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Structures du négoce dauphinois.

Carte 1. 16 Les négociants dauphinois en Espagne (fin du XVIII e siècle).

[Source : d’après arch. dép. Hautes-Alpes, 8 M 19.]

La documentation réunie au début du XIXe siècle par la préfecture des Hautes-Alpes716

apporte à la fois la confirmation de ce qui précède et des renseignements supplémentaires. Les marchands ou les négociants haut-dauphinois717 avaient tendance à s’installer au sud d’une ligne Madrid-Valence (carte 1. 16). Dans l’ensemble, les regroupements semblent s’effectuer en fonction des communautés d’origine. Les familles du Monêtier et de la vallée de la Guisane investissaient en

713Zylberberg (Michel), 1993, p. 117-118. 714Zylberberg (Michel), 1993, p. 122.

715La correspondance Chauvet inclut un peu moins de 0,2 % de lettres adressées à Cadix (arch. de la CCIMP, L 19/62/07 à 12). Les principales entreprises françaises de Cadix ne semblent pas avoir entretenu de relations fort développées avec le Dauphiné. La thèse d’Arnaud Bartoloméi ne fait pas non plus mention de telles interconnexions (Bartoloméi (Arnaud), 2007). Comme nous l’avons déjà signalé, l’étude de Robert Chamboredon sur les sociétés Fornier ne permet pas non plus de déceler des liens qui auraient pu réunir des entreprises dauphinoises à des maisons de commerce françaises, installées sur place.

716Arch. dép. des Hautes-Alpes, 8 M 19.

priorité Valence, Madrid et les villes andalouses (Cordoue, Séville, Cadix). Celles originaires du Val-des-Prés (dans la vallée de la Clarée) s’installaient surtout à Gandia. Les secteurs de prospection frappent par leur diversité. Le tableau 1. 8 résume les principales spécialisations observées pour les négociants haut-alpins de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle

(N = 49), rapatriés en France à la suite de la guerre d’indépendance de 1808-1814.

Tableau 1. 8. Spécialisations des marchands et négociants dauphinois en Espagne entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècles.

Spécialisation commerciale Proportion Effectifs

Toiles 18,4 % 9 Draps 12,2 % 6 Soies 8,2 % 4 Vêtements 8,2 % 4 Mousselines 2,0 % 1 Sous-total textile 49,0 % 24 Épicerie 18,4 % 9 Bijoux 4,1 % 2 Mercerie 4,1 % 2 Banque 6,1 % 3 Échanges divers 12,2 % 6

[Source : d’après arch. dép. Hautes-Alpes, 8 M 19.]

Nous retrouvons donc la prégnance des importations de textile, dont nous avons rappelé l’importance pour le négoce dauphinois. Il faut ajouter cependant que pour entreprendre ces calculs, nous nous sommes appuyés sur l’observation séparée de chaque secteur, y compris dans le cas, très fréquent, où plusieurs spécialisations étaient assignées à un même individu – ou bien à une seule entreprise. Les 49 attributions recensées s’appliquaient en fait à un ensemble de 27 acteurs (soit une moyenne de 1,8 spécialisation par individu). En réalité, la communauté dauphinoise implantée en Espagne (ou au Portugal) se signale par sa propension à la polyvalence et par un mélange incessant entre commerce de gros et commerce de détail.

Tous ces éléments découlent directement de la manière dont l’installation des acteurs s’était déroulée. Les modalités de circulation, la nature des produits échangés, renvoient très nettement à un commerce de colportage, sur la base duquel s’est développé le négoce dauphinois de la péninsule ibérique. Le textile, la mercerie, l’épicerie, l’orfèvrerie ou encore la librairie font partie des occupations emblématiques des colporteurs du Briançonnais et de l’Oisans. La plupart des familles

installées en Espagne, au Portugal ou au Brésil s’étaient engagées dans le monde des affaires à travers le commerce de détail ambulant (ou semi-sédentarisé). Ainsi, les Baylle et les Barthélemy, mentionnés par Michel Zylberberg, étaient respectivement des marchands-joaillers et des libraires, lorsqu’ils s’installèrent à Cadix. Ils tiennent au départ une simple boutique dans la ville, avant de se lancer dans la banque. De même pourrait-on évoquer la famille Bompard, qui essaima à Lisbonne et à Rio de Janeiro, dans le commerce du livre, à l’instar de nombreux marchands du Monêtier. La maison des Bompard connut un succès important, qui les propulsa à la tête d’une des principales librairies portugaises de l’époque.

