• Aucun résultat trouvé

Structures du négoce dauphinois.

Carte 1. 4 Les bureaux de marque des étoffes (1778-1786).

Pour France et Philippe Bouchardeau, dans la Drôme, « cette lutte contre les

réglementations et particulièrement contre les barrières douanières intérieures au royaume est l’occasion d’un rapprochement (temporaire et informel le plus souvent sous forme d’assemblées)

entre les manufacturiers ou négociants d’une même région353 ». L’hypothèse est d’autant plus solide

que les associations formelles de commerçants n’existaient pas en Dauphiné. (Dans la Drôme, seule la Société littéraire de Valence, fondée dans les années 1780, avait entrepris une réflexion spécialisée sur le commerce et l’industrie, en parallèle à ses autres centres d’intérêt354.)

Si on généralise le propos à l’ensemble du Dauphiné, on pourrait donc affirmer que la lutte dirigée contre les institutions d’Ancien Régime, aurait contribué à faire émerger, puis à renforcer, la cohésion du groupe. Le rapport entre identité et mobilisation collectives constitue un objet d’étude bien exploré par la sociologie et l’histoire sociale, depuis les premières réflexions sur le sujet au

XIXe siècle jusqu’à nos jours355. D’un point de vue socio-historique, la relation se trouve au cœur des

réflexions, en particulier pour ce qui concerne l’émergence de la classe ouvrière, notamment sous l’influence théorique de la sociologie marxiste. Les enquêtes dont nous disposons soulignent de même le rôle central des combats collectifs dans la genèse d’autres classes ou groupes sociaux, y compris d’ailleurs parmi les milieux dominants. Les travaux de Michel Pinçon et Monique Pinçon-

353Bouchardeau (France), Bouchardeau (Philippe), 1981, p. 18. 354Bouchardeau (France), Bouchardeau (Philippe), 1981, p. 19.

Charlot sur la haute bourgeoisie356, ou l’enquête de Luc Boltanski sur les cadres357, montrent bien comment l’action en commun des agents renforce la cohésion du groupe dont ils font partie.

Quoique les modalités de mobilisation puissent différer très sensiblement (ne serait-ce qu’à cause d’une conception différente de l’action politique naissante), les enquêtes consacrées à la fin de l’époque moderne et au début de l’époque contemporaine aboutissent à des constats proches. Plusieurs recherches récentes en apportent confirmation, à l’instar de la thèse de Vincent Danet sur le « second peuple de Nantes358 », ou bien le travail de Samuel Guicheteau sur les ouvriers nantais359. Il existe en définitive une relation insécable entre l’affirmation d’un groupe pour soi et la défense collective des intérêts du groupe en question360.

Néanmoins, ces remarques ne visent pas à identifier la mobilisation commune à une pure opposition aux institutions publiques, envisagées exclusivement comme des intrus au sein d’un champ que le groupe polarise et s’approprie. L’attitude du négoce dauphinois s’avère un peu plus nuancée.

c) « C’est selon »361.

Il convient en effet de souligner que le rejet des institutions d’État n’avait rien de systématique. Si l’image d’une bourgeoisie dauphinoise libérale a émergé et s’est perpétuée, c’est sans nul doute sous l’effet de la pré-révolution de 1788, dont on connaît les répercussions considérables, et qui réservait à la province une place à part dans la mémoire collective. Peut-être faut-il également y voir le souci de retrouver dans la personne du négociant libre-échangiste l’anticipation de l’entrepreneur contemporain.

Quoi qu’il en soit, il est nécessaire de tempérer la légende, et de montrer à quel point l’antagonisme entre libre-échangisme et protectionnisme est mal adapté, pour caractériser les revendications commerciales, dans l’Europe préindustrielle362. Quelques années avant leur texte de 1788, les marchands de Grenoble avaient par exemple rédigé un Mémoire sur la nécessité de

défendre la sortie des peaux de chevreaux et d’agneaux mégissés du royaume et sur le bien qui

356Pinçon (Michel), Pinçon-Charlot (Monique), Sociologie de la bourgeoisie, Paris, La Découverte, 2007 (3e éd.) ; Pinçon (Michel), Pinçon-Charlot (Monique), Grandes fortunes : dynasties familiales et formes de richesses en

France, Paris, Payot, 1996.

357Boltanski (Luc), 1982.

358Danet (Vincent), Le second peuple de Nantes au XVIIIe siècle : environnements du quotidien et interactions sociales,

thèse de doctorat (histoire), université de Nantes, 2011.

