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Négoce et révolutions (1788-1793)

Chapitre 5. Attentes collectives et engagement public.

Dans les dernières années de l’Ancien Régime, les négociants dauphinois se trouvaient dans une situation paradoxale. La puissance économique du groupe s’était renforcée au cours des années 1770 et 1780 ; mais dans le même temps, les ambitions de la bourgeoisie commerciale continuaient à se heurter à de multiples contraintes, inhérentes à la société d’ordre. Si les grandes familles issues du négoce parvenaient quelquefois à se rapprocher de l’aristocratie locale, ce n’était qu’au prix de multiples efforts et, plus encore, d’un véritable reniement de leur condition sociale. Nul doute que cette contradiction entre la puissance économique et la relative faiblesse symbolique des milieux d’affaires eut des répercussions sur les attentes du groupe. De ce point de vue, la question du statut des négociants implique d’examiner également leurs aspirations collectives. Que pouvaient en effet espérer ces commerçants de la Révolution, non seulement pour eux-mêmes et pour leurs entreprises, mais aussi pour le groupe tout entier auquel ils appartenaient ? Et comment le négoce parvint-il en définitive à représenter « son intérêt propre comme étant l’intérêt général739 » ? Cette interrogation renvoie au problème de l’implication publique des négociants à moyen terme, depuis les débuts de la Révolution jusqu’à la période consulaire et impériale. Rompant avec l’image d’entrepreneurs rétifs par nature à toute forme d’engagement public740, les travaux de Louis Bergeron741 ou de Michel Bruguière742 ont déjà démontré, pour la période révolutionnaire et impériale, l’étroite imbrication entre les milieux politiques ou administratifs et le monde des affaires. Nous tâcherons ici d’analyser les modalités, les raisons et les conséquences de la participation des commerçants dauphinois aux activités publiques. Dans cette perspective, nous commencerons par revenir sur les principales attentes des chefs d’entreprise à la veille de la Révolution, telles qu’elles s’exprimèrent entre l’été 1788 et l’été 1789. Nous verrons ensuite comment et dans quelle mesure ces espérances initiales se sont traduites en matière d’engagement

739Engel (Friedrich), Marx (Karl), L’idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1976 (1845), p. 24.

740L’image est notamment empruntée à Joseph Schumpeter, même si elle affleure quelquefois dès l’époque révolutionnaire. Dans la vision de l’entrepreneur que développe Schumpeter, une incompatibilité apparaît entre activités économiques et politiques : « Un génie des affaires peut être et est souvent parfaitement incapable de fermer le bec d'une oie - que ce soit dans un salon ou sur une estrade électorale. N'ignorant pas ce défaut de sa cuirasse, il préfère rester dans son coin et ne pas se mêler de politique », Schumpeter (Joseph), Capitalisme,

socialisme et démocratie, tr. G. Fain, Paris, Payot, 1965 (1942), p. 166.

741Bergeron (Louis), Banquiers, négociants et manufacturiers parisiens du Directoire à l'Empire, Paris, éditions de l'EHESS, 1999 (1978). Voir en particulier les chapitres 4 à 6 (p. 87-166).

742Bruguière (Michel), Gestionnaires et profiteurs de la Révolution. L’administration des finances françaises de Louis

XVI à Bonaparte, Paris, O. Orban, 1986. Les notices biographiques contenues à la fin de l’ouvrage résument bien les

public. Pour finir, nous nous interrogerons sur les raisons qui permettent d’expliquer cette participation aux activités politiques ou administratives.

1. Généalogie et illusions du « programme dauphinois743

» (1788-1789).

Pour comprendre comment les négociants dauphinois s’étaient engagés dans la sphère politico-administrative, encore faut-il préciser les conditions historiques de l’implication des agents. La question du « programme dauphinois », telle qu’elle a été posée par l’historiographie, doit être revisitée dans cette perspective. Quelles étaient les attentes et les dispositions idéologiques des acteurs, à l’aube de la Révolution ? Dans le cas des réseaux dauphinois, ce problème implique d’examiner au préalable le rôle des milieux d’affaires au cours de la séquence dite « pré- révolutionnaire », qui s’étend de l’été 1788 à l’été 1789. Nous nous demanderons en particulier dans quelle mesure le positionnement du groupe au cours de cette période conditionna par la suite la mobilisation politique des négociants, à partir de la décennie 1790.

(a) Pré-révolution et « programme » révolutionnaire.

La notion même de pré-révolution744 renvoie à une interprétation rétrospective d’un enchaînement de faits, sur lesquels il est inutile de revenir ici dans le détail745. Contentons-nous d’en

743Hirsch (Jean-Pierre), Les deux rêves du commerce. Entreprises et institutions dans la région lilloise (1780-1860), Paris, éditions de l’EHESS, 1991, p. 191-192.