La plupart des commerçants présents de l’autre côté des Pyrénées venaient donc du colportage. Ils s’étaient enrichis peu à peu et avaient quelquefois réussi à s’extraire de leur condition primitive. Lorsque s’achève l’Ancien Régime, les relations unissant le Dauphiné (et notamment le Haut-Dauphiné) à la péninsule ibérique étaient déjà encadrées par des structures socio-économiques solidement établies. Les canaux familiaux drainaient ainsi l’essentiel des commerçants, depuis les Alpes jusqu’aux espaces ibériques.

Nous ne percevons à ce stade qu’une partie très étroite, et pour tout dire plutôt superficielle, des logiques propres à l’organisation de ces réseaux. Une hypothèse domine l’historiographie : Beaucaire aurait occupé une position de carrefour, mettant en relation les grossistes ou détaillants du Dauphiné avec les espaces hispaniques et portugais, mais aussi avec les possessions ultramarines du royaume de France718.

g) Négoces maritimes et coloniaux.

Reste donc à envisager la position des acteurs dauphinois dans le négoce maritime et colonial. L’enquête de Pierre Léon sur les Dolle et les Raby a contribué dans une large mesure à la connaissance des rapports entre le Dauphiné et Saint-Domingue719. La plupart des travaux postérieurs s’inscrivent dans la continuité de ces recherches, ou y apportent des précisions ponctuelles, à partir d’une analyse de trajectoires familiales et individuelles720. L’analyse

718Zylberberg (Michel), 1993, p. 130 ; Léon (Pierre), 1954, p. 182, 221.

719Léon (Pierre), 1963. Notons qu’au XIXe siècle, un ouvrage avait déjà été dédié à ce propos : Pilot de Thorey (Jean-

Joseph-Antoine), Les Dauphinois à Saint-Domingue, Grenoble, impr. Maisonville et fils, 1868).

720René Favier a proposé récemment une synthèse à ce propos (Bois-Delatte (Marie-Françoise), Favier (René),

Nouvelle histoire du Dauphiné : une province face à sa mémoire, Grenoble, Glénat, 2007, p. 110-223). Pour ce qui

concerne l’engagement des négociants du Bas-Dauphiné et de Grenoble dans le commerce colonial, on retrouve quelques allusions dans Rojon (Jérôme), 2007, p. 74-75 et dans Turc (Sylvain), 2009, p. 92 et 167. Dans les deux cas, les auteurs s’appuient dans une large mesure sur le modèle interprétatif et les informations proposés par Pierre Léon. En ce qui concerne l’implication du Haut-Dauphiné, plusieurs documents existent, mais qui émanent plutôt d’érudits locaux : voir notamment Imbert (Jean), 2006 (1966), p. 124, mais aussi l’ouvrage consacré à la famille Ruelle (Burgaud-Gonset (Hélène), 1991), dont nous avons pu prendre connaissance grâce aux services de l’éco- musée du cheminot veynois.

approfondie des archives des sociétés Chauvet721 et de la famille Tanc722 ont permis d’affiner l’observation du phénomène et d’en revisiter les explications. Un constat général s’impose en tout cas : l’engagement des acteurs dauphinois dans le commerce avec les Antilles ou, plus marginalement, avec l’Océan Indien723 et la Louisiane724, était tout à fait remarquable. Le tableau 1. 9 donne un aperçu des familles ou des personnes actives dans ce négoce.

Tableau 1. 9. Les négociants dauphinois dans les colonies.