359Guicheteau (Samuel), La révolution des ouvriers nantais. Mutation économique, identité sociale et dynamique

révolutionnaire (1740-1815), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.

360Pinçon (Michel), Pinçon-Charlot (Monique), 2007, p. 101. 361Hirsch (Jean-Pierre), 1991, p. 8.

362Roux (Xavier), La corporation des gantiers de Grenoble, avant et après la Révolution, Grenoble, G. Dupont, 1887, p. 68.

résulterait de l’entrée franche de ces mêmes peaux venant de l’étranger363. Comme le suggère son titre, le document se plaçait dans une perspective interventionniste. Suivant les recommandations des commerçants locaux, le Conseil du roi se résolut à prendre des mesures de protection, par un édit de 1786, qui devait renforcer la compétitivité de la production locale, en particulier par rapport à la concurrence étrangère, motif incessant d’inquiétudes et de réactions politiques364. Les conséquences de cette décision s’avérèrent toutefois moins profitables que prévu. En définitive, de nouvelles protestations aboutirent à l’annulation de l’édit en 1788365. L’exemple illustre à merveille l’attitude ambivalente des milieux d’affaires, partagés entre les « deux rêves du commerce », tels que les a identifiés Jean-Pierre Hirsch366.

L’attitude des acteurs commerciaux à l’égard des interventions de l’État, de l’intendance, ou des autorités municipales367, n’était donc pas gravée dans le marbre. Elle obéissait moins à un parti pris idéologique qu’à une réflexion collective sur la situation locale du commerce. Alors que dans le Bas-Dauphiné, l’opposition à l’interventionnisme étatique se déchaînait, le climat semblait plus apaisé dans le Haut-Dauphiné, où se faisait sentir la concurrence du royaume de Sardaigne368. Certes, les structures corporatives n’y bénéficiaient pas d’une meilleure implantation (au contraire). Mais devant la pression extérieure, les appels aux autorités s’avèrent beaucoup plus fréquents. Pendant tout le XVIIIe siècle, les marchands de chapeaux de Serres, ou les commerçants de draps et

de toiles de Briançon369, subirent ainsi les conséquences de la politique douanière conduite par les ducs de Savoie. Dans de telles conditions, les acteurs n’avaient d’autre option que de s’en remettre à la monarchie française, pour la sauvegarde de leurs entreprises. Dans certains secteurs, les exemples de requêtes individuelles foisonnent, comme pour ce qui concerne l’industrie et le commerce de luxe370. En 1784, la fabrique de cristal de roche371 de Caire-Morand obtint ainsi le titre de manufacture royale, à la requête du négociant briançonnais. L’obtention du privilège induisait certes

363Côte (Léon), L’industrie gantière et l’ouvrier gantier à Grenoble, Paris, Bellais, 1903., p. 24 ; Roux (Xavier), 1887, p. 74.

364Roux (Xavier), 1887, p. 27-31, p. 75-77. 365Roux (Xavier), 1887, p. 71-78.

366Hirsch (Jean-Pierre), 1991.

367Le comportement des commerçants de Vienne en 1784 nous en fournit une illustration exemplaire. Confrontée à une hausse générale des loyers, l’assemblée des notables (parmi laquelle on repère les principaux noms du négoce local) décide, le 6 décembre, de « passer un bail à loyer » pour mettre à disposition des marchands le « bas de la maison […] de Jean Bourge, chaudronnier ». L’opération était justifiée « pour le bien du commerce » (arch. mun. de Vienne, LL (non-classé), commerce, industrie, agriculture). Les institutions municipales ne jouaient donc pas un simple rôle d’encadrement et les milieux d’affaires pouvaient compter sur leur influence publique pour faire accepter des prises de décision conformes à leurs intérêts.

368Le mémoire rédigé par l’avocat Antoine Achard de Germane imputait ainsi l’appauvrissement du Haut-Dauphiné « la liberté de l’exportation des laines », et réclamait par conséquent de nouvelles réglementations, afin de protéger les commerçants et les fabricants locaux (Mémoire de la société littéraire de Grenoble, Grenoble, J. Allier, 1787, p. 61). Pour des explications plus détaillées à ce propos, voir infra, partie 3, chapitre 8.

369Routier (Jacqueline), 1997, p. 263. 370Szramkievicz (Romuald), 1985, p. 209.

une série de contraintes sociales ou économiques. Mais les avantages qu’en retirait Caire-Morand contrebalançaient largement ces inconvénients372. La protection royale permettait entre autre de garantir la qualité des produits et de faire face à la concurrence étrangère, anglaise, italienne ou suisse373.