744L’expression ne s’applique pas exclusivement au Dauphiné. Même si l’usage de la notion est plus ancien, les historiens vont surtout s’y référer après la Seconde Guerre mondiale, notamment sous l’impulsion des travaux de Jean Égret (voir en particulier Égret (Jean), La Pré-Révolution française 1787-1788, Paris, PUF, 1962). Ce dernier fixe dans les années 1960 un cadrage chronologique devenu depuis lors tout à fait classique : la séquence pré- révolutionnaire commencerait à l’hiver 1787, avec la réunion de l’assemblée des notables. Mais des variations provinciales sont communément admises, de sorte que la pré-révolution désigne, dans l’ensemble, une période fluctuante, de trois à deux ans, couvrant les années 1787-1789 ou 1788-1789. En Dauphiné, la journée des tuiles (7 juin 1788) symbolise les débuts de la pré-révolution. Mais un séquençage similaire apparaît aussi dans d’autres études régionales, comme en Normandie (Slimani (Ahmed), « La pré-révolution politique et institutionnelle en Normandie (1788-1789) », dans Annales historiques de la Révolution française (n° 364), p. 111-135) ou en Bretagne (Le Gall (Yvon), « Patriotisme et provincialisme en Bretagne (1788-1790) », dans Annales de Bretagne et des pays

de l’Ouest (vol. 96, n° 4), 1989, p. 381-382), où la réforme Lamoignon est perçue comme un point de basculement

décisif. À Marseille, certains chercheurs considèrent que la période pré-révolutionnaire commence seulement en 1789, dans les quelques mois qui précèdent l’été : c’est le point de vue défendu par Baratier (Édouard), Histoire de

Marseille, Toulouse, Privat, 1973, p. 270. En général, cette périodisation est considérée comme une convention

admise, sans que l’expression de pré-révolution ne fasse l’objet d’une conceptualisation explicite. Elle permet commodément de regrouper sous une même qualification des phénomènes à la fois sociaux, économiques et politiques, censés aboutir par nécessité au déclenchement de la Révolution proprement dite.

745Du reste, la pré-révolution dauphinoise a fait l’objet de nombreuses enquêtes. Le sujet a notamment connu un regain d’intérêt au moment du Bicentenaire. Pour un bilan historiographique, cf. en particulier Chomel (Vital) (dir.), Les

rappeler brièvement les enjeux principaux. En mai 1788, le garde des sceaux Lamoignon et le ministre Loménie de Brienne avaient essayé de réduire les prérogatives des parlements, en réaction à la résistance que ces derniers avaient opposée en 1787 à un projet de réforme fiscale. En Dauphiné, cette initiative n’eut pas les résultats escomptés : elle déchaîna tout au contraire l’irritation des parlementaires, de telle sorte que la monarchie dut finalement se résoudre à faire enregistrer de force les nouveaux édits – ce qui ne fit qu’accroître les oppositions locales. Les magistrats s’efforcèrent de rallier à leur cause les habitants de Grenoble et des environs : le corps municipal, composé de nombreux hommes de loi, prit fait et cause contre la réforme royale746. Pour briser ces solidarités, l’État contraignit à l’exil les parlementaires. De là découle la journée des Tuiles (7 juin 1788), que la littérature a généralement considérée comme le début de la pré- révolution. Plusieurs assemblées se succèdent dès lors, au cours desquelles les députés des trois ordres vont préciser leurs revendications : la réunion à l’hôtel de ville de Grenoble, le 14 juin 1788747, l’assemblée de Vizille, le 21 juillet, et enfin l’assemblée de Romans, en septembre. Mais l’objet des débats dépassa vite le strict cadre provincial, pour s’attacher à la situation politique et institutionnelle du royaume tout entier748.

Très tôt, dès l’hiver 1788, le rôle politique du Dauphiné fut magnifié par les libelles en circulation749 : « Un cri se fit entendre : ce cri partit du peuple ; et le peuple dauphinois se montra le

746Chomel (Vital) (dir.), Histoire de Grenoble, Toulouse, Privat, 1976, p. 222-223.

747Selon les sources consultées, c’est tantôt l’épisode de l’insurrection, tantôt celui de la réunion qui est évoqué. Une analyse plus poussée serait nécessaire pour rendre compte de ces choix, qui semblent varier en fonction de la situation des auteurs consultés, à la fois sociale et historique.