Nom Lieu d’installation Lieu d’origine Source725

Allégret (Césaire-Albin) Cap-Français (Saint-Domingue) Voiron (38) Ch. Anthoine (Félix) Cap-Français (Saint-Domingue Embrun (05) B. Balmet (Antoine) Saint-Domingue Grenoble (38) T. Barrillon (Jean-Joseph-François) Plaine du Nord (Saint-Domingue) Serres (05) Sz. Barrillon (Claude-Georges) Port-Louis (île Maurice) Nyons (26) M. Brun (Ennemond) Pamplemousse (île Maurice) Serres (05) M. Chauvet (Jean-Jacques) Cap-Français (Saint-Domingue) Ribiers (05) Ch. Dolle (famille) Saint-Domingue Grenoble (38) D. ; L. Duplantier (famille) Louisiane Voiron (38) Du. Favier (Marc) Saint-Domingue Grenoble (38) L. Lafaye Cap-Français (Saint-Domingue) Orpierre (05) Ch. Lavauden (Paul) Saint-Domingue Grenoble (38) F. Philippon Saint-Domingue, Orpierre (05) Ch. Raby (famille) Saint-Domingue Grenoble (38) D. ; L. Ruelle Saint-Domingue, Cuba, île Maurice Serres (05) Ch. ; BG. Tanc (Marcel) Saint-Pierre (Martinique) Remollon (05) S. Treillard (Laurent) Saint-Domingue Voiron (38) L. Trouillet (Mathieu) Saint-Domingue Voiron (38) L. Vigne (Paul) Île Maurice, Réunion. Nyons (26) M. 721Arch. de la CCIMP, L 19/62.

722Arch. dép. des Hautes-Alpes, 77 J.

723Rappelons que le frère de Claude Perier, Jacques-Augustin, avait pris la tête de la Compagnie des Indes, à Lorient (Léon (Pierre), 1954, p. 274). Mais Grenoble ne représentait qu’un lieu d’écoulement secondaire, pour la Compagnie (voir la carte réalisée par Dorigny (Marcel), Gainot (Bernard), Atlas des esclavages. Traites, sociétés

coloniales, abolitions de l’Antiquité à nos jours, Paris, Autrement, 2010, p. 37, d’après Haudrère (Philippe), Les Compagnies des Indes orientales, trois siècles de rencontre entre Orientaux et Occidentaux, Paris, Desjonquères,

2006.). Par ailleurs, quelques familles migrèrent vers la Réunion ou l’île Maurice, comme le souligne le tableau 1. 9. 724On conserve à ce propos une partie de la correspondance de la famille Armand-Duplantier (LSU Library, Special Collections, Duplantier (Armand) Family Letters, 1790-1844), qui montre la persistance de relations familiales avec Voiron. Les liens des Ruelle avec la Louisiane sont également attestés par leurs archives familiales (Burgaud-Gonset (Hélène), 1991).

725Nous avons adopté le code suivant. Ch. : fonds Chauvet, arch. de la CCIMP, L 19/62 ; S. : fonds Saffroy, arch. dép. des Hautes-Alpes, 77 J ; B. : Buti (Gilbert), 2005 ; BG. : Burgaud-Gonset (Hélène), 1991 ; Do. : fonds Dolle, arch. dép. de l’Isère, 2 E 377-381 ; Du. : fonds Duplantier, LSU Library, Special Collections, Armand Duplantier Family Letters ; L. : Léon (Pierre), 1963 ; F. : Bois-Delatte (Marie-Françoise), Favier (René), 2007 ; Sz. : Szramkievicz (Romuald), 1974 ; T. : Turc (Sylvain), 2009 ; M. : données obtenues à partir des recherches de M. Bernard Maurice.

Tous ces négociants assumaient des échanges diversifiés. D’un côté, il s’agissait d’acheminer vers les colonies des produits de la proto-industrie européenne. Une fois encore, le secteur du textile dominait les échanges, mais sans exclusivité. Lors de la première expédition vers Saint-Domingue qu’elle organisa, la société Chauvet et Lafaye avait investi non seulement dans des toiles et des draps, mais aussi dans un abondant stock de « quincaille » (outils métalliques divers) et dans des livres achetés à Avignon726. Au fil du temps, l’entreprise tend cependant à se spécialiser dans le seul domaine du textile727. Il faut cependant reconnaître que la plupart des négociants dauphinois recensés dans les Antilles étaient liés à la proto-industrie textile, tels Césaire-Albin Allégret (né vers 1755) ou Antoine Balmet (1719-1794).

