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Structures du négoce dauphinois.

Chapitre 1. Une question de définition.

2. L’imparfait négociant.

Les hésitations dans les dénombrements reflètent les flottements qui entourent, en pratique, les pourtours du négoce108. Le négociant dauphinois correspondait-t-il donc vraiment au portrait qu’en dressent à la fois la littérature classique et certains historiens ? L’enquête de René Favier sur les villes du Dauphiné privilégiait une hypothèse109 plutôt conforme aux conclusions générales

108Carrière (Charles), 1972, p. 252.

109« Le qualificatif de négociant en particulier, presque totalement ignoré en Dauphiné au début du xviiie siècle, était à

A n 8 A n 1 0 A n 1 2 A n 1 4 -1 8 0 6 1 8 0 8 1 8 1 0 1 8 1 2 1 8 1 4 1 8 1 6 1 8 1 8 1 8 2 0 1 8 2 2 1 8 2 4 1 8 2 6 1 8 2 8 1 8 3 0 1 8 3 2 1 8 3 4 1 8 3 6 1 8 3 8 1 8 4 0 1 8 4 2 1 8 4 4 1 8 4 6 0 5000 10000 15000 20000 25000 n o m b re d e p a te n te s

formulées, quelques années plus tard, par Pierre Jeannin : la notion de négociant, vague par nature, employée tardivement en Dauphiné110, ne saurait se prêter à une fonction classificatrice élaborée111. En particulier, l’opposition entre négociants et marchands s’avèrerait caduque, car les mots seraient à peu près interchangeables112 (comme l’illustre par exemple la coexistence des expressions de

négociant et de marchand grossier dans certains rôles de patentes grenoblois113). L’essentiel

résiderait plutôt dans l’analyse des services commerciaux en général, sans chercher à sophistiquer outre mesure.

La meilleure façon de trancher le problème reste l’examen détaillé de la définition « classique » et des critères distinctifs énumérés – ce qui nous conduit à questionner la pertinence du clivage entre négociants et marchands. À ce stade, il convient donc d’apprécier l’écart éventuel entre les représentations (théoriques, littéraires) et l’observation empirique du vocabulaire qui servait à désigner les milieux d’affaires. Par conséquent, nous nous interrogerons tout d’abord sur la spécificité de la pratique propre au négoce, puis sur l’opposition négociants/marchands en termes de niveaux de richesse.

a) Être négociant.

« Sont commerçants […] tous ceux qui exercent des actes de commerce et en font leur profession habituelle » : le Code du commerce subordonnait explicitement la qualité de commerçant à une pratique professionnelle régulière. De prime abord, la distinction entre les négociants et les marchands s’appuie sur la même relation entre une qualité et une espèce particulière de travail. En quoi la profession de négociant participe-t-elle de son identité sociale ? Et en quoi les spécificités de son métier l’opposent-elles à la figure du marchand ? Répondre à ces questions exige de revenir sur les « trois schémas d’antithèse » relevés par Pierre Jeannin, qui se rapportent tous, en dernière

la fin du siècle d’un usage à la fois extrêmement commun et inégalement répandu. On ne saurait pourtant voir en eux dans tous les cas des agents du grand commerce national ou international. Le mot, à l’évidence, n’avait pas partout le même sens […] », Favier (René), Les villes du Dauphiné aux xviie et xviiie siècles, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1993, p. 288. En conséquence, les qualificatifs de négociants et de marchands sont agglomérés dans les décomptes réalisés par René Favier.

110Le terme de « négociant » ne figure guère dans les documents antérieurs aux années 1770. Par ailleurs, jusqu’au milieu du siècle, le mot ne semble pas revêtir de connotation spécialement méliorative ou prestigieuse. Ainsi, dans la liste de capitation grenobloise de 1748 (arch. mun. de Grenoble, CC 300), les principaux commerçants sont désignés en tant que « marchands » (généralement spécialisés). Le qualificatif de « négociant » n’est employé qu’une seule fois, pour désigner semble-t-il un modeste grossiste, dont le niveau de capitation atteignait seulement 8 lt. En revanche, la notion est un peu plus fréquente dans les rôles de la décennie 1770 (par exemple en 1774 : voir arch. mun. de Grenoble, CC 323).

111Jeannin (Pierre), 2002, p. 285.