748On a souvent évoqué, à propos des assemblées dauphinoises pré-révolutionnaires, l’antagonisme entre d’une part des « parlementaires » ou des « provincialistes », essentiellement préoccupés par la défense de leurs prérogatives locales, et d’autre part des « libéraux », davantage soucieux d’en appeler à une vaste réforme politique et institutionnelle, touchant le royaume tout entier. Cette opposition mérite qu’on y apporte plusieurs bémols. Notons tout d’abord que les milieux parlementaires eux-mêmes n’étaient pas insensibles aux idées libérales, que ce soit en matière politique ou économique, ainsi que l’ont démontré les recherches de Coulomb (Clarisse), Les Pères de la

patrie. La société parlementaire en Dauphiné au temps des Lumières, Grenoble, PUG, 2006 (voir en particulier les

p. 394-397). En fait, le courant dit « libéral » appelait à une « réforme de la province et de l’État dans une

conception globale fondée sur la double référence aux droits historiques et aux droits naturels » (Chagny (Robert),

« La “Révolution dauphinoise” et la nation », dans Chagny (Robert) (dir.), Aux origines provinciales de la

Révolution, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1990, p. 377). Ce faisant, il s’agissait de redéfinir le

rapport entre privilèges provinciaux et intérêt national, à la recherche du point d’intersection entre « le droit public

du royaume et le droit particulier du Dauphiné », suivant l’expression de Pison du Galland (Alexis-François), Les droits nationaux et les privilèges du Dauphiné, mis en parallèle avec les nouveaux actes transcrits militairement sur les registres des cours souveraines du royaume, le mois de mai dernier, s. l., s. n., 1788, p. 1. On ne saurait donc

opposer sans nuance un camp arc-bouté sur la défense de privilèges locaux à un autre qui s’en émanciperait, et s’appuierait sur un projet politique purement national – c’est d’ailleurs la conclusion soutenue par Coulomb (Clarisse), 2006, p. 460. L’appel à la nation puise tout de même une bonne partie de sa légitimité dans la référence aux droits provinciaux, au moins jusqu’à l’été 1789.

749Ce qui perdure par la suite dans la mémoire collective, en particulier sous l’effet des commémorations officielles. Le Centenaire de la Révolution contribue notamment à donner du Dauphiné l’image d’une « petite patrie dans la

grande ». Les événements emblématiques de la (pré-)révolution dauphinoise deviennent, dans cette optique, une

sorte de répétition provinciale, avant que ne commence à proprement parler la Grande Révolution. Voir à ce sujet l’étude de Nieto (Philippe), Le Centenaire de la Révolution dauphinoise. Vizille, un mythe républicain, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1988, et notamment les p. 98-113.

premier digne du nom françois. Nulle province n’a fait de plus grands pas vers une reconstitution complette ; sa marche a été régulière, imposante et rapide […]750 ». Surtout, c’est une fois passé l’été 1789 que s’imposa peu à peu une relecture téléologique des années 1788-1789751, qui ne se généralisa véritablement qu’au cours du xixe siècle752. Dans cette perspective, les événements de 1788 sont peu ou prou présentés comme une préfiguration de 1789, une répétition provinciale de la « Grande Révolution » nationale. Pourtant, comme le remarquait Guy Lemarchand, il n’existe « aucun automatisme dans la relation émeute-révolte, pas davantage que dans celle émeute- révolution ou révolte-révolution753 ». L’idée suivant laquelle la pré-révolution préparerait nécessairement la rupture révolutionnaire relève en ce sens de la « chimère des origines », pour reprendre l’expression utilisée par Roger Chartier, à partir de la lecture de Michel Foucault et de Friedrich Nietzsche754. Compte tenu de ces objections, il ne faut plus postuler que la pré-révolution annonce la Révolution, mais considérer à l’inverse que la pré-révolution représente en elle-même une invention de la Révolution755 – c’est-à-dire le fruit d’une relecture révolutionnaire des années qui précèdent 1789.

En aucun cas la séquence qui s’étend de l’été 1788 à l’été 1789 ne doit être envisagée comme un prélude à la rupture révolutionnaire. Ce qui ne signifie pas pour autant que les dynamiques politiques et insurrectionnelles qui émergent à ce moment-là en Dauphiné s’inscrivaient dans la stricte continuité des révoltes ou des mouvements de protestation d’Ancien Régime. La période pré-révolutionnaire ouvre en réalité une phase d’incertitudes, au cours de laquelle se profile une remise en cause de l’environnement institutionnel féodal, mais dont les contours, les buts et la portée demeurent relativement flous. À condition d’en rejeter les

750Chacun a fait ses preuves, s. l., s. n., 1789, p. 1-2.

751Voir par exemple l’ouvrage rédigé anonymement par Kerverseau (François-Marie), Histoire de la Révolution de

1789 et de l’établissement d’une constitution en France, Paris, Clavelin, 1790, p. 75.

