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Le rôle de Camilla dans l'Énéide, Analyse de la construction du personnage par les récurrences lexicales et sémantiques

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Academic year: 2022

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Master

Reference

Le rôle de Camilla dans l'Énéide, Analyse de la construction du personnage par les récurrences lexicales et sémantiques

ROELOFFS, Shaïna

Abstract

Ce mémoire tente d'éclairer quelles motivations poétiques et narratives conduisent Virgile à attribuer certaines caractéristiques un personnage. L'étude porte sur Camilla (ou Camille), une guerrière Volsque qui lutte contre le camp Énée (Aen. 7.803-17, Aen. 11.432-915). Elle se base sur une analyse de répétitions lexicales et sémantiques des passages qui mentionnent Camilla ; ces répétitions sont réunies en trois thèmes (la vitesse, les armes et les vêtements). Les trois premiers chapitres du mémoire explorent les correspondances intratextuelles ; une attention particulière est portée aux valeurs métaphoriques et historiques de chaque élément, à l'intérieur du poème virgilien et plus largement. Le dernier chapitre cherche à préciser le rôle joué par le personnage dans le poème. À cette fin, les thèmes précédemment développés (les connotations de sa vitesse, l'origine de ses armes et vêtements, sa proximité avec d'autres personnages du poème) sont évalué à l'aune des grands enjeux de l'Énéide. L'étude de la construction du personnage aboutit ainsi à deux conclusions : d'une [...]

ROELOFFS, Shaïna. Le rôle de Camilla dans l'Énéide, Analyse de la construction du personnage par les récurrences lexicales et sémantiques. Master : Univ. Genève, 2021

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:155003

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Le rôle de Camilla dans l’Énéide

Analyse de la construction du personnage par les récurrences lexicales et sémantiques

Détail du fourreau de l’épée de Tibère.

Shaïna Roeloffs

Mémoire de master en langue et littérature latines sous la direction du professeur Damien Nelis

Session de février 2021

Université de Genève, Faculté des lettres

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Remerciements

J’adresse mes plus vifs remerciements au professeur Damien Nelis pour son suivi et ses suggestions précieuses tout au long de ce travail, ainsi qu’à Sonia et Thibaut pour leurs relectures minutieuses et leurs encouragements.

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Table des matières

Introduction ... 2

Chapitre 1. La vitesse de Camilla ... 8

1) Introduction de Camilla dans le poème ... 9

2) Le réseau sémantique de la vitesse ... 13

L’animalité ... 17

Conclusion ... 28

Chapitre 2. Camilla et les armes ... 30

1) Les mains d’une guerrière ... 30

2) La transmission des armes à Camilla ... 35

3) L’influence de Camilla après sa mort ... 40

Conclusion ... 45

Chapitre 3. La signification des armes de Camilla ... 47

1) Le javelot pastoral (7.817) ... 47

2) La hache de Camilla : securis, bipennis ... 53

La hache, arme des Amazones ... 55

L’usage de bipennis et de securis dans la littérature latine ... 56

3) Les armes de Diane ... 65

Conclusion ... 68

Chapitre 4. L’apparence de Camilla ... 71

1) Présentation, combats et mort ... 71

Conclusion ... 92

2) L’enfance sauvage ... 94

Conclusion ... 100

3) Interprétation de l’évolution de l’apparence de Camilla ... 101

A) Époque mythopoïétique et propagande ... 102

B) L’âge d’or et l’âge de fer ... 108

Conclusion ... 119

Conclusion ... 121

Bibliographie ... 127

Annexes ... 133

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Introduction

Dans l’Énéide, Camilla est une figure féminine mystérieuse. Les détails donnés à son propos font naître de nombreuses interprétations qui ne suffisent pas à expliquer la présence d’un tel personnage dans le poème. La guerrière Camilla combat le camp d’Énée, mais le traitement narratif de cette ennemie du héros fait naître des sentiments ambivalents.

Non seulement Camilla est un personnage qui sort de l’ordinaire, mais son insertion dans le reste du poème possède ses propres spécificités. Camilla apparaît une première fois, brièvement, à la fin du livre 7. Dans le livre 11, un épisode plus étendu relate ses aventures. Une curiosité insatisfaite m’a poussée à chercher une explication qui ne se concentre pas sur une thématique isolée, mais qui étudie l’agencement et l’interaction des caractéristiques du personnage pour en dégager du sens. L’approche herméneutique que j’ai choisie s’inspire de méthodes définies et employées par Knox et Fenik1.

Knox commence par décrire un épisode marquant ; des échos (qui sont des éléments verbaux répétés ou partageant une connotation forte) induisent la comparaison entre l’épisode de départ et l’épisode duquel provient chaque écho. Ce procédé met en place un réseau métaphorique là où il n’existe à première vue qu’un épisode concret. Selon Knox, Virgile œuvre sur une métaphore ; à chaque apparition cette métaphore subit une transformation. Au lieu de simplement amplifier l’impression produite par les événements, la métaphore fait naître des interprétations qui concernent le poème et son message ou sa morale2.

Fenik étudie les moyens par lesquels les livres 2 et 4 du poème sont connectés. Selon lui, la connexion entre les deux livres se fait grâce à (1) la figure d’Énée, (2) la présence d’une tonalité tragique et de tromperie, (3) l’imagerie et le symbolisme, (4) un parallélisme entre Didon et Priam.

Fenik commence par recenser les études effectuées sur la structure de l’Énéide ; il montre ensuite comment le personnage d’Énée et les motifs de la furor3 et du devoir créent des relations entre les livres 2 et 44.

Mon approche herméneutique effective s’éloigne quelque peu de celles de Knox et de Fenik.

Comme eux, je porte une attention particulière aux symboles récurrents dans le texte. Cependant, mes observations se basent sur des correspondances lexicales et sémantiques dégagées par une

1 Knox 1950, Fenik 1959. Leur approche est couramment désignée sous le terme de « neo-analytical criticism ».

2 Knox 1950, 381-383, 387 et 392.

3 Le mot français « fureur » ne correspondant pas exactement à la conception latine, j’ai choisi de garder le terme latin furor (en lui attribuant le genre féminin pour fluidifier l’expérience du lecteur francophone).

4 Fenik 1959, 3 et 10. Fenik mentionne les études de Conway, Pöschl et Duckworth sur la structure de l’Énéide. Selon Duckworth, le poème est séparé en deux panneaux (1-6, 7-12) où se correspondent les livres 1 et 7, 2 et 8, etc.. Mon travail suggère effectivement un lien entre les livres 5 et 11 ( chapitre 4, partie 3), Fenik 1959, 2-3 ; Duckworth 1954 ; Conway 1925 ; Pöschl 1977.

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analyse intratextuelle de l’épisode de Camilla5. En raison des très nombreux parallèles ainsi suggérés entre cet épisode et le reste du poème, j’ai dû restreindre mon analyse à trois axes principaux. Une synthèse thématique des correspondances lexicales a dégagé trois éléments principaux de la présence de Camilla dans le texte : le corps de la guerrière, ses armes et ses vêtements.