112Le constat s’étend d’ailleurs aux essais publiés sur le commerce. Le traité de Savary, par exemple, use aussi bien du terme de négociant que de celui de marchand ou de marchand grossier pour parler des commerçants en gros : Savary des Brûlons (Jacques), 1757-1770 (1675).

analyse, à la nature des tâches assumées par les négociants : vendre en gros ou au détail ; diversifier ses affaires ou bien se spécialiser ; opérer sur de longues distances ou localement114. Pour établir avec précision le rapport entre ces pratiques et les qualifications en usage, nous avons pris le parti d’exposer les définitions admises à l’épreuve de l’observation empirique, en considérant un à un les attributs censés différencier les marchands des négociants.

Grossistes et détaillants.

Premier rappel nécessaire : la démarcation entre grossistes et détaillants, si importante aux yeux des hommes du XVIIIe siècle, ne coïncide ni exactement, ni systématiquement, avec

l’opposition marquée entre les négociants et les marchands. En d’autres termes, le négoce n’embrasse pas l’ensemble des grossistes et tous les négociants ne se contentent pas uniformément de vendre en gros. Ces conclusions s’imposent en fait comme en droit : non seulement les pratiques commerciales ne sont pas séparées par une frontière étanche, mais les textes normatifs officiels contribuent à renforcer l’équivoque dans l’usage des mots. Les édits royaux promulgués dans les années 1780, à propos des réglementations du commerce dauphinois115, font ainsi alterner un vocabulaire diversifié, sans réserver spécialement les fonctions de grossiste aux seuls négociants116.

À vrai dire, l’inadéquation entre négoce et commerce de gros est un phénomène déjà bien connu, mais qui a surtout été envisagé du point de vue du négoce lui-même – ce qui permet d’insister sur le fait que la qualité de négociant n’est pas à la portée du premier grossiste venu117. En un sens, on retrouve en Dauphiné une configuration voisine, puisqu’une partie des marchands pratiquait la vente en gros, nonobstant leur condition. Il est difficile d’envisager une description statistique globale du phénomène, car la compilation de données homogènes s’avère impossible118. Nous nous centrerons donc sur quelques mesures réalisées, en insistant sur le fait que nous ne mentionnerons ici que des ordres de grandeur minimaux. En 1791, par exemple, la liste des commerçants patentés de l’arrondissement de Crest119 présentait un total de 33 « marchands »,

114Jeannin (Pierre), 2002, p. 282-283. 115Arch. mun. de Vienne, HH 1.

116La situation dauphinoise est loin d’être exceptionnelle : voir Margairaz (Dominique), 2006 ; Perrot (Jean-Claude), 1974.

117Carrière (Charles), 1972, p. 243-244.

118Les documents qui mentionnent la qualité des individus n’incluent pas d’indicateurs susceptibles de renseigner la nature de leurs pratiques professionnelles en général (et le type de commerce effectué en particulier). Nous en sommes donc réduits à croiser les informations contenues dans les listes considérées et les résultats tirés de recherches biographiques. Or ces derniers sont biaisés par nature – on peut notamment admettre l’axiome selon lequel le pourcentage de détaillants parmi les marchands tendra à être systématiquement sous-évalué, étant donnée la corrélation qui existe entre les hiérarchies socio-professionnelles de l’époque et la présence d’archives ou de témoignages suffisamment précis pour caractériser dans le détail leurs occupations.

parmi lesquels on recense a minima 4 grossistes, qui étaient issus d’influentes familles locales – les Archinard120 notamment, appartenaient à la bourgeoisie protestante de Crest. Plus généralement, les fluctuations du vocabulaire officiel ne sont pas anodines : au gré des sources, un même individu sera qualifié tantôt de « négociant », tantôt de « marchand ». À Montélimar, Étienne Cornud (1763- 1852) était par exemple identifié à un « marchand » dans les listes électorales de 1829, tout en étant en permanence désigné comme un « négociant » dans ses papiers personnels121. Dans les années 1780, il en allait de même pour plusieurs commerçants briançonnais, à l’image de Jean-Baptiste Caire122.

En règle générale, on interprète le décalage entre négoce et commerce de gros comme la contrepartie de l’honorabilité dévolue au négociant. Si celui-ci n’est pas réductible au grossiste, c’est précisément parce qu’il tient le haut du pavé, et que le fait de vendre en gros n’est pas, à ce titre, une condition suffisante. Nous voudrions montrer ici qu’il ne s’agit pas non plus d’une condition sine qua non. Si l’on réfléchit en terme de tendances, il ne fait pas le moindre doute que le négociant passe le plus clair de ses jours à vendre et à acheter en gros. Trois observations viennent toutefois nuancer le constat.

