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Structures du négoce dauphinois.

Chapitre 4. Espaces des réseaux négociants.

1. Espace(s) et formation du groupe.

L’espace géographique et les relations spatiales entre les acteurs ne constituaient pas seulement le milieu dans lequel s’organisaient les affaires des entreprises dauphinoises. Comme tout autre groupe social, le négoce se donnait à voir dans un ensemble de lieux déterminés – et à travers les liens établis entre ces lieux. Le rapport à l’espace était en ce sens constitutif du statut des

571Ce renforcement implique principalement deux aspects. D’une part, l’existence d’une expérience commune de l’espace, autour de laquelle le négoce dauphinois pouvait se retrouver (l’internationalisation du négoce notamment). D’autre part, les « effets de naturalisation » provoqués par l’inscription dans l’espace des rapports sociaux, propre à rendre visibles et évidents les rapports de domination et les structures sociales du groupe (à ce sujet, voir Bourdieu (Pierre), La misère du monde, Paris, Le Seuil, 1993, p. 250-256).

négociants. D’où la nécessité d’examiner, au préalable, la façon dont le problème de l’espace et de la spatialisation des acteurs intervenait dans la constitution du collectif.

(a) Une question d’échelle.

Sous l’Ancien Régime, la notion de négociant renvoyait en principe à des commerçants actifs à un niveau international, ou du moins national. De ce point de vue, la définition du négoce, en tant que catégorie commerciale particulière, était étroitement associée à une réflexion sur ce que Charles Carrière appelait l’« étendue des affaires572 », c’est-à-dire sur les échelles des transactions. Un aphorisme attribué à « un certain Monsieur C** » et reproduit en 1786 dans au moins deux publications différentes573, résumait bien la façon dont les contemporains se représentaient le rapport entre le statut de négociant et la pratique du commerce extérieur :

« Il y a une grande différence entre un marchand et un négociant : celui-là n’est

renfermé que dans de petites vues mercantiles ; les sols s’attachent à son âme et y portent une rouille grossière ; l’autre étend ses regards partout, au-delà des mers, et entouré de grandes entreprises, son caractère nécessairement contracte de la noblesse et de l’élévation574 ».

L’assignation des acteurs à une échelle d’action bien déterminée s’inscrivait ainsi dans les mêmes enjeux statutaires qui ont été précédemment évoqués575. Le négociant se distinguait symboliquement du marchand, en cela même que ses opérations commerciales s’inscrivaient dans un espace plus vaste, à un niveau d’action supérieur.

En réalité, comme nous l’avons observé, les pratiques classificatoires ne respectaient que très imparfaitement cette distinction576. D’une part, tous les acteurs commerciaux engagés dans les circuits internationaux ou nationaux n’étaient pas nécessairement des « négociants ». D’autre part, les « négociants » eux-mêmes s’impliquaient aussi dans les circuits de distribution locaux, qui absorbaient une part non négligeable de leurs opérations.

Dès lors, quelle échelle d’observation faut-il privilégier, afin de saisir les milieux du négoce en particulier ? En Dauphiné, tout dépend de la localisation des « négociants » examinés. À Grenoble, sur les cinq négociants recensés par les rôles de capitation en 1788, quatre étaient

572Carrière (Charles), 1972, p. 244.

573Avec quelques infimes variations : Journal de Lyon, 1786, p. 378 et Baculard d’Arnaud (François Thomas Marie de), Délassements de l’homme sensible ou anecdotes diverses, 1786, p. 97.

574Journal de Lyin, 1786, p. 244. 575Cf. supra, partie 1, chapitre 1.

576Voir supra, partie 1, chapitre 1. Pour mémoire, les archives privées des négociants dauphinois, telles qu’elles nous sont parvenues, révèlent le poids important des opérations locales dans le volume d’affaires ou dans les relations épistolaires des entreprises – y compris

assurément liés au commerce national, colonial ou international (Perier, Perier-Lagrange, Dolle oncle et Favier, Dolle frères). Dans des bourgs plus petits, en revanche, la situation était bien différente : à côté de négociants effectivement engagés dans des réseaux commerciaux de grande envergure se trouvait aussi une foule de petits négociants, dont le rayonnement spatial était probablement des plus limités. Dans les Hautes-Alpes, en 1795-1796, seulement 11,6 % des 69 « négociants » recensés sur les rôles de l’emprunt forcé avaient établi des liens visibles (par ailleurs difficilement quantifiables) avec des partenaires extérieurs à la région577. À la même époque, près de 15,0 % des autres acteurs commerciaux (N = 267) étaient en relation avec des circuits de distribution extérieurs, ailleurs en France ou à l’étranger578. Certains individus présentaient même un rayonnement géographique considérable. Plusieurs « marchands » du Briançonnais (quelquefois qualifiés de « négociants » dans d’autres sources) disposaient par exemple d’interlocuteurs en Italie et en Espagne, liés au commerce des étoffes, du livre ou des bijoux – à l’instar des familles Bompard, Caire ou Prat.