Dans le premier chapitre, je commence par étudier le réseau sémantique et lexical de la vitesse de Camilla en partant de la première apparition de la guerrière (7.803-17). Les correspondances lexicales induisent des comparaisons avec des passages décrivant Neptune et Énée. Dans la deuxième partie du premier chapitre, je cherche à définir quels éléments du poème appartiennent au réseau sémantique de la vitesse de Camilla. Deux adjectifs, uelox et pernix, conduisent ma recherche vers l’animalité, la chasse et les chevaux, qui me mènent à tenter de déterminer la symbolique du cheval dans l’Énéide.

Le deuxième chapitre, constitué de trois parties, étudie le lien de Camilla avec les armes. La première s’applique à la présentation de Camilla et à la définition de son identité paradoxale effectuée par la description de ses mains. La deuxième analyse les premiers contacts physiques de Camilla avec les armes, qui ont lieu durant son enfance ; la troisième partie commente l’influence de la mort de Camilla sur la combativité des femmes de Laurentum.

Dans le troisième chapitre, je tente de déterminer le symbolisme attaché aux armes de Camilla. La première partie est dédiée à son javelot pastoral ; la deuxième à sa hache ; la troisième à son arc, ses flèches et son carquois.

Le quatrième chapitre est constitué de trois parties. Dans la première, une comparaison entre Camilla et Didon est effectuée à partir de caractéristiques vestimentaires communes ; cette comparaison porte sur leur règne et sur les modalités de leur mort. Dans la deuxième partie, je compare les contextes des mentions de peaux de bêtes afin de déterminer le symbolisme attaché à celle que porte Camilla durant son enfance.

Dans la dernière partie du quatrième chapitre, j’interprète l’évolution de l’apparence de Camilla. Mon interprétation prend en compte les thèmes mis en évidence dans les trois premiers chapitres et au début du chapitre 4. Ces thèmes relient le personnage au reste du poème et à son contexte d’écriture. Cette interprétation est une tentative, forcément partielle, d’expliquer le rôle joué par Camilla dans l’Énéide.

5 Cette analyse a été effectuée à l’aide de trois outils : la concordance lexicale de Moskalew, le site Musisque Deoque ainsi que la concordance virgilienne. Moskalew 1982, Wacht 1996. Il ne peut viser l’exhaustivité en raison des nombreux vers qui évoquent la guerrière ; mon analyse des correspondances lexicales a été systématique pour les vers 7.803-17, 11.432-510, 11.517-9, 11.532-607. Les correspondances lexicales entre les autres passages où apparaît Camilla (11.648-724, 759-848, 891-902) et le reste du poème ont été analysées sur la base de la synthèse thématique.

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Avant d’articuler mon analyse, je me permets de résumer les apparitions de Camilla dans l’Énéide et d’offrir quelques informations à propos de son nom et de ses modèles.

Résumé des apparitions de Camilla

Dans l’Énéide, la dernière partie du livre 7 est un catalogue des forces italiennes. Camilla est la dernière arrivée parmi ces guerriers qui combattent aux côtés de Turnus (7.647-817)6. Lors de sa présentation, la reine des Volsques est décrite en guerrière admirée de tous (7.803-17). Elle disparaît de la narration jusqu’à sa seconde introduction, effectuée dans le livre 11, au moment du plaidoyer de Turnus pour la poursuite des combats contre les Troyens. Dans son discours, Turnus mentionne alors l’avantage que constitue la présence de Camilla et de sa cavalerie volsque aux côtés des Latins (11.432-3)7. Plus tard, Camilla et sa troupe de cavaliers rejoignent Turnus, et les deux chefs échangent sur la stratégie du combat à venir et la mise en place d’une embuscade, puis Turnus rejoint son poste (11.498-531).

C’est alors que commence le récit de Diane à la nymphe Opis à propos de l’enfance de Camilla (11.532-96). Diane laisse entendre une première fois son destin tragique (11.535) ; ensuite, elle fait le récit de la fuite de Métabus et de sa fille Camilla. Cette fuite donne lieu à la dédication de Camilla à Diane (11.532-69) qui devient sa servante et est éduquée à la chasse (11.570-84). Diane prédit la mort de Camilla, demande à Opis de venger la guerrière, puis annonce qu’elle récupérera elle-même le corps de Camilla pour le mettre au tombeau (11.587-96).

Le récit de la guerre reprend ; une scène de bataille montre l’avancée et la retraite des Troyens (11.597-647), suivie par l’aristeia de Camilla et sa comparaison à un épervier qui chasse (11.648- 724). Arruns apparaît, qui poursuit Camilla tandis qu’elle-même poursuit sa proie, Chlorée, un prêtre de Cybèle (11.759-84) ; Arruns blesse fatalement Camilla (11.785-98). Avant de mourir, Camilla prononce ses derniers mots à sa compagne Acca (11.799-835) ; puis Opis plaint sa mort et tue Arruns (11.836-67).

Les Latins battent en retraite vers les remparts de Laurentum qui est prise d’assaut (11.868- 90) ; les femmes de Laurentum imitent Camilla en lançant des traits et d’autres objets depuis les remparts (11.891-5). Acca transmet les dernières paroles de Camilla à Turnus, qui sort prématurément de son embuscade (11.896-909). Le soleil se couche et retarde l’affrontement entre Turnus et Énée (11.910-5)8.

6 Selon Rogerson, le vers qui ouvre ce catalogue rappelle le début de l’Énéide (primus... ab oris, 7.647 ; en outre, il se clôt sur un acte de fondation : conditur, 7.802), Rogerson 2017, 143.

7 La double introduction de Camilla donne lieu à une répétition des vers 7.803-4, commentée par Horsfall, Horsfall 2003, 266.

8 Cf. la synthèse que fait Arrigoni des interprétations de l’épisode de Camilla, Arrigoni 1982, 15-8 ; Alessio voit dans l’épisode de Camilla certaines caractéristiques de l’epyllion, Alessio 1993, 110-1. Le passage partage en effet certaines caractéristiques avec cette forme poétique : c’est un poème narratif et descriptif court, dont le personnage principal

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Camilla : son nom et ses modèles

Camilla, comme d’autres personnages italiens de l’Énéide, est une figure inventée9. Comme pour la plupart des éléments qui forgent l’identité de Camilla, l’origine de son nom n’est pas claire et les nombreuses hypothèses témoignent de l’incertitude qui entoure plus généralement le personnage. Virgile mentionne l’origine de son nom (11.542-3) :

matrisque uocauit

nomine Casmillae mutata parte Camillam.10

Il a appelé Camilla du nom de sa mère Casmilla après avoir changé une partie.11 Le commentaire de Servius recense plusieurs hypothèses : le nom serait la forme féminine de Camillus, qui est un nom étrusque de Mercure, ou il serait dérivé du mot camillus, camilla. Ce dernier terme désigne des enfants nobles qui assistent les prêtres dans la performance de cérémonies religieuses12 ; cette hypothèse a le mérite d’évoquer la dédication de Camilla à Diane (famula, 11.558). Une troisième hypothèse, que ne mentionne pas Servius, relierait Camilla à Camillus, héros national de l’histoire romaine qui a vaincu le peuple étrusque des Véies (env. 396 av. J.-C.)13.