En retour, les acteurs dauphinois prenaient en charge la vente des « denrées coloniales » (en particulier du sucre et du café) en métropole. À côté des entreprises purement commerciales, on retrouvait bon nombre de cas où les fonctions de marchand et de planteur se superposaient. À Saint- Domingue, Barrillon, les Ruelle, les Raby ou les Dolle possédaient tous des habitations. Notons qu’au début de la Révolution, la famille Perier tenta elle aussi d’acquérir une plantation dominguoise par l’intermédiaire de Jean-Jacques Chauvet. De même, à l’île Maurice, Paul Vigne était à la fois un commerçant et un propriétaire terrien.

Comment expliquer l’existence de cette véritable communauté dauphinoise dans les colonies ? Les circulations entre la France et ses colonies concernaient surtout deux aires géographiques distinctes : la région de Grenoble et le Sud du Dauphiné (Bochaîne, Baronnies). Autour de Grenoble, l’idée d’une influence beaucairoise avait été avancée par Pierre Léon, – hypothèse déjà convoquée par ailleurs, pour expliquer les liens commerciaux entre le Dauphiné et la péninsule ibérique. En revanche, dans les Baronnies, et plus encore dans la vallée du Buëch, c’est plus vraisemblablement l’attraction marseillaise qui a contribué à orienter les acteurs vers les Îles. L’influence de Marseille sur la région est en effet précoce, antérieure au début du XVIIIe siècle. Tout

laisse croire que c’est en s’installant dans le port provençal que certaines familles dauphinoises avaient tissé un puissant système de relations entre l’Europe, la Méditerranée occidentale728 et l’Amérique. Si l’on en juge aux archives privées dont nous disposons, la voie marseillaise semble la plus fréquente : c’est elle qu’empruntent Chauvet, Lafaye et la plupart de leurs partenaires dauphinois : Allégret, Ruelle, Philippon. C’est également depuis Marseille qu’Antoine-Ignace

726Arch. de la CCIMP, L 19/62/07.

727Arch. de la CCIMP, L 19/62/07, lettre du 18 janvier 1786 de Chauvet et Lafaye (Cap-Français) à Garnaud et Neyron (Lyon).

728Mais aussi, dans une moindre mesure, vers la Méditerranée orientale ou la Mer Noire, ainsi que le montre l’exemple d’Antoine-Ignace Anthoine.

Anthoine entreprit de fonder un nouveau comptoir à Saint-Domingue, entre 1787 et 1792729. Quoi qu’il en soit, les deux hypothèses sont parfaitement conciliables. Il nous semble probable que le négoce dauphinois ait pu élargir sa sphère d’influence aux colonies à partir de ces deux pivots principaux, en tirant partie du commerce méditerranéen et océanique à Marseille, ainsi que de l’activité et des échanges générés par les foires à Beaucaire.

Le négoce colonial renforça par ailleurs les positions dauphinoises sur la façade atlantique du royaume, en particulier à Bordeaux ou à Lorient. L’analyse de la correspondance active de la société Chauvet et Lafaye montre qu’environ 5,9 % du courrier était adressé à Bordeaux, ce qui en faisait la troisième destination par ordre d’importance, derrière Marseille (21,6 %) et Lyon (14,1 %). En revanche, les transactions avec Bordeaux représentaient seulement 1,8 % du volume d’affaires de l’entreprise. Le décalage indique que la plupart des agents bordelais, et plus largement des partenaires implantés dans l’Ouest de la France, assumaient avant tout des fonctions d’intermédiaires, destinées à faciliter le transfert d’informations ou de biens marchands entre les Amériques et le quart Sud-Est du royaume. Les négociants dauphinois s’inséraient de facto dans des schémas d’organisation qui correspondaient fort bien aux stratégies mises en œuvre par leurs confrères marseillais730 ou lyonnais731.