Par ailleurs, les commerçants n’hésitaient pas à solliciter les autorités pour obtenir un arbitrage, dans des situations conflictuelles qui ne pouvaient être surmontées par la force de l’auto- organisation. C’était au fond le cas dès lors que les acteurs portaient des litiges devant le parlement dauphinois : un cadre institutionnel formel et public venait trancher une situation que le dialogue entre négociants n’avait pu dénouer plus tôt374. Mais il existe aussi des exemples où la confrontation entre deux groupes de commerçants finit par s’étendre au champ institutionnel public. Au milieu du

XVIIIe siècle, les marchands-drapiers de Valence entendaient ainsi faire corps et communauté, afin

d’exclure du marché local des acteurs concurrents et de pouvoir saisir à leur profit leurs marchandises375. En réaction, les autres commerçants avaient alors rédigé un mémoire, adressé aux consuls de la ville. Le document liait fort opportunément « liberté du commerce » et « intérêt

général », mais ce libéralisme affiché semblait se fondre davantage dans des rapports de force

locaux (particuliers), que procéder de positions idéologiques inébranlables et universelles.

Du reste, les commerçants dauphinois jouaient au besoin sur plusieurs tableaux à la fois. En apposant sa signature à la réponse de 1788, Claude Perier cautionnait par exemple la suppression de toutes les frontières intérieures, « entraves » à la circulation des biens marchands376. Mais dans le même temps, le négociant grenoblois jouissait de droits sur le péage de Serres (ou péage du Gapençais), qu’il avait obtenu de la maison de Villeroi en 1780, après le rachat des biens des Lesdiguières377.

L’état des institutions commerciales en Dauphiné est lié à ce comportement opportuniste. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une « pénurie institutionnelle », qui supposerait une inadaptation des institutions aux besoins des acteurs, et ne permettrait pas de comprendre leurs revendications. Pourquoi parler de « pénurie », alors que les négociants dénoncèrent à plusieurs occasions l’accumulation de lois et de cadres normatifs ? Il serait tout aussi illusoire de voir dans le négoce dauphinois un milieu imprégné de libéralisme, qui se serait acharné à endiguer toute création de nouvelles règles ou organisations. Comme l’ont bien montré Philippe Minard et Jean-Pierre

372Szramkievicz (Romuald), 1985, p. 212. 373Arch. nat., F12

5.

374On peut se référer par exemple au procès engagé par Pierre-Daniel Pinet en 1785 contre des commerçants d’Embrun : arch. dép. de l’Isère, 14 J 5, lettre du 4 juin 1785 à Borel (Grenoble).

375Arch. mun. de Valence, HH 2.

376Réponse des négociants de la ville de Grenoble, 1788, p. 3. 377Arch. dép. des Hautes-Alpes, L 1418.

Hirsch378, à partir d’une analyse des chambres de commerce, la promotion du « laissez-faire » par les négociants du XVIIIe siècle s’apparente surtout à un « laissez-nous faire »379. À la fin de l’âge

moderne, la plupart des négociants français ne rejetaient pas systématiquement le rôle des institutions étatiques et intermédiaires dans leurs activités. Ils avaient surtout à cœur de défendre leurs intérêts, ce qui supposait une attitude variable à l’égard de la puissance politique ou administrative. Protection ou rejet des réglementations ? « C’est selon380 ». Les Dauphinois ne font pas exception. On a parfois cru pouvoir déceler, dans leurs pratiques, un esprit de système particulier, souvent mis en relation avec leurs positions politiques avancées et leur participation aux assemblées de Romans, puis de Vizille381. Au juste, la défiance des négociants à l’égard des institutions formelles et étatiques relevait avant tout de situations circonstanciées – ce qui explique d’ailleurs les revirements idéologiques apparents, dans la première moitié du XIXe siècle.

d) Une puissance privée et informelle.

Pour comprendre la réalité du rapport aux institutions d’État et plus largement aux institutions formelles (publiques ou non), il faut en fait ne pas se focaliser sur une analyse en terme de mentalités ou de principes politiques. Non que ces aspects idéologiques soient négligeables en soi : ils fournissent en particulier, comme nous l’avons vu, de multiples ressources argumentatives, dès lors que les négociants doivent justifier leur conduite auprès de leurs pairs ou des autorités. Cependant, une étude exclusivement recentrée sur ces aspects laisserait dans l’ombre un pan essentiel de l’environnement institutionnel des acteurs.