Selon Köves-Zulauf, camillus, camilla aurait un sens équivalent à praeministra : « servante des dieux » en grec14 ; ainsi, dès sa naissance, Camilla porterait le titre que lui confère plus tard Métabus15. En plus de l’origine gréco-étrusque liée à Hermès16, on peut attribuer au nom de Camilla des origines celtes ou italo-celtiques17 ; une étymologie sémitique est aussi proposée : au Proche- Orient, les enfants étaient appelés « servants des dieux » (Kadmi’el)18. Finalement, le nom de Camilla pourrait être inspiré d’un mot crétois, κάδµος, qui signifie « arme, armure »19.

est féminin. Sa forme est dramatique et il contient au moins un long discours (celui d’Opis, 11.532-96). Les héros humains et les divinités s’y comportent de façon humaine (les causes de la mort de Camilla et sa vengeance par Opis soulignent l’humanité des deux personnages). Finalement, il contient une digression, une histoire dans une histoire : le cadre de l’histoire de Camilla est celui de la bataille entre Turnus et Énée.

9 Horsfall 2020, 225.

10 Les passages de l’Énéide cités dans ce travail proviennent de l’édition de Mynors, Mynors 1969.

11 Une traduction personnelle des passages les plus cités, les vers 7.803-17 et 11.532-69, est proposée en annexe.

Dans le présent travail, quand l’auteur d’une traduction n’est pas mentionné, il s’agit d’une traduction personnelle.

12 Serv. Aen. 11.543.

13 Alessio 1993, 121.

14 Serv. Aen. 11.543-58 ; Varro l. l. 7.34, Köves-Zulauf 1978, 421-2.

15 Duke et Horsfall favorisent cette hypothèse, Macr. 3. 8. 6, Duke 1977, 35-36, Horsfall 2020, 218. Selon Köves- Zulauf, cette explication est cependant insatisfaisante. Dans le livre 11, plus qu’une servante de Diane, Camilla est une bellatrix. Un autre problème réside dans la nécessité, pour un camillus ou une camilla, d’avoir ses deux parents encore en vie, Köves-Zulauf 1978, 423.

16 Köves-Zulauf 1978, 425.

17 Köves-Zulauf 1978, 426-30.

18 Des inscriptions à Pyrgi, grand port étrusque fréquenté par des marchants puniques, montrent la présence de Canaanites en Italie étrusque, Duke 1977, 35-6.

19 Egan 1983, 20.

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Le nom de Camilla ne semble pas posséder une seule étymologie. Alessio remarque que dans le poème, Virgile donne trois informations claires : premièrement, le nom de Camilla était celui de sa mère ; deuxièmement, Camilla était une servante de Diane ; troisièmement, elle est une bellatrix, semblable à une Amazone. Alessio y voit une utilisation consciente des influences étrusques et proche-orientales du nom pour la construction du personnage20.

On peut encore ajouter deux utilisations étiologiques du nom de Camilla. Grâce à M. Furius Camillus, le choix du prénom de Camilla servirait les visées étiologiques de l’Énéide en préfigurant l’histoire romaine. La figure de Camilla serait une anticipation suggestive des temps légendaires où Camillus vaincrait les Volsques, le peuple de Camilla21. Camilla, au sens de servante des dieux, pourrait aussi n’être qu’un jeu avec la suite de la narration...

Ainsi, selon toutes ces hypothèses, le nom de Camilla a le potentiel de faire surgir trois types de liens pour le lecteur antique : (1) l’héroïne est liée à des origines étrusques et proche-orientales ; (2) elle est liée à l’histoire future de Rome ; (3) son nom justifie ou est justifié par sa dédication à Diane à l’intérieur même de la narration.

Les Amazones

La référence aux Amazones mérite quelques précisions. Mayor sépare les guerrières de l’Antiquité en trois catégories d’« Amazones » : (1) les cavalières et archères des steppes ; (2) les reines Amazones Hippolyte, Penthésilée et les autres Amazones de la mythologie classique ; (3) les femmes guerrières dans les traditions non grecques de la mer Noire à la Chine22.

Des preuves archéologiques documentent l’existence de la première catégorie. Les femmes qui ont inspiré les mythes amazoniens étaient des nomades scythes, devenues semi-nomades vers le 5e siècle av. J.-C., installées vers le nord-est de la mer Noire dans la région du Don. Quand les Scythes ont commencé à vivre de l’agriculture et à pratiquer le commerce à plus large échelle, les échanges avec la Grèce se sont intensifiés23. Un millier de tombes de Scythes, situées dans les steppes eurasiennes (de la Bulgarie à la Mongolie), ont permis de montrer que les femmes armées pouvaient représenter jusqu’à 37 % des inhumations dans un même groupement mortuaire24. Les femmes inhumées avec leurs armes présentent des blessures de guerre (infligées par des haches de guerre, des épées, des poignards ou des lances) qui témoignent de la vie guerrière qu’elles menaient25.

20 Williams soutient également l’utilisation du folklore populaire italien mêlé d’histoires mythologiques en lien avec Harpalyce et Penthésilée, Williams 1961, 153, n. 2., Alessio 1993, 122.

21 Gildenhard & Henderson 2018, 27.

22 Mayor 2014, 31.

23 Mayor 2014, 36.

24 Mayor 2014, 63.

25 Mayor 2014, 67.

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La vie des nomades, si différente de celle des Grecs, aurait inspiré le mythe des Amazones.

Contrairement aux Grecs, qui opéraient une stricte division des rôles masculins et féminins, les femmes des peuples scythes n’avaient pas un statut aussi différent de leurs homologues masculins.

Ainsi, la deuxième catégorie de femmes guerrières que décrit Mayor, celle des Amazones de la tradition grecque classique, semble provenir de la réalité des nomades des steppes. Or, les mythes grecs situent les guerrières dans une sorte de guerre des sexes en opposant les reines Amazones aux héros grecs, et mettent souvent en scène la captivité ou la mort de ces femmes guerrières26.

En comparaison, les traditions égyptienne, persane, chinoise, ainsi que celles du Caucase et de l’Asie centrale, qui forment la troisième catégorie décrite par Mayor, témoignent une tout autre attitude face à ces guerrières. Les Amazones, ici, gagnent contre des hommes et survivent pour se battre à nouveau, même lorsqu’elles combattent pour le camp ennemi de la source du récit27.

Modèles

En donnant à Camilla l’épithète d’Amazone, Virgile invite son lecteur à penser aux figures d’Amazones légendaires. Penthésilée et Hippolyte, notamment, pourraient être rappelées au lecteur antique.

On mesure difficilement, aujourd’hui, l’importance de Penthésilée pour Virgile dans la création de la figure de Camilla. Nos connaissances à propos de Penthésilée sont très fragmentaires et l’usage virgilien de l’Aethiopis du Cycle épique est incertain28. Dans la tradition grecque, Penthésilée est une reine des Amazones, fille d’Arès. Elle apparaît dans l’Aethiopis, un poème composé aux environs des années 640-30 av. J.-C. dont il reste seulement quelques fragments.

Après avoir commis une faute dont la nature est incertaine, Penthésilée se rend à Troie pour se battre aux côtés des Troyens29. En raison de son affrontement fatal avec Achille, on pense que son nom désigne sa nature d’opposante du héros (πένθος, ἄχος)30 : sa mort causée par Achille est teintée d’une dimension érotique31.

En plus de Penthésilée, Harpalyce, Atalante, Myrina, Médée, Nausicaa, Clodia, Valeria ou même Artémis peuvent aussi avoir servi de modèle pour la création de Camilla. La recherche ayant longuement étudié l’influence de ces figures sur Camilla, ces éléments ne seront abordés dans la suite du travail que si cela s’avère nécessaire32.