En définitive, l’introduction des Dauphinois dans le commerce maritime, à partir de Beaucaire ou de Marseille, définit un immense espace de circulation, intégrant trois segments principaux, respectivement orientés vers l’Atlantique (Antilles, France de l’Ouest, Amérique du Nord), l’Océan Indien (Réunion, île Maurice) et enfin la Méditerranée et la Mer Noire (Italie, Levant, Maghreb, Russie).

h) Horizons septentrionaux.

Il importe enfin de dire un mot des relations que le Dauphiné entretenait, à la fin de l’Ancien Régime, avec la France et l’Europe du Nord. C’est surtout à partir de Lyon et de Genève que ces circuits vont se mettre en place. Certes, dès le XVIIe siècle, des liens directs avec Rouen ou Paris sont

attestés732. Toutefois, l’intensification et l’extension de ces flux au

XVIIIe siècle impliquaient sans

doute le passage (au moins transitoire) par les réseaux lyonnais ou protestants.

Lyon, tant par ses activités financières que commerciales, favorisait les échanges entre les

729Buti (Gilbert), 2005, p. 208.

730Carrière (Charles), 1972, p. 477-520.

731Le Gouic (Olivier), 2011. Voir notamment le chapitre 5, p. 143-160. À côté de l’axe rhodanien, particulièrement propice aux échanges entre Lyon et le négoce maritime, Olivier Le Gouic identifie deux circuits importants, l’un orienté vers Bordeaux, l’autre le long de la Loire.

Dauphinois implantés sur place et la moitié nord du royaume de France. À travers leur forte implication dans le domaine du textile, les Dauphinois avaient notamment noué des liens avec Rouen ou à Lorient (où les négociants se fournissaient en cotonnades)733, mais aussi en Bourgogne, en Champagne, en Lorraine, à Paris, en Picardie ou en Flandre, où les négociants dauphinois écoulaient une partie de leurs stocks, qui deviennent de plus en plus importants au fil du XVIIIe

siècle734. Les Dauphinois trouvaient aussi dans certaines de ces régions les ressources nécessaires à leur approvisionnement. C’est notamment le cas en Flandre française et belge. La famille Charvet était à la fois installée à Lille et à Vienne, tout en profitant de capitaux lyonnais pour financer ses affaires. Relevons également que la société Chauvet et Lafaye achetait non seulement les étoffes revendues outre-mer dans le Sud-Est, mais aussi au Mans ou à Laval.

En outre, certaines branches spécifiques du commerce dauphinois impliquaient des liens étroits avec Paris. C’était notamment le cas de la librairie et des produits de luxe (en particulier des vêtements de luxe). Les marchands de mode grenoblois se fournissaient par exemple, dans une large mesure, sur les marchés parisiens. Pour finir, le déclin de la banque lyonnaise favorisa sans nul doute l’implantation des négociants dauphinois à Paris : mais c’est surtout sous l’Empire que ces derniers se lancèrent véritablement dans la finance parisienne.

Par ailleurs, les milieux d’affaires protestants purent, selon toute vraisemblance, mettre à profit les liens confessionnels avec les régions alsaciennes et allemandes. Cet aspect du commerce dauphinois demeure peu connu, faute de sources. Il est probable que dans un premier temps, les liens avec les espaces germaniques aient été dominés par les réformés ; reste qu’au début du XIXe

siècle, des familles catholiques se rapprochent également de l’Alsace, à l’instar des Perier.

Pour étudier la spatialisation du négoce dauphinois, il faut impérativement renoncer à une vision territorialisée du commerce, mais raisonner à partir de l’observation des systèmes de relations marchands et de leur traduction géographique. Le changement de perspective permet de corriger quelques idées reçues à propos des milieux d’affaires dauphinois. Les conclusions que l’on peut tirer d’une analyse des acteurs diffèrent en effet sensiblement de celles qui émanent de l’étude des seules importations et exportations dauphinoises. En réalité, le négoce dauphinois n’est pas marginal. Si le commerce en Dauphiné est moins développé que dans les régions lyonnaises ou parisiennes, ou que le long des façades maritimes, il atteint cependant un niveau comparable à bon

733Bois-Delatte (Marie-Françoise), Favier (René), 2007, p. 122.