Il est par conséquent difficile d’associer au négoce dauphinois un niveau de transaction prédéterminé – sauf à revenir sur le programme que nous nous sommes fixés initialement, qui visait précisément à considérer le collectif à partir de ses propres pratiques classificatoires et non à l’aune d’une nomenclature extérieure. Certes, dès lors que l’on se focalise sur les strates dominantes du groupe, les opérations commerciales examinées s’inscrivent essentiellement à un échelon international ou national (s’opposant alors nettement aux pratiques des simples marchands). En revanche, que l’on se tourne vers le négoce des bourgs et des villages579, vers les négociants des communautés alpines ou pré-alpines, et la situation devient nettement moins conforme à l’image du « négociant cosmopolite ». D’où la nécessité de ne pas limiter l’analyse aux seuls réseaux extra- régionaux, mais de s’interroger plus largement sur l’articulation entre les différents circuits et échelles d’action, ainsi que sur le rôle qu’y tenaient les « négociants » dauphinois.

(b) L’intérieur et l’extérieur. Existe-t-il un négoce dauphinois ?

Le négoce se caractérisait donc avant tout par une aptitude collective à assumer des fonctions de médiation économique, entre des espaces géographiques différenciés. Cette capacité

577Ces résultats ont été obtenus en confrontant les noms présentés sur les rôles (arch. dép. des Hautes-Alpes, L 526 et 527) aux informations collectées à partir des divers fonds privés étudiés et de la bibliographie. Il existe donc un biais, mais qui reste tempéré par le fait que les commerçants les mieux intégrés aux circuits extérieurs sont aussi ceux pour lesquels les renseignements sont généralement les plus nombreux.

578En particulier parce qu’un nombre considérable de ces individus (environ 7,9 %) étaient des colporteurs ou des marchands-colporteurs.

résultait, dans une large mesure, de l’existence de puissants réseaux familiaux et commerciaux, dont les ramifications s’étendaient par-delà les frontières provinciales, dans les grandes places commerciales extérieures. De fait, bon nombre d’entreprises dauphinoises – et non les moindres – étaient implantées à l’extérieur de la région, que ce soit en France, dans les colonies ou encore à l’étranger. Comment caractériser les relations qui existaient entre ces Dauphinois de l’extérieur et les milieux d’affaires locaux ? Doit-on y voir le signe d’un rayonnement des réseaux provinciaux (à travers la constitution de communautés commerciales extra-régionales), ou à l’inverse un possible facteur d’éclatement ou de dépendance ? Plus généralement, l’implication des acteurs dans les circuits extérieurs reflétait-elle le dynamisme du négoce dauphinois, ou sanctionnait-elle à l’inverse ses faiblesses, ses limites, son manque de cohérence ?

D’un point de vue strictement économique, le Dauphiné avait longuement subi l’influence commerciale et financière des pôles extérieurs les plus proches, à commencer par Lyon. Sous l’Ancien Régime, les réglementations en vigueur n’avaient d’ailleurs fait que renforcer cette prépondérance. Dès le XVIIe siècle, la législation royale contraignait ainsi les commerçants à faire

transiter leurs marchandises par Lyon, pour pouvoir les faire entrer ou sortir du Dauphiné, en tant que province réputée étrangère. Si les prohibitions s’assouplirent au cours du siècle suivant, Lyon n’en continuait pas moins à exercer une forte influence commerciale sur les espaces dauphinois580. D’une part, la ville alimentait les localités de la vallée du Rhône et du Bas-Dauphiné, notamment dans certains secteurs bien particuliers : la librairie, la mercerie581, le commerce des étoffes fines582. Ces flux semblent se maintenir au moins jusqu’au début des années 1790. Le tableau du maximum du district de Grenoble583 mentionne ainsi l’origine lyonnaise de nombreux vêtements (vestes, robes), étoffes (serges, cadis, taffetas) ou articles de mercerie. Sans compter que les marchandises venues du Nord et du Nord-Ouest de la France transitaient probablement par Lyon. Le rayonnement de la ville était moins marqué dans le Haut-Dauphiné ; la place rhodanienne fournissait néanmoins au district de Gap cuirs, bière, chapeaux, ainsi que divers produits chimiques584. Dans le même temps, les Dauphinois trouvaient aussi à Lyon des débouchés pour leurs propres stocks ou productions, tout spécialement dans le secteur du textile. En conséquence, nombreux étaient les