26 Mayor 2014, 37.

27 Mayor 2014, 31.

28 Horsfall 2020, 225.

29 West 2013, 136-8.

30 West 2013, 130.

31 Fratantuono 2006b, 39, n. 1.

32 Ces nombreux modèles attribués à Camilla ne peuvent pas faire l’objet d’une mention détaillée dans ce travail.

Alessio propose un excellent aperçu des modèles de Camilla, Alessio 1993, 112 et 122-7. Cf. aussi Fucecchi 2007

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Chapitre 1. La vitesse de Camilla

Comme le formule Heuzé, « dans le cas du corps, la forme est toujours signe et nous dirions signe de la pensée qui l’a modelé »33. La répétition d’adjectifs signifiant la rapidité et la récurrence des mentions des pieds de Camilla attirent l’attention sur la faculté du personnage à se déplacer rapidement. Dans un premier temps, il convient de développer les modalités lexicales et sémantiques de la première évocation de la vitesse de Camilla. Les liens qui seront établis entre cette évocation et le reste du poème permettront ensuite d’exposer les moyens littéraires mis en œuvre par Virgile pour créer une héroïne complexe dont la nature est difficile à définir.

Dans la première partie de ce chapitre, l’analyse littéraire de la vitesse de Camilla porte sur la présentation de l’héroïne à la fin du livre 7 (7.803-17). Le passage contient des références à l’Iliade (Hom. Il. 20.226-9) et rapproche peut-être Camilla de la figure d’Achille. Après un commentaire des termes désignant les pieds de Camilla (planta, pes), une comparaison est effectuée entre des éléments lexicaux décrivant la vitesse de Camilla et des termes présents dans trois passages de l’Énéide (1.142-7, 5.819 et 12.450-2).

Dans la deuxième partie de ce chapitre, je propose un aperçu du réseau sémantique autour de la vitesse. Les adjectifs qui le constituent (uelox et pernix), sont étudiées en lien avec un passage décrivant la Rumeur (Fama, 4.174-83) ; le réseau sémantique repose en grande partie sur l’imagerie antique qui lie la vitesse des chevaux à celle du vent ; le lien entre la rapidité du chasseur et de l’animal dans la littérature antique est également présent dans la caractérisation de Camilla.

Finalement, le rapport entre Camilla et les chevaux est étudié en lien avec une métaphore récurrente du poème qui signale la perte de contrôle ; la symbolique du cheval dans l’Énéide et son lien avec la liberté, la furor, et le personnage de Turnus sont aussi étudiés.

(Hippolyte) ; Arrigoni 1982, 16-8 (Harpalyce, Penthésilée, Atalante), 21 (Diane-Artémis), 29 n. 38 (Atalante, Penthésilée), 34 (Myrina), 39-50 (Amazones).

33 Heuzé 1985, 2.

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1) Introduction de Camilla dans le poème

Camilla apparaît pour la première fois à la fin du livre 7. Son portrait est concentré dans quinze vers, dont les deux premières phrases concernent principalement la vitesse de déplacement de Camilla (7.807-11) :

hos super aduenit Volsca de gente Camilla agmen agens equitum et florentis aere cateruas,

bellatrix, non illa colo calathisue Mineruae 805 femineas adsueta manus, sed proelia uirgo

dura pati cursuque pedum praeuertere uentos.

illa uel intactae segetis per summa uolaret gramina nec teneras cursu laesisset aristas,

uel mare per medium fluctu suspensa tumenti 810 ferret iter celeris nec tingeret aequore plantas.

Dans l’Énéide, deux mots désignent les pieds : pes (69 occurrences) et planta (5). Leurs caractéristiques métriques et sémantiques ont sans doute participé à décider le choix du poète.

Selon les cas, pes est monosyllabique, dissyllabique ou trisyllabique, et permet de nombreux schémas métriques : –/– –/˘ –/˘ ˘/˘ ˘ – ; en comparaison, planta est toujours dissyllabique et son a est long.

Au niveau sémantique, les deux termes ne sont pas des synonymes absolus. Pes désigne la partie la plus basse de la jambe, le pied, la partie sur laquelle repose le poids du corps, et convient pour l’être humain comme pour les animaux34. Planta désigne la plante du pied, la partie du pied qui est en contact avec le sol lorsqu’on se tient debout35. Les caractéristiques métriques et sémantiques justifient donc un plus grand usage de pes que de planta. Planta est un mot rare chez Virgile ; sur les cinq occurrences du mot dans le poème, trois concernent les pieds de Camilla. Deux de ces occurrences associent planta à la course : une mention de Camilla dans le cortège des forces italiennes (7.811), et un épisode de combat durant lequel Camilla dépasse le cheval d’Aunus à la course (11.718)36.

Les trois phrases qui présentent Camilla (7.803-817) mettent d’emblée en évidence la place de la course dans l’identité du personnage : sur quinze vers, cinq visent à expliciter sa nature exceptionnellement rapide (7.807-11). Dans la première phrase se trouvent les éléments apportant une identité au personnage (7.803-7). On apprend son origine : Volsca de gente ; son nom : Camilla ; son rôle : bellatrix. En raison de sa fonction guerrière, Camilla s’éloigne déjà des autres femmes du poème. Sa course rapide est mentionnée à la suite de ces informations de base (7.807), établissant la rapidité de Camilla comme une caractéristique saillante du personnage.

34 OLD, s.v. pes.

35 OLD, s.v. planta.

36 L’occurrence de planta décrivant le personnage enfant (11.574) est commentée dans le chapitre 2, partie 2.

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Le vers 7.807 place une première fois Camilla hors de l’ordinaire humain : elle est humaine, mais elle dépasse les vents « par la course de ses pieds » (traduction littérale). Dès la première phrase, une tension est donc créée entre ses capacités qui dépassent les normes humaines et la partie du corps humain qui les incarne : les pieds.

Les pieds de Camilla symbolisent et incarnent sa vitesse : ils encadre formellement son évocation (cursuque pedum... plantas). Après la première mention explicite des pieds de la guerrière (7.807), leur brève absence convoque l’imagination du lecteur ; jusqu’à la fin du vers 7.811, clos par plantas, le poème décrit sans mentionner les pieds ce qui est en contact avec eux (teneras aristas, 7.809 ; aequore, 7.811), et l’action qu’auraient ses pieds sur ces deux éléments (nec... laesisset, 7.809 ; nec... tingeret, 7.811). Le prologue insiste sur l’extraordinaire de la vitesse de Camilla au moyen de deux images empruntées à l’Iliade. Le modèle homérique des vers 7.808-11 décrit des chevaux semi- divins (Hom. Il. 20.226-9) :

αἳ δ’ὅτε µὲν σκιρτῶιεν ἐπὶ ζείδωρον ἄρουραν, ἄκρὸν ἐπ’ ἀνθερίκων καρπὸν θέον, οὐδὲ κατέκλων, ἀλλ’ ὅτε δὴ σκιρτῶιεν ἐπ’ εὐρέα νῶτα θαλάσσης, ἄκρον ἐπὶ ῥηγµῖνα ἁλὸς πολιοῖο θέεσκον.37

Quand elles voulaient s’ébattre sur la glèbe nourricière, elles couraient sans les rompre, sur la pointe des épis ; quand elles voulaient s’ébattre sur le large dos de la mer, elles couraient sur la pointe des brisants du flot blanchissant.38

Dans l’Iliade, le très riche roi Erychtonios (fils de Dardanos) a trois mille juments. Borée, transformé en étalon à robe noire, féconde ces juments. Elles donnent naissance à douze pouliches qui font l’objet de la description des vers 20.226-9. Virgile emploie ces images d’inspiration homérique pour figurer la nature extraordinaire de Camilla (7.808-11) :

illa uel intactae segetis per summa uolaret gramina nec teneras cursu laesisset aristas,

uel mare per medium fluctu suspensa tumenti 810 ferret iter celeris nec tingeret aequore plantas.