nombre d’autres généralités françaises – avec de surcroît un déséquilibre tangible entre Haut et Bas- Dauphiné. Surtout, il existe de puissantes familles de négociants, qui réinvestissent souvent leurs profits dans leur province d’origine, mais qui réalisent une bonne partie de leurs affaires à l’extérieur, voire depuis l’extérieur. Ce sont ces liens, en général peu visibles, que nous avons tenté de saisir, et qui témoignent du dynamisme des milieux d’affaires du Dauphiné. Il faut alors considérer la transaction commerciale dans toutes ses dimensions, sans la réduire à des flux de marchandises entrants et sortants d’un espace borné. Ce qui implique de souligner que l’action marchande se présente par définition comme une action sociale, elle-même imbriquée dans d’autres rapports sociaux et symboliques. Une étude de la géographie du négoce dauphinois doit donc se concentrer sur une multitude de flux, orientés en fonction des systèmes de relations que les acteurs ont construits, et au sein desquels ils occupent des positions hiérarchisées. Cet ensemble n’est évidemment pas figé. Comme nous l’avons vu, il s’inscrit dans des dynamiques, qui évoluent en fait selon des temporalités différenciées – et qu’il va falloir préciser.

Conclusion.

Un groupe inaccompli ?

Vers la fin de l’Ancien Régime, le négoce dauphinois se trouvait à la fois partout et nulle part. Le terme de « négociant » s’était peu à peu répandu dans la province, pour être appliqué à un nombre croissant de commerçants. Mais les usages du mot n’étaient guère homogènes, tantôt exclusifs, tantôt beaucoup plus souples. Le qualificatif s’étendait ainsi à des individus dont les affaires ne présentaient qu’une envergure limitée, très éloignés de l’archétype du « parfait négociant », tel qu’avait pu le dépeindre Savary. Vers 1780, le négoce apparaissait dans la région sous l’apparence d’un ensemble social aux contours mal délimités, et ne constituait en aucun cas un acteur collectif conscient de lui-même, sûr de sa puissance économique et de son rôle social. Ce d’autant qu’à la diversité sociale du négoce se superposait une forte dispersion spatiale des circuits commerciaux, orientés à la fois vers les marchés intérieurs et les marchés extérieurs, partagés entre espaces méditerranéens, alpins et antillais. Les grands commerçants n’étaient pas très nombreux parmi les gens d’affaires. Une minorité active, composée de quelques familles tout au plus. À de rares exceptions près, les Dauphinois présentaient des niveaux de richesse sensiblement inférieurs à ceux de leurs confrères lyonnais ou marseillais.

Paradoxalement, cette incertitude définitionnelle, couplée à la relative faiblesse des « négociants » dauphinois, ont concouru à consolider la cohésion du groupe. En soi, l’attraction symbolique exercée par la figure du négociant, valorisante d’un point de vue statutaire, témoigne déjà d’une forme de cohésion, de « la force des agrégats faibles », pour reprendre l’expression de Luc Boltanski735. Car en dépit de positionnements sociaux, professionnels ou géographiques différenciés, tous ces commerçants se reconnaissaient dans une seule et même appellation. Les acteurs se retrouvaient donc autour d’enjeux symboliques communs, fortement liés aux structures de la société d’ordre – tout particulièrement à travers le lien de principe établi entre négoce et noblesse, qui jouait en Dauphiné, à bien des égards, le rôle d'une « fiction utile » en renforçant l’attractivité du qualificatif.

D’autre part, les faiblesses socio-économiques de la plupart des entreprises dauphinoises (relativement aux entreprises extérieures) confortaient en creux le rôle qu’assumait, dans la région et hors de la région, une poignée de grands négociants, grâce à leur richesse, leurs relations et leur intégration aux circuits nationaux ou internationaux. Rassemblés autour des Perier ou de grandes familles protestantes, ces acteurs assumaient trois fonctions cruciales pour la structuration du

négoce dauphinois. En premier lieu, ils remplissaient un rôle financier de premier plan, contrôlant de fait des pans entiers de l’économie dauphinoise. En second lieu, ces négociants se présentaient comme des médiateurs, liant les réseaux négociants extérieurs aux réseaux intérieurs. En troisième