Premièrement, certains négociants – et non des moindres – complétaient leurs activités de grossistes par des opérations de semi-gros ou de détail. Le procédé semble avoir été courant, dans l’Europe préindustrielle123. À Grenoble, dans les années 1770 et 1780, les principales familles de négociants (Perier, Dolle, Durand) appartenaient toutes au corps des « marchands toiliers, merciers

et quincaillers124 », ce qui les autorisait à pratiquer le commerce sous toutes ses formes.

Au reste, la qualité de négociant n’excluait pas toute transaction au détail par principe. D’importants grossistes dauphinois, à l’instar de Jean-Jacques Chauvet (né dans les années 1760, mort en 1801) à Marseille, ou de la famille Pinet à Gap, ne répugnaient pas à se livrer à des échanges occasionnels, beaucoup plus modestes que d’ordinaire. La plupart du temps, les commerçants se contentaient de revendre diverses denrées (fruits, salaisons, miel, etc.) à des membres de leurs familles ou à leurs amis. En dépit de leur importance très secondaire, ces quelques opérations confirment que la frontière entre négociants et détaillants n’était pas absolue.

120Bernard (Jean-Pierre), Magnan (Claude), Sauvageon (Jean), Serre (Robert), Seyve (Claude), Seyve (Michel), Pierre (Roger), Les Drômois sous Napoléon (1800-1815), Crest, Notre Temps, 1999, p. 48.

121Arch. dép. de la Drôme, 3 M 50. Les archives familiales n’indiquent pourtant pas une baisse de régime dans les affaires du commerçant – au contraire, Étienne Cornud semble avoir progressivement diversifié ses activités, en investissant par exemple dans une manufacture de soie, en plus de ses opérations marchandes, à partir de l’an 13. Du reste, la documentation personnelle d’Étienne Cornud continue à le qualifier de « négociant » sous la Restauration. 122Les rôles de capitation briançonnais de 1789 ne recensaient aucun « négociant » ; ceux de 1781 en dénombraient

seulement deux (arch. mun. de Briançon, CC 441). En revanche, plusieurs des « marchands » relevés – dont Caire – étaient qualifiés de « négociants » dans les registres locaux des défauts et congés (arch. dép. des Hautes-Alpes, B 214, fol. 13).

123Jeannin (Pierre), 2002, p. 283.

Un dernier élément mérite enfin d’être pris en compte, même s’il ne concerne qu’un faible nombre d’individus : l’appropriation du terme de négociant par des acteurs qui n’avaient apparemment rien à voir avec le commerce en gros125. Que penser, par exemple, d’Antoine Henton, « négociant, teinturier et débiteur de tabac » à Crest126? De Hache-Dumirail, désigné comme un « négociant de cotonne en détail » dans les rôles de patentes grenoblois de l’an 9127? Ou encore de la cohorte des « négociants » dont les moyens financiers et les occupations complémentaires (agriculture vivrière, artisanat), semblaient davantage les porter vers le monde de l’échoppe, voire du commerce ambulant128 ? Certes, on objectera qu’il s’agit là d’allusions très isolées, une poignée de noms sur des listes qui en comportaient plusieurs centaines, plusieurs milliers parfois. Mais ces contre-exemples jettent plus généralement le doute sur tout cas incertain : négociants obscurs, à l’écart des grandes places commerciales, dont le nom seul apparaît au détour d’une liste quelconque, et qui se perdent ensuite dans l’oubli. Grossistes ou détaillants ? La question n’est sans doute pas sans incidence sur les qualifications retenues ; nous ne sommes néanmoins pas capables de mesurer la correspondance, sinon pour des sous-ensembles aux effectifs limités, qui n’apportent pas de réponse décisive. Les résultats obtenus sont d’autant plus biaisés que la valorisation du commerce en gros est forte. Il est par conséquent beaucoup plus facile de reconstituer le parcours d’un grossiste, de même qu’on démontrera plus aisément qu’un commerçant s’est adonné au commerce de gros, puisqu’il aura tendance à mettre au premier plan ce genre d’activité.