Le modèle homérique a subi deux modifications ; en grec, le mode verbal est l’indicatif (θέον, θέεσκον), mais les verbes latins sont au subjonctif (uolaret, laesisset, ferret, tingeret) : l’exagération homérique est ainsi atténuée. Le procédé d’atténuation repose aussi sur l’élément d’articulation choisi par Virgile : uel... uel... signifie « ou... ou... » ou bien « ou que... ou que... », alors que le grec utilise la conjonction de subordination « quand... quand... » : ὅτε... ὅτε… Même sans leur lien avec

37 West 2019, 228.

38 Mazon 2012, 32.

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les animaux merveilleux d’Homère, ces images font naître un doute chez le lecteur. En effet, les procédés d’atténuation rendent flou le rapport du poète-narrateur à ce qui est dit. Selon Basson, le subjonctif permettrait à Virgile de faire l’éloge des potentialités de Camilla, de ses talents latents, plutôt que de ses actions, et d’insister sur les attentes, l’espoir, l’idéal, plutôt que sur la réalité39.

Dans l’Énéide, la crédibilité de l’image n’est certes pas mise en avant : les procédés d’atténuation diminuent la prétention réaliste du propos (7.808-11) ; toutefois, cette image correspond à la rapidité exceptionnelle de Camilla (7.807). L’incertitude s’installe donc, non seulement à propos du crédit qu’il faut accorder aux prouesses du personnage, mais aussi à propos de sa nature, humaine ou surhumaine : Camilla se situe quelque part à la limite de la nature humaine.

Cette nature pourrait être héroïque dans la mesure où la rapidité de Camilla à la course rappelle l’épithète homérique d’Achille40, ποδάρκης, « aux pieds rapides », « aux pieds agiles ». Dans la littérature latine, Achille est rapide comme les cervidés : par exemple, Catulle décrit le héros par des termes qu’on retrouve à propos de Camilla (Catull. 64.338-41) :

nascetur uobis expers terroris Achilles, hostibus haud tergo, sed forti pectore notus, qui persaepe uago uictor certamina cursus flammea praeuertet celeris uestigia ceruae.41 Il vous naîtra Achille qui ne sait pas la peur,

connu des ennemis non pas de dos, mais par sa poitrine courageuse, maintes fois vainqueur au combat incertain de la course,

il devancera les traces ardentes de la biche rapide.42

Dans l’Énéide, cursu... praeuertere (7.807) et celeris (7.811) apparaissent dans la présentation de Camilla. En outre, la métaphore de la flamme utilisée par Catulle (les traces « de flamme » ou

« ardentes », flammea uestigia) rejaillit dans les vers 11.718-9 : et pernicibus ignea plantis/transit equum cursu43 ; Virgile a aussi recouru au syntagme uestigia plantis pour décrire les déplacements de la jeune Camilla. Ainsi, le même réseau sémantique mêlant rapidité et animalité est appliqué à Camilla et à Achille. La connotation héroïque de sa vitesse ne suffit pas cependant à expliquer la nature extraordinaire de Camilla : Achille est un demi-dieu, ce qui n’est pas le cas de Camilla.

Dans des livres qui précèdent l’apparition de Camilla, deux passages décrivent Neptune (1.142-7 et 5.819) dans un lexique comparable. La première met en scène le dieu qui calme la

39 Basson 1986, 58.

40 Gildenhard & Henderson 2018, 24, n. 29.

41 Goold 1983, 158.

42 Barbaud 2017, 251, traduction modifiée.

43 Les vers 11.718-9 sont commentés dans la suite de ce chapitre.

(17)

tempête provoquée par Junon. Des termes similaires à ceux des vers 7.808 et 7.810 décrivent Neptune :

sic ait et dicto citius tumida aequora placat collectasque fugat nubes solemque reducit.

Cymothoe simul et Triton adnixus acuto

detrudunt nauis scopulo ; leuat ipse tridenti 145 et uastas aperit Syrtis et temperat aequor

atque rotis summas leuibus perlabitur undas.

Il dit et, plus vite encore, apaise les flots soulevés, met en fuite les nuages amoncelés et ramène le soleil.

Cymothoé et Triton unissent leurs efforts et dégagent

les navires de la pointe des rocs. Lui-même, de son trident, les soulève, ouvre les bancs de sable, aplanit l’étendue des flots ;

les roues légères de son char effleurent la cime des vagues.44

La deuxième description montre Neptune qui exauce la prière de Vénus d’amener les Troyens à bon port en échange d’une vie humaine. Une fois de plus, les termes sont proches de ceux des vers 7.808 et 7.810 (5.819) :

caeruleo per summa leuis uolat aequora curru Il vole léger sur la crête des vagues avec son char azuré

Le poème offre un troisième point de comparaison avec les vers 7.808 et 7.811, cette fois dans un passage qui décrit l’arrivée d’Énée sur le champ de bataille (12.450-2). On y retrouve uolare, et les mots mare per medium, dans les deux cas situés dans le premier hémistiche et précédés d’un terme monosyllabique (uel, 7.811 et it, 12.452).

ille uolat campoque atrum rapit agmen aperto.

qualis ubi ad terras abrupto sidere nimbus it mare per medium ;

Énée vole, entraînant son sombre bataillon à travers la plaine dégagée.

Tel une pluie d’orage qui a brisé le ciel lorsqu’elle traverse la mer et va vers la terre ;45

Les différences entre ces trois passages sont cependant notables : les vers 1.142-7 et 5.819 décrivent le dieu Neptune qui se déplace dans son royaume, la mer ; il ne s’agit ni d’une hyperbole ni d’un autre procédé littéraire. À l’inverse, les vers 12.450-2 sont une image : Énée est comparé à une pluie d’orage au moyen d’un terme, qualis. Par conséquent, contrairement aux passages des

44 Veyne 2013a, 31.

45 Veyne 2013b, 327, traduction modifiée.

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livres 1 et 5, uolare est utilisé au vers 12.450 de manière métaphorique, pour l’évocation de la rapidité et de la légèreté.

La mise en regard de ces trois passages ne clarifie pas à elle seule la nature de Camilla ; au contraire, elle contribue à asseoir l’incertitude vis-à-vis de la nature du personnage, et permet d’illustrer que les vers 7.808-11 ne semblent décrire ni une déesse ni une humaine. La liminalité du personnage ne se restreint cependant pas à une dichotomie divin/humain, ni à un entre-deux semi- divin comme c’est le cas d’Achille. L’étude du réseau sémantique particulier à la rapidité de Camilla montre un enrichissement de cette liminalité par une troisième composante.