580Favier (René), 1993, p. 367-368. Avant 1789, le constat ne peut s’appuyer sur des considérations statistiques générales, faute de source archivistique adéquate. En revanche, tous les fonds privés et les mémoires consultés tendent à confirmer l’importance cruciale de Lyon pour l’approvisionnement du Dauphiné, en particulier dans la vallée du Rhône et le Bas-Dauphiné.

581Au milieu du XVIIIe siècle, René Favier souligne que parmi les destinataires des négociants lyonnais en mercerie « figuraient tous les grands noms du commerce grenoblois : Réal et Dideron, Dupuis, Carny frères, Dolle, Raby,

Perier frères », Favier (René), 1993, p. 369.

582Favier (René), 1993, p. 370-372. 583Arch. nat., F12

15447

. 584Arch. nat., F12 1519.

négociants qui s’étaient directement établis sur place585. C’était par exemple le cas des Pinet, de Sainte-Guitte (un des correspondants de Jean-Jacques Chauvet)586, ou bien encore des Jordan, liés aux Perier par le mariage de Pierre Jordan (1727-1791) et Marie-Élisabeth Perier (1748-1796), en octobre 1765587, et originaires des Hautes-Alpes.

Les historiens ont beaucoup évoqué la domination lyonnaise sur la distribution en Dauphiné, de même que dans l’exportation des produits de l’industrie textile – sans parler du secteur financier. Les travaux de René Favier ont permis de nuancer l’hypothèse, sans néanmoins la rejeter stricto

sensu, mais en soulignant que d’autres grandes villes, d’autres régions, polarisaient aussi une partie

des circuits d’approvisionnement régionaux, avec plus ou moins d’intensité588. Dans ces conditions, une partie des flux marchands échappaient aux acteurs locaux, dans des domaines variés. Sous l’Ancien Régime, une bonne part des fournitures militaires était ainsi acheminée en Dauphiné par des négociants extérieurs, à l’instar du négociant montpelliérain Guillaume Sabatier fils, au début des années 1780589. D’autres secteurs marchands, moins rentables, et qui se situaient souvent entre le commerce de gros et de détail, étaient également concernés. Dans les zones méridionales du Dauphiné, notamment le long de la Durance et de ses affluents, c’étaient par exemple les commerçants provençaux qui apportaient sur les marchés locaux des denrées agricoles (fruits, grains) ou les produits de la pêche méditerranéennes (poissons salés). Quant au commerce du bétail, dans le Haut-Dauphiné, il consistait principalement à « aller acheter de petits mulets, chevaux ou

juments dans le Poitou et dans l’Auvergne », qui servaient de bêtes de somme, avant d’être

revendus au printemps ou à l’automne par-delà la frontière piémontaise590. Déjà décrits au début du

XVIIIe siècle, les flux s’étaient maintenus jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Reste que ces

transactions étaient assumées, dans une large mesure, par de simples marchands spécialisés, généralement désignés comme tels. À l’exception des fournitures aux armées – secteur dans lequel les Dauphinois étaient loin d’être inactifs – et de l’écoulement d’une partie des étoffes et vêtements lyonnais, peu de négociants étrangers venaient placer leurs capitaux dans la province, qui n’offrait que des possibilités d’expansion limitées.

Les liens tissés avec les places et les partenaires non-dauphinois n’avaient donc pas pour unique conséquence d’induire une dépendance ou un affaiblissement du négoce provincial, qui jouissait en réalité d’un certain degré d’autonomie. Les acteurs locaux étaient très impliqués dans

585Aucun décompte précis des négociants lyonnais d’origine dauphinoise n’existe : il faut donc se contenter d’établir cette liste (non-exhaustive) de cas particuliers.

586Arch. de la CCIMP, L 19/62/07 à 12. 587Arch. dép. de l’Isère, 11 J 28, dossier n° 3. 588Favier (René), 1993, p. 379-385.