752Le récit pré-révolutionnaire se précise dès la Restauration, pour ce qui regarde le Dauphiné en particulier (voir par exemple Pilot de Thorey (Jean-Joseph-Antoine), Histoire de Grenoble et de ses environs, depuis sa fondation sous

le nom de Cularo jusqu’à nos jours, Grenoble, Baratier frères, 1829). Michel Vovelle relève par ailleurs que

« l’iconographie de la prérévolution dauphinoise est pour bonne part du XIXe siècle » (Vovelle (Michel), La

Révolution française, Paris, Messidor, 1986, vol. 1, « de la prérévolution à octobre 1789 »., p. 29).

753Lemarchand (Guy), « À propos des révoltes et révolutions de la fin du XVIIIe

siècle », dans Annales historiques de la

Révolution française (n° 340), 2005, p. 154. Les propos de Guy Lemarchand s’inspirent des conclusions de Poussou

(Jean-Pierre) (dir.), Le bouleversement de l’ordre du monde. Révoltes et révolutions en Europe et aux Amériques à

la fin du XVIIIe siècle, Paris, SEDIS, 2004.

754Chartier (Roger), Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, éditions du Seuil, 2000 (1990), p. 15-19. Plus exactement, Roger Chartier fonde son argumentation sur l’analyse de Nietzsche développée par Foucault (Michel), « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », dans Bachelard (Suzanne) (dir.), Hommage à Jean Hyppolite, Paris, PUF, 1971., p. 145-172.

755Nous paraphrasons ici les remarques de Roger Chartier sur les Lumières : « En affirmant que ce sont les Lumières

qui ont produit la Révolution, l’interprétation classique n’inverse-t-elle pas l’ordre des raisons et ne faudrait-il pas plutôt considérer que c’est la Révolution qui a inventé les Lumières en voulant enraciner sa légitimité dans un corpus de textes et d’auteurs fondateurs […] ? ». Voir Chartier (Roger), 2000 (1990), p. 16-17. Le parallèle entre

l’analyse de Roger Chartier et le concept de pré-révolution a déjà été mis en évidence dans Coulomb (Clarisse), 2006, p. 9.

connotations finalistes, la notion de pré-révolution permet donc de caractériser un ensemble de dynamiques hybrides, oscillant entre revendications politiques conjoncturelles et critique de la société d’ordres, entre poussées insurrectionnelles et tentatives réformatrices, entre perspectives provinciales et enjeux nationaux756.

Ces quelques remarques préalables nous amènent donc à préciser le problème des attentes du négoce et de leur expression. La pré-révolution dauphinoise permet de mieux saisir la participation de la bourgeoisie négociante aux activités publiques, non parce qu’elle fixerait d’emblée les lignes directrices du processus révolutionnaire, mais bien parce qu’elle constitue une première expérience d’un engagement public et collectif, qui va ensuite fortement conditionner la manière dont les commerçants se projetèrent au sein d’un espace politique en pleine recomposition. Notre propos n’est donc pas de nous intéresser à un hypothétique « programme » pré- révolutionnaire propre aux entrepreneurs dauphinois, mais bien de nous intéresser à la manière dont la pré-révolution a façonné la politisation des acteurs, c’est-à-dire leur acculturation à de nouvelles formes d’organisation politique et l’appropriation de nouveaux schèmes idéologiques.

(b) L’engagement des négociants dans la pré-révolution.

Nous commencerons donc par évaluer le niveau d’engagement de la bourgeoisie commerciale au sein des mouvements de protestation de 1788. Si l’idée d’une adhésion précoce des milieux d’affaires dauphinois à la Révolution s’est imposée, on le doit sans doute, dans une large mesure, au rôle assumé par Claude Perier au moment de l’assemblée de Vizille. Mais aussi à l’implication personnelle de quelques négociants ou fabricants de la région, notamment issus des réseaux commerciaux protestants : les Morin à Dieulefit, les Delatune à Crest757. Par-delà l’étude de cas individuels, il est néanmoins possible de mesurer généralement le degré d’implication des commerçants, à travers une analyse plus précise de la composition des assemblées pré- révolutionnaires déjà citées (réunion de l’hôtel de ville de Grenoble, assemblée de Vizille et assemblée de Romans), mais aussi des réunions préparatoires, qui se déroulèrent notamment au début de l’été 1788, avant l’épisode de Vizille.

756Cf. Coulomb (Clarisse), 2006, p. 427-449.

757Ces exemples sont ainsi repris par Léon (Pierre), La naissance de la grande industrie en Dauphiné (fin du XVIIe

siècle-1869), Paris, PUF, 1954, p. 312-313. Si Pierre Léon évoque la relation entre « les industriels et la Révolution », il fait presque uniquement mention de négociants-fabricants dans ce passage de son enquête.