2) Le réseau sémantique de la vitesse

La rapidité est une caractéristique saillante de Camilla46. La constance et l’insistance sur cette caractéristique créent chez le lecteur une image mobile du personnage : Camilla court et se déplace en permanence.

Au niveau narratif, la rapidité appartient à chaque étape de l’épisode de Camilla. Elle est d’abord, on l’a vu, mentionnée à la fin du catalogue des alliés de Turnus (7.807-11). Camilla fait sa deuxième apparition dans un contexte où la vitesse revêt une importance majeure. Elle n’est encore qu’un nourrisson dans les bras de son père, Métabus, qui fuit ses ennemis volsques à la course. Plus tard, la vitesse de Camilla contribue à ses exploits guerriers. Son mouvement constant offre parfois un contraste saisissant avec d’autres personnages, notamment lorsqu’Arruns l’attend en embuscade (11.783-4) ; l’immobilité de l’héroïne n’est possible qu’à sa mort (11.828-31).

Paschalis rapproche l’origine du nom « volsque », Volsca, du verbe uolare qui apparaît à plusieurs reprises au sujet de Camilla (7.808 ; 11.546) ; ce lien suggérerait la vitesse et la légèreté de Camilla47. Paschalis effectue encore un autre rapprochement sémantique, entre le nom du fleuve Amasenus et l’identification de la guerrière adulte aux Amazones ; ce lien se base sur des termes qui désignent la poitrine féminine48. Si cette dernière interprétation peut être intéressante, la présence du fleuve à un moment déterminant de la vie de Camilla souligne davantage la mobilité de Camilla. La mobilité, la fluidité, la rapidité et la force du fleuve en crue sont en effet cohérentes avec la nature de Camilla et de sa vitesse. Le lien du personnage avec ce fleuve correspond d’ailleurs à l’inscription du personnage dans le paysage italien49.

46 Horsfall 2003, 407.

47 Paschalis 1997, 274.

48 Paschalis 1997, 378-9.

49 Cf. chapitre 4, partie 3.

(19)

Au-delà des éventuelles connotations attribuées aux noms propres, l’analyse du lexique de la vitesse de Camilla est génératrice de sens. Un réseau sémantique ayant pour support physique les pieds de Camilla est introduit dans le livre 7 (803-17), puis se déploie dans le livre 11. Au sein de ce réseau sémantique, deux adjectifs expriment la rapidité : uelox et pernix.

Velox se trouve au début du passage relatant l’enfance de Camilla (11.532-84) ; placé en attaque, il est lié à Opis, mais sa présence juste avant le retour de la guerrière rappelle que la vitesse est, pour elle aussi, un attribut important50. Velox est un adjectif ennien peu commun chez Virgile (6 occurrences dans l’Énéide)51, surtout comparé à un autre adjectif comme acer (47 occurrences) de valeur sémantique équivalente. On constate que dans l’Énéide, la répartition des occurrences de uelox est irrégulière (4.174, 5.116, 5.253, 5.444, 11.532, 11.760). Elle est concentrée dans les livres 5 et 11.

Dans l’ensemble du poème, les êtres ou choses auxquels uelox est accolé sont : Fama (4.174), Pristim (5.116)52, des cerfs (5.253), Darès (5.444), Opis (11.532) et Camilla (11.760). Cette dernière occurrence se trouve au moment de l’ultime combat de Camilla (11.759-61) :

tum fatis debitus Arruns

uelocem iaculo et multa prior arte Camillam circuit, et quae sit fortuna facillima temptat.

Alors l’homme prédestiné, Arruns,

qui l’emporte au javelot et par son astuce, tourne autour de la véloce Camilla et guette l’occasion la plus facile.53

Velocem et Camillam sont placés en hyperbate, tout comme le sont ailleurs uelocem et Pristim (5.116), et uelocem et Opim (11.532). La visibilité offerte par ce procédé est d’autant plus remarquable lorsque l’on tient compte de l’usage parcimonieux de uelox dans l’Énéide.

Entre les deux occurrences de uelox (l’une au début du récit de l’enfance de Camilla, l’autre à la fin de sa vie) se trouve une autre référence à la vitesse du personnage. Le passage possède une similarité avec les vers 7.807-811 en raison de la présence du mot planta et parce qu’il relate aussi une action extraordinaire effectuée par Camilla (11.718-720) :

50 McGill 2020, 195. Horsfall 2003, 407.

51 Horsfall 2003, 407.

52 Le bateau commandé par Mnesthée.

53 Veyne 2013b, 282-283.

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haec fatur uirgo, et pernicibus ignea plantis transit equum cursu frenisque aduersa prehensis congreditur poenasque inimico ex sanguine sumit : Ainsi parle la vierge, et, en feu, avec ses pieds agiles,

elle dépasse le cheval à la course et lui faisant face, après avoir saisi ses rênes, elle l’affronte et se venge en répandant le sang ennemi :

Dans ces trois vers, deux éléments illustrent la vitesse. Le premier contient une formule particulière : pernicibus plantis. À propos de pernix dans l’Énéide, McGill mentionne une occurrence qui qualifie Fama : pernicibus alis (4.180)54 ; en fait, il s’agit de l’unique autre occurrence du terme dans le poème. Le passage d’où elle provient (4.173-185) contient d’autres termes qui seront, eux aussi, attribués plus tard à Camilla :

extemplo Libyae magnas it Fama per urbes, Fama, malum qua non aliud uelocius ullum :

mobilitate uiget uirisque acquirit eundo, 175 parua metu primo, mox sese attollit in auras

ingrediturque solo et caput inter nubila condit.

illam Terra parens ira irritata deorum

extremam, ut perhibent, Coeo Enceladoque sororem

progenuit pedibus celerem et pernicibus alis, 180 monstrum horrendum, ingens, cui quot sunt corpore plumae, tot uigiles oculi subter (mirabile dictu),

tot linguae, totidem ora sonant, tot surrigit auris.

nocte uolat caeli medio terraeque per umbram

stridens, nec dulci declinat lumina somno ; 185

Les termes soulignés ci-dessus possèdent chacun une correspondance avec des passages où intervient Camilla. À pernicibus alis (4.180) correspond pernicibus ... plantis (11.718) ; uelox a déjà été mentionné ; monstrum horrendum (4.181) ressemble au syntagme horrenda uirgo (Camilla vue par Turnus, 11.507), bien que le terme horrendus, toutes déclinaisons confondues, apparaisse plus d’une dizaine de fois dans le poème. La correspondance est la plus forte avec le prologue, en particulier avec les vers 7.808-11 : pedibus et celerem (4.180) s’y retrouvent (pes, 7.807 ; celer, 7.811), ainsi que plusieurs termes du vers 4.184 : uolare (7.808) et medium (7.810).