589Arch. dép. de l’Hérault, 2 J 82. 590Arch. mun. de Briançon, HH 20.

les échanges extra-régionaux, non seulement avec leurs interlocuteurs lyonnais591, mais aussi avec les autres villes et marchés voisins. Dans ces conditions, une partie des Dauphinois avaient choisi de s’installer directement à l’extérieur de leur province d’origine. Dans les années 1780, d’importantes communautés dauphinoises existaient ainsi à Lyon et Marseille, mais aussi dans les villes espagnoles (plusieurs familles venues du Haut-Dauphiné avaient migré à Madrid, Cadix, etc.), à Turin (principalement des Briançonnais) ou encore à Genève (en ce qui concerne les acteurs protestants)592. Le rapport entre ces négociants de l’extérieur et les négociants de l’intérieur est difficile à évaluer précisément. Une comparaison des volumes d’affaires respectifs est sans objet, dans la mesure où elle n’est possible que pour un nombre très réduit de cas et ne permet de tirer aucune conclusion décisive. En dehors comme à l’intérieur de la province, coexistaient en effet des acteurs particulièrement puissants et d’autres beaucoup plus modestes593. L’articulation entre acteurs intérieurs et extérieurs jouait en tout cas un rôle clef dans l’organisation des exportations et des importations dauphinoises.

On ne saurait dès lors penser les relations entre les négociants du Dauphiné et leurs partenaires extérieurs uniquement en termes de « subordination » ou d’« autonomie » des milieux d’affaires. Ces relations peuvent effectivement exprimer des rapports de dépendance inter-régionale. En revanche, elles sont loin de signifier que les réseaux commerciaux dauphinois gravitaient dans le sillage de réseaux d’affaires lyonnais, marseillais ou suisses… Derrière les phénomènes d’attraction que l’on peut observer, ce sont des relations entre sociétés de commerce qui apparaissent. Or, bon nombre d’entreprises « extérieures » étaient en réalité dirigées par des négociants venus du Dauphiné, qui avaient maintenu des liens solides avec leur région d’origine et qui étaient à ce titre parfaitement intégrés aux milieux d’affaires de la province. Bien plus, il faut souligner que ces entreprises dauphinoises « extérieures » entretenaient aussi entre elles d’étroites relations. En témoigne, entre autres exemples, les liens épistolaires et financiers qui unissaient, entre la fin des années 1780 et le début des années 1790, la société Chauvet et Cie (au Cap-Français, puis à Marseille) à la société Sainte-Guitte et Cie (à Lyon)594. Au premier abord, ces échanges s’inscrivaient dans le cadre des interconnexions entre le port provençal et la place lyonnaise. En réalité, pourtant, toutes ces transactions prenaient place à l’intérieur des circuits d’affaires dauphinois.

591À ce sujet, voir les remarques de René Favier sur la dépendance du Dauphiné vis-à-vis de Lyon et ses supposés effets « désastreux » (Favier (René), 1993, p. 367-388)

592Ces diverses orientations feront l’objet de développements supplémentaires dans la suite du présent chapitre. 593Dans l’ensemble, les maisons de commerce les moins importantes se situaient plutôt à l’intérieur du Dauphiné. Le

fait résulte néanmoins d’un double biais, inhérent d’une part aux conditions de conservation des archives des entreprises (les « petites » sociétés ayant plus rarement laissé des archives complètes), d’autre part à notre méthode de repérage des fonds privés (les fonds privés repérés à l’extérieur de la province sont sauf exception ceux d’entreprises de grande ou de moyenne importance, auxquelles le reste de la documentation faisait fréquemment référence).

Il faut en tirer deux conclusions complémentaires. La première consiste à constater qu’il est impossible d’appréhender l’ampleur des flux commerciaux contribuant à la puissance du négoce dauphinois, en se limitant à répertorier les mouvements marchands à l’entrée et à la sortie de la province. La seconde conclusion vise à souligner que le cadre d’analyse le plus pertinent, pour étudier le négoce et sa spatialisation, n’est pas tout entier contenu dans les frontières d’une province : il convient impérativement d’examiner ses ramifications extérieures, nationales ou internationales.

Dans ces conditions, l’identification du négoce à un territoire défini, reconnu administrativement, est-elle encore légitime ? Autrement dit, l’appartenance des commerçants étudiés à une même province ne se dissout-elle pas dans une vaste chaîne de relations, partiellement déterritorialisée595 ? La question n’est évidemment pas sans importance, puisqu’elle conditionne dans une large mesure la façon dont doit être traité notre sujet. C’est au fond l’existence même du négoce dauphinois et la matérialisation spatiale des relations sociales qui structuraient le groupe qui se trouvent ici mises à l’épreuve.