Il faut en effet commencer par constater que le développement d’un libéralisme dauphinois, critique vis-à-vis des interventions étatiques, allait de pair avec l’existence d’alternatives aux institutions commerciales formelles habituelles. Les Dauphinois, en fonction de leurs situations respectives, déployaient des stratégies de contournement ou de compensation, qui leur permettaient de pallier l’absence ou le faible développement des structures locales. Trois principaux cas de figure méritent notamment d’être relevés.

Premièrement, le rejet des institutions commerciales par le négoce impliquait de pouvoir recourir à d’autres institutions formelles non-spécialisées pour faire valoir des positions collectives. Les institutions communales jouaient à ce titre un rôle de premier plan dans la défense des intérêts

378Bergeron (Louis), Bourdelais (Patrice) (dir.), La France n’est-elle pas douée pour l’industrie ?, Paris, Belin, 1998, p. 135-158.

379Voir également Lemercier (Claire), 2001, p. 15. 380Hirsch (Jean-Pierre), 1991, p. 8-9.

381Nous reviendrons plus longuement sur l’attitude des négociants au cours de ces assemblées pré-révolutionnaires : voir infra, partie 2, chapitre 5.

commerciaux, grâce à l’influence des négociants au sein des municipalités rurales ou urbaines. Si l’on se réfère aux données fournies par l’Almanach du Dauphiné de 1789382, on peut estimer que les négociants représentaient un peu plus de 6,9 % (N = 101) des différents corps de ville (maires, échevins, conseillers, notables). Le chiffre peut paraître faible, mais il faut tenir compte du grand nombre de cas indéterminés383 (57,4 %). Il s’agissait en réalité d’un des deux principaux groupes identifiés comme tels dans l’almanach, avec les avocats (qui formaient eux aussi 6,9 % des effectifs). En dépit de son aspect rudimentaire384, la source nous fournit tout de même un ordre de grandeur et de précieux renseignements sur la manière dont les liens entre négoce et institutions publiques étaient perçus. Ces relations révèlent toute leur efficacité en cas de conflit. En mai 1785, les marchands de Romans n’auraient sans doute pas été capables de faire valoir leurs requêtes sur l’organisation locale des foires, sans la médiation de la municipalité auprès du Conseil du roi385.

Deuxièmement, les acteurs étaient disposés à se réunir, dans des associations ponctuelles, informelles et provisoires, qui palliaient l’absence de corps constitués influents, ou qui insufflaient aux structures corporatives plus de dynamisme. C’était du reste la logique qui présidait à la plupart des soulèvements ou des protestations des années 1770 et 1780 : des assemblées de marchands apparaissaient le temps de donner à voir les revendications des commerçants, puis disparaissaient une fois la situation dénouée.

Enfin, il faut relever que les principaux négociants issus du Dauphiné évoluaient dans un environnement institutionnel qui outrepassait les limites de la province. Les acteurs devaient se plier aux règles qui dominaient les places françaises et étrangères où ils étaient implantés. Tous les fonds privés de négociants, ainsi que les témoignages collectés, mettent en évidence la bonne intégration des acteurs aux institutions commerciales extérieures, dès lors que celles-ci pouvaient favoriser leurs initiatives. Les activités d’Antoine Ignace Anthoine en Méditerranée et en mer Noire l’avaient par exemple initié aux liens étroits qui unissaient les échanges commerciaux aux institutions publiques. Le négociant se montrait d’autant plus attentif au maintien de relations entre les milieux d’affaires et les autorités. Auteur d’un Essai historique sur le commerce et la navigation de la mer

Noire (1805), il revenait ainsi sur le mémoire qu’il avait soumis aux autorités russes, au début des

années 1780 :

382Almanach général et historique de la province du Dauphiné, 1789

383C’est-à-dire de cas où aucune mention ne figure, en plus des titres spécifiant le rôle au sein du corps de ville. 384L’almanach ne dresse pas une liste systématique des individus qui appartiennent au corps de ville dans l’ensemble

des communautés. Une partie seulement des principales villes est concernée, ce qui minimise peut-être la proportion de négociants, du moins si l’on se fie aux mesures réalisées dans les années 1800 (selon lesquelles les négociants assument surtout des fonctions politiques dans les communes les moins peuplées des départements dauphinois), ainsi qu’aux observations tirées des fonds privés. Voir en particulier les archives de Jacques Abel (arch. dép. des Hautes-Alpes, 38 J) ou de Borel du Bez (arch. dép. des Hautes-Alpes, F 3484).