Malgré ces parallèles verbaux, les deux sujets que le poème qualifie de pernix, Fama et Camilla, ont à première vue très peu en commun, si ce n’est qu’ils jouissent d’une mobilité constante durant leur existence. Cette mobilité est dans les deux cas hors des limites humaines. La nature de la vitesse est monstrueuse dans le cas de Fama ; elle est extraordinaire, mais difficile à définir, en ce qui concerne Camilla. Le contraste entre les deux figures doit être souligné : Fama est une entité immatérielle, insaisissable, c’est un monstrum. Le rapprochement avec Fama pourrait faire pencher

54 McGill 2020, 237-8.

(21)

Camilla du côté non humain ; cependant, la rapidité de Camilla est incarnée par des pieds, membre éminemment humain, tandis que celle de Fama se manifeste dans une apparence monstrueuse (4.181-3) :

cui quot sunt corpore plumae,

tot uigiles oculi subter (mirabile dictu),

tot linguae, totidem ora sonant, tot subrigit auris.

autant son corps a de plumes,

autant elle y recèle d’yeux en éveil – ô prodige –,

autant de langues, autant de bouches qui parlent, autant d’oreilles qui se dressent.55

Après la formule pernicibus plantis (11.718) est relatée une prouesse de Camilla : elle dépasse un cheval à la course. L’exploit est considéré par Fratantuono comme l’un des plus impressionnants de Camilla56. L’action sort des réalités humaines, et sa description n’indique pas formellement qu’il s’agisse d’une simple image. Ainsi, Heuzé estime que « par son invraisemblance même, [l’exploit]

prouve que Virgile prend au sérieux les dons exceptionnels de Camille pour la course (il ne nous souvient pas qu’Achille lui-même, aux pieds si rapides, en fasse jamais autant) »57. Le récit de cette action est rendu possible par les derniers vers de la présentation de Camilla. En effet, même si la prouesse du personnage est singulière, l’information est cohérente avec les vers qui précèdent (7.808-11). Au milieu des combats du livre 11, le lecteur reçoit à la fois la confirmation et le rappel qu’un personnage hors du commun participe au combat. Les vers 11.718-20 ne résolvent toutefois pas la question de la nature exceptionnelle du personnage.

Afin de comprendre Camilla, il est utile d’observer sa vitesse avec un spectre d’interprétation aussi large que possible. Fratantuono voit dans pernix « un terme presque technique » pour les femmes similaires à Diane58. En dehors de l’Énéide, Diane, Atalante et Anna Perenna ont en effet été décrites au moyen de cet adjectif59. Il semble tout naturel que cette qualité soit associée à une chasseresse, d’autant qu’il s’agit d’un attribut privilégié de Diane-Artémis. Cependant, la littérature antique associe souvent la vitesse à un autre sujet : l’animal que l’on chasse, le cerf par exemple60.

55 Veyne 2013a, 183-184.

56 Fratantuono 2009, 235.

57 Heuzé 1985, 435.

58 Fratantuono 2009, 235.

59 McGill 2020, 237-8. Diane (ps.-V. Cul. 119), Atalante (Catull. 2b.11-12 ; Stat. Theb. 4.312) et Anna Perenna (per patulos currit plantis pernicibus agros, Sil. 10.189).

60 Seelentag 2012, 128. cite Hom. Od. 6.104, Col. 7.12.8.

(22)

L’animalité

La nature exceptionnelle de la vitesse de Camilla intrigue : selon Heuzé, elle « remodèle le réel dans le sens d’une plus grande fluidité des corps », un sens qui serait celui de l’idéal61. Horsfall parle de rapidité miraculeuse, Tarleton de vitesse surhumaine62. La vitesse de Camilla semble en effet l’éloigner de la simple humanité. L’analyse du lexique qui l’entoure montre en réalité une caractéristique animale prédominante, perceptible dès les vers 7.806-11 :

sed proelia uirgo

dura pati cursuque pedum praeuertere uentos.

illa uel intactae segetis per summa uolaret gramina nec teneras cursu laesisset aristas,

uel mare per medium fluctu suspensa tumenti 810 ferret iter celeris nec tingeret aequore plantas.

L’imagerie littéraire antique éclaire le caractère surnaturel des vers 7.806-11. En effet, la littérature antique grecque relie la vitesse au vent et par conséquent compare les chevaux au vent, voire les décrit comme la progéniture des vents63. L’image est aussi présente dans les Géorgiques, lorsque le poète s’attache à décrire le dressage des poulains (Verg. georg. 3.193-201) :

tum cursibus auras

tum uocet, ac per aperta uolans ceu liber habenis

aequora uix summa uestigia ponat harena : 195 qualis Hyperboreis Aquilo cum densus ab oris

incubuit, Scythiaeque hiemes atque arida differt nubila ; tum segetes altae campique natantes lenibus horrescunt flabris, summaeque sonorem

dant siluae, longique urgent ad litora fluctus ; 200 ille uolat simul arua fuga simul aequora uerrens.64

qu'alors, oui alors, il provoque les vents à la course

et que volant à travers les plaines, comme s'il était libre des rênes, il laisse à peine de traces à la surface du sable.

Tel, des bords hyperboréens, l'épais Aquilon

se précipite et disperse les orages de Scythie et les nuages sans pluie : alors les hautes moissons et les plaines ondoyantes

frémissent aux souffles tièdes, et les cimes des forêts font entendre une rumeur, et les flots se pressant viennent battre de loin les côtes : il vole, balayant dans sa fuite à la fois les champs et les eaux à la fois.65

61 Heuzé 1985, 436.

62 Horsfall 2000, 525 ; Tarleton 1989, 267.

63 Horsfall cite Hom. Il. 16.149, 19.415, 20.223-9, Hes. theog. 266-9 (la vitesse des petites-filles de Nérée), Q. Smyrn.

1.166-9 (le cheval de Penthésilée court aussi vite que les Harpyes), Horsfall 2000, 523.

64 Mynors 1994.

65 Rat 1932, traduction modifiée.

(23)

Selon Johnston, le passage des Géorgiques serait une anticipation de la présentation de Camilla (7.808-11) et de la comparaison de Turnus à un cheval qui a rompu ses freins (11.486-97)66. Une image similaire dépeint les chevaux de Turnus (12.81-4) :

haec ubi dicta dedit rapidusque in tecta recessit, poscit equos gaudetque tuens ante ora frementis, Pilumno quos ipsa decus dedit Orithyia,

qui candore niues anteirent, cursibus auras.

Quand il a prononcé ces paroles et s’est vite retiré en sa demeure, il réclame ses chevaux et se réjouit de les voir hennir,

ces bêtes qu’Orithyie en personne a données à Pilumnus comme marque d’honneur, qui dépasseraient la neige en blancheur et les vents à la course.67 Dans la présentation de Camilla, le syntagme praeuertere uentos évoquerait donc la course des chevaux68. Cette connotation serait cohérente avec le modèle homérique, qui lie implicitement la vitesse de Camilla aux poulains magiques d’Erychtonios (Hom. Il. 20.226-9)69. Le cheval n’est cependant pas le seul animal auquel se rattache le personnage ; durant les combats du livre 11, Camilla dépasse un cheval à la course (11.718-20) et juste après cette action apparaît une nouvelle comparaison animalière (11.721-23) :

haec fatur uirgo, et pernicibus ignea plantis transit equum cursu frenisque aduersa prehensis

congreditur poenasque inimico ex sanguine sumit : 720 quam facile accipiter saxo sacer ales ab alto

consequitur pennis sublimem in nube columbam comprensamque tenet pedibusque euiscerat uncis ; Ainsi parle la vierge, et, en feu, avec ses pieds agiles,

elle dépasse le cheval à la course et lui faisant face, après avoir saisi ses rênes, elle l’affronte et se venge en répandant le sang ennemi :

avec la même aisance que l’épervier, oiseau sacré, rattrape du haut d’un rocher une colombe suspendue en l’air dans la nue grâce à ses ailes

et la tient enfermée puis l’éventre avec ses serres crochues ;

Le vers 11.721 consolide le lien de Camilla avec le règne animal lorsqu’il est question de sa vitesse ; comparée à un épervier, oiseau de proie, la chasseuse Camilla est décrite en plein vol, comme au vers 7.808 et, peut-être, d’une manière qui rappelle les vers 11.562-3 :

sonuere undae, rapidum super amnem infelix fugit in iaculo stridente Camilla.