L’existence de réseaux négociants, constitués par-delà les délimitations provinciales, ne fait assurément aucun doute. On aurait tort, cependant, de sous-estimer l’impact de l’organisation territoriale et des stratifications sociales en Dauphiné, sur l’agencement des réseaux commerciaux nationaux ou internationaux. La plupart du temps, l’influence des familles dans les systèmes de relation reconduisait à l’extérieur de la province les hiérarchies locales ou régionales596. Dans le même temps, elle contribuait à maintenir durablement les liens avec la région d’origine. En ce sens, territoire d’origine et systèmes de relation demeuraient étroitement imbriqués597.

En outre, les divisions internes à l’espace dauphinois lui-même ne paraissent pas avoir pesé de manière très significative sur la cohésion des réseaux commerciaux. En particulier, l’opposition entre le Dauphiné alpin et le Dauphiné rhodanien ou préalpin, pour être réelle, ne constituait pas une césure aussi radicale qu’on l’a cru parfois. Des relations régulières existaient entre Grenoble et le Haut-Dauphiné, comme le montre la correspondance de la famille Pinet et les relations étroites que les Perier cultivaient dans les régions montagneuses du Gapençais et de la Bochaîne598.

595Au sens où la notion a été employée en géographie (pour une synthèse, voir la définition proposée sur le site Géoconfluences : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/deterritorialisation).

596Le phénomène est difficile à saisir de façon globale. Les exemples connus confirment néanmoins cette hypothèse interprétative. Quelques cas peuvent être mentionnés, à titre d’illustration. À Lyon, les fils de Pierre-Daniel Pinet avaient établi des liens avec plusieurs autres familles apparentées, comme les Mounier et les Sainte-Guitte (Favier (René), 1993, p. 378, d’après arch. dép. de l’Isère, 14 J). À Saint-Domingue, la correspondance et la comptabilité Chauvet et Lafaye (arch. de la CCIMP, L 19/62/03 et 07) révèle de même que les Dauphinois présents sur place continuaient à correspondre et à se fréquenter. (Des liens avec les Ruelle ou Barrillon sont notamment attestés.) 597Ce qui revient à rejeter l’idée d’une opposition entre les réseaux (conçus ici dans un sens métaphorique, comme un

simple synonyme des systèmes ou chaînes de relations) et les territoires.

598L’exemple choisi nous semble revêtir une valeur plus générale, dans la mesure où la maison Pinet était la plus importante du Haut-Dauphiné, tandis que les Perier dominaient les milieux d’affaires grenoblois. Dans ces

Il existait enfin un sentiment subjectif d’appartenance à une communauté marchande particulière, qui transparaissait notamment dans les écrits personnels des acteurs. Citons pour mémoire l’éloge que le négociant Jacques Abel faisait, en 1787, de la « bonhommie » et de la simplicité rustique des « montagnards » dauphinois, par opposition à la corruption marseillaise599. Quant à Stendhal, il évoquait le « cachet dauphinois600 », c’est-à-dire l’ensemble des traits distinctifs des habitants de la province. L’expression de principe d’identité, que l’on ne peut saisir que de manière fugace à cause des lacunes archivistiques, était renforcée par l’endogamie du groupe et plus généralement par le fonctionnement des systèmes de relations, tels que nous l’avons décrit au cours du chapitre précédent.

(c) Capital spatial et renforcement collectif.

En fin de compte, le négoce dauphinois se définissait à la fois par une identification commune à une origine géographique et par sa capacité à dominer l’organisation des flux marchands et l’enchaînement entre des circuits de distribution locaux, régionaux, nationaux et internationaux. En d’autres termes, le groupe prenait forme autour de représentations et d’usages collectifs de l’espace. Le négoce dauphinois, en dépit de son extension géographique, se démarquait ainsi des milieux d’affaires extérieurs, recentrés sur d’autres régions ou d’autres villes.

Dans le même temps, les acteurs étudiés se différenciaient aussi des autres commerçants, également issus du Dauphiné, mais qui n’appartenaient pas au négoce. Dès les dernières décennies de l’Ancien Régime, le groupe se caractérisait par une internationalisation partielle et progressive, ainsi que par une importante multiterritorialité601. De ce point de vue, les négociants tendaient à se distinguer clairement de l’univers des marchands et des petits marchands, exclusivement ou