Je représentais qu’il n’était rien de plus consolant pour le négociant que de pouvoir compter sur une justice prompte, sommaire, exercée sans trop de formalités et à peu de frais, par des juges de sa profession ; qu’il n’était rien de plus satisfaisant pour lui et de plus utile pour l’État qu’une institution chargée de veiller à la prospérité du commerce, occupée à indiquer les sources qui doivent le fertiliser, et les digues à opposer aux torrens qui le menacent et le ravagent ; qu’une institution par l’intermédiaire de laquelle sa voix peut être portée jusqu’au pied du trône et être écoutée386.

Toute la question est de comprendre d’une part comment ces milieux institutionnels s’articulaient les uns par rapport aux autres, d’autre part comment les acteurs étaient en mesure de s’adapter à des environnements si différenciés. Pour résoudre ce problème, il est indispensable de souligner et d’envisager l’imbrication entre le champ institutionnel formel et le champ institutionnel informel.

Les difficultés éprouvées en vue de s’adapter au mieux à des institutions diversifiées ne doivent en effet pas être sous-estimées. Le mémoire d’Antoine Ignace Anthoine donne de nouveau un excellent exemple, qui explicite ce qui, dans d’autres cas, ne nous est pas perceptible. Avant de fonder une société à Chelson, en juillet 1782, destinée à pratiquer le commerce sur la mer Noire, sous pavillon russe387. Auparavant, Anthoine avait pris soin de s’informer sur le milieu institutionnel qui régissait les transactions dans la région. En témoigne son séjour à Pétersbourg :

J’en profitai pour m’instruire de tout ce qui avait trait aux ordonnances de la marine et du commerce, au droit du Sund, aux usages pour le fret, pour les contrats, pour les avances, pour le change, pour les ventes, pour les paiemens des débiteurs, pour les traités par courtier, pour la douane, pour le transport des marchandises à Cronstad, pour leur pesage, leur port et leur emmagasinement à Pétersbourg, pour les emprunts et autres objets.

Nous constatons que le travail du négociant vise aussi bien l’intégration aux institutions formelles et étatiques que l’assimilation de règles informelles, des « usages ». L’attitude des autres acteurs témoignent de préoccupations voisines. Dans les années 1770, le jeune Jean-Joseph-André Pinet (1750-1816) ne souhaitait-il pas rester à Lyon pour pouvoir se familiariser avec les codes qui régissaient le commerce local388 ? De même, l’installation de Chauvet et Lafaye389 à Saint- Domingue, en 1785, mobilisa toutes les ressources dont les deux négociants dauphinois disposaient, afin d’affermir leur crédit parmi les milieux d’affaires locaux – ce qui supposait de bien connaître

386Anthoine (Antoine Ignace), 1805, p. 58-59. 387Anthoine (Antoine Ignace), 1805, p. 71-72. 388Arch. dép. de l’Isère, 14 J 207.

389Les deux négociants étaient issus de la vallée du Buëch, en Haut-Dauphiné, une région où les liens avec les Caraïbes semblent relativement nombreux. D’autres familles de marchands, également implantés dans les Îles, provenaient de localités voisines, comme les Barrillon ou les Ruelle, par exemple.

les lois (formelles ou non) qui organisaient les rapports entre les agents390.

Ces différents exemples appellent deux conclusions. Tout d’abord, une étroite complémentarité apparaît entre institutions formelles et informelles. À côté de l’État, la famille, les communautés confessionnelles, les normes tacites, conditionnaient dans une large mesure l’agencement des échanges marchands. Quelle aurait été l’assise locale de la corporation des marchands toiliers, sans le puissant système de relations développé autour de la famille Perier, qui faisait figure dans la région d’une organisation régulatrice de premier ordre391 ? Comment comprendre le poids réel des assemblées de marchands tenues à Crest en 1778, si l’on ne prend pas en considération les liens familiaux et confessionnels qui unissaient les négociants locaux au négoce et à la banque protestante, à Genève et en Italie du Nord ?

En second lieu, l’appropriation des institutions qui régissaient le commerce faisait en elle- même appel à des mécanismes qui outrepassaient de très loin l’État ou les corps intermédiaires. Pour se lancer dans les affaires (ou dans de nouvelles affaires), les négociants avaient besoin de