En ce sens, l’antagonisme négociants/marchands n’est pas l’expression particulière de l’opposition grossistes/détaillants qui parcourt l’Europe d’Ancien Régime. En dépit des relations qui les unissent, les deux couples de notions ne se superposent jamais tout à fait. La confusion n’est possible sous aucun des trois régimes de différenciation gros/détail qui se succèdent entre les années 1780 et la Restauration : la figure statutaire, la figure policière ou la figure fonctionnelle129 de cette opposition incluent toutes une marge d’incertitude plus ou moins importante, qui ne permet pas de lever l’ambiguïté. Seul un raisonnement en termes de tendances est alors recevable, au sens où le mot « négociant » tend plus ou moins à désigner, au moins dans les sources officielles, des grossistes.

125Jacques Savary lui-même précise que « le négoce se fait en gros ou en détail » (Savary des Brûlons (Jacques), 1757- 1770 (1675), p. 46). Si l’usage du terme de négociant ou de négoce s’est affiné au XVIIIe

siècle, de tels flottements sémantiques perdurent malgré tout, notamment dans les régions les moins dynamiques sur le plan commercial. 126Arch. dép. de la Drôme, L 665.

127Arch. com. de Grenoble, 1 G 106.

128Une analyse des rôles de l’emprunt forcé de 600 millions dans les Hautes-Alpes (arch. dép. des Hautes-Alpes, L 526-527) aboutit aux résultats suivants : environ 4,5 % des négociants recevaient en outre une qualification artisanale ou agricole (« cultivateurs »). De plus, 5,8 % des négociants relevaient des trois premières classes fiscales. 129Margairaz (Dominique), 2006.

Polyvalence et spécialisation.

La seconde opposition, entre polyvalence et spécialisation, recoupe des interrogations et des conclusions assez similaires à celles qui viennent d’être développées. À la nuance prêt que, dans ce cas précis, nos arguments peuvent être étayés par des mesures un peu plus précises. Comme nous l’avons vu, il est en général admis que ce qui caractérise le négociant, c’est « l’extrême polyvalence

de son activité, aussi bien pour la nature des produits traités que celle des opérations qu’il

conduit130 ». Une étude réalisée par Roland Caty et Eliane Richard à propos de Marseille, relève

toutefois une tendance à la spécialisation, qui croît au cours du XIXe siècle131. Pour ce qui concerne

le Dauphiné, dès 1810, l’almanach de La Tynna132 aboutit aux résultats qui suivent133 (tableau 1.1).

Tableau 1.1. Spécialisation et négoce dans l’almanach de La Tynna (1810).

n %

Négociant 0 0,0 %

Négociant et autre activité non-commerciale 5 6,5 %

Négociant spécialisé 72 93,5 %

Négociant spécialisé et autre activité non-commerciale 0 0,0 %

Nous retrouvons en l’espèce une répartition des acteurs typique de la façon dont l’almanach de La Tynna présente le négoce des départements continentaux, ou des littoraux qui ne disposent pas de fonctions portuaires très développées. En général, ces espaces sont caractérisés par un haut niveau de spécialisation, au sens où la mention d’un « négociant » est le plus souvent suivie de précisions explicites sur la nature des marchandises dont il s’occupe en particulier – contrairement à la plupart des grandes places commerciales, au sein desquelles les négociants polyvalents (i. e. sans mention distinctive spécifique134) abondent (carte 1. 1).

130Carrière (Charles), 1972, p. 244.

131Caty (Roland), Richard (Éliane), « Contribution à l’étude du négoce marseillais de 1815 à 1870 : l’apport des successions », dans Revue historique (vol. 264, n° 2), octobre-décembre 1980, p. 340-342.

132La Tynna (Jean de), Almanach du commerce de Paris, des départements de l’empire français et des principales

villes du monde, Paris, Bureau de l’almanach, 1806.

133Notons que la mention des spécialités assignées à chaque négociant n’est pas du tout systématique dans le reste de l’almanach (cf. annexes).

134L’absence de mention spécialisée n’interdit pas forcément toute spécialisation. Elle tend néanmoins à souligner que les commerçants ainsi désignés relèvent d’un même groupe, indépendamment de la nature des marchandises qu’ils sont amenés à manipuler. Nous nous conformons ainsi à la démarche suivie par Philippe Gardey dans son enquête sur Bordeaux (Gardey (Philippe), 2009, p. 39).