voir par exemple arch. mun. de Vienne, HH 1. 351Léon (Pierre), 1954, p. 144, p. 150.