66 cf. p. 26-7 ; Johnston 2006, 27.

67 Veyne 2013b, 301, traduction modifiée.

68 Le verbe décrit aussi la course d’Harpalyce, à cheval, qui devance l’Hèbre rapide (1.317), cf. p. 96-7.

69 Cf. Chapitre 1, partie 1.

(24)

Si la comparaison des vers 11.721-23 est explicite, comme celle des vers 12.450-2 (l’arrivée d’Énée comparée à une pluie d’orage venant de la mer), elle est cependant précédée d’une action qu’il faut prendre a priori littéralement : Camilla dépasse véritablement un cheval à la course avant de tuer son cavalier. La collocation directe de l’exploit et de la comparaison est riche en significations. En effet, la comparaison avec l’épervier qui tue une colombe en vol possède une forte valeur esthétique, et offre au lecteur un référent réel, qui facilite la figuration de l’exploit (11.718-20) ; en outre, l’apposition sacer ales, « oiseau sacré », pourrait rappeler que Camilla a été vouée à Diane par Métabus.

Les deux images forment ainsi un ensemble cohérent qui interagit : Camilla est comparée à un rapace, ce qui correspond à la fois à sa nature de chasseuse et (dans la mesure où le rapace est un redoutable tueur) à sa nature dangereuse de guerrière ; l’oiseau est aussi qualifié de sacré, ce qui rappelle la fonction religieuse de Camilla. Le choix de l’animal, au-delà de l’espèce (connue pour sa rapidité), est porteur de sens : les particularités de déplacement de l’oiseau (le vol, la légèreté) lui sont intrinsèques ; elles définissent l’oiseau autant que la vitesse et la légèreté définissent Camilla.

Finalement, la juxtaposition de l’exploit et de la comparaison à l’épervier génère une explication, ou du moins une représentation du mouvement de Camilla. La mobilité du personnage allie donc violence, danger, inhumanité, rapidité et légèreté.

Virgile n’invente pas le lien entre la rapidité et le règne animal ; les littératures grecque et latine font usage des mêmes termes pour qualifier à la fois la rapidité des chasseurs, celle des chiens de chasse, et celle des animaux sauvages qui sont chassés, notamment les cerfs70. L’adjectif pernix, mentionné plus haut, est utilisé dans la littérature latine à propos de chasseurs (Valerius Flaccus, Silius Italicus, Phaedrus, Columelle à propos de chiens de chasse)71, et au sujet d’animaux chassés (Homère et Columelle)72. Un passage décrivant Camilla au combat signale d’ailleurs l’existence d’un rapport ambivalent entre Camilla, sa vitesse, les chasseurs et les bêtes poursuivies (11.686-98)73 :

70 Seelentag 2012, 128.

71 Val. Fl. Arg 1.489 (pernix uenator), Sil. 3.294 (pernix uenator), Phaedr. App. 28.1 (celeri pede) ; 28.9 (uenator citus), Col.

7.12.8 (pernix).

72 Hom. Od. 6.104 : τερπομένη κάπροισι καὶ ὠκείῃς ἐλάφοισι ainsi que Col. 7.12.8 : ceruosque et uelocissima sectantur animalia.

73 Ce passage est également commenté dans les chapitres 2 et 3.

(25)

« siluis te, Tyrrhene, feras agitare putasti ? aduenit qui uestra dies muliebribus armis

uerba redargueret. nomen tamen haud leue patrum manibus hoc referes, telo cecidisse Camillae. »

protinus Orsilochum et Buten, duo maxima Teucrum 690

corpora [...] 691

Orsilochum fugiens magnumque agitata per orbem 694 eludit gyro interior sequiturque sequentem ; 695 tum ualidam perque arma uiro perque ossa securim

altior exsurgens oranti et multa precanti congeminat ; uulnus calido rigat ora cerebro.

« As-tu pensé, Tyrrhénien, que tu chassais les bêtes de la forêt ? Il est arrivé le jour où les armes d’une femme vous donneront tort.

Mais ce titre que tu rapporteras chez les Mânes de tes pères n’est pas sans poids, d’avoir été tué par le trait de Camilla. »

C’est aussitôt le tour d’Orsiloque et de Butès, deux colosses troyens ; [...]

Devant Orsiloque, elle prend la fuite, et pourchassée en faisant un grand cercle, elle l’esquive en décrivant un cercle plus petit et, de poursuivie, devient la poursuivante ; alors se dressant de toute sa hauteur auprès de l’homme devenu suppliant et plein de prières, elle abat par deux fois sa hache puissante qui broie le casque et le crâne ; le coup fait couler sur le visage une cervelle toute

chaude.74

La stratégie de combat de Camilla, qui repose de manière implicite sur sa vitesse75, montre une porosité entre les rôles du chasseur et de celui qui est chassé : Camilla transforme son statut durant le combat. Face à un chasseur, Ornytus, elle prononce des paroles de provocation avant de le tuer, puis est pourchassée (volontairement, semble-t-il) par son prochain adversaire, le Troyen Orsiloque, avant de le prendre de vitesse pour le chasser à son tour puis le tuer.

Ornytus est un chasseur tyrrhénien (uenator, 11.677) dont les épaules sont couvertes par la peau d’un jeune taureau et qui porte une tête de loup en guise de casque (11.679-81) ; il se bat au moyen d’un petit javelot à pointe recourbée, qualifié d’« arme des campagnards », agrestis sparus (11.682). Dans les mots qu’adresse Camilla à Ornytus, le verbe agitare (11.686) est « un mot presque technique pour la chasse »76 ; or quelques vers plus loin, sa répétition à propos de Camilla conduit à associer la guerrière à un animal sauvage (feras) (11.686, 11.694)77. Au moment d’affronter Ornytus, les moqueries que Camilla lui adresse au sujet de son accoutrement de chasseur sont donc doublement déplacées. L’ironie du passage est en elle-même perceptible : la chasseresse-guerrière se moque d’un chasseur parti à la guerre (11.686-98). Mais à cela s’ajoute que Camilla a elle-même été décrite affublée un accoutrement similaire, une centaine de vers auparavant (tigridis exuuiae,

74 Veyne 2013b, 277, traduction modifiée

75 McGill 2020, 232.

76 Horsfall 2003, 381 ; McGill 2020, 232.

77 OLD, s.v. fera.

(26)

11.577 ; pellis... erepta... iuuenco, 11.679). L’ironie du passage souligne encore davantage le caractère sauvage de la guerrière78 ; en insistant sur les contradictions de la guerrière, l’ironie suggère peut- être chez elle une certaine inexpérience.

Dans ses paroles à Ornytus, la mention de son nom (nomen ... Camillae, 11.688-9) comme forme de consolation est un topos du genre épique, ce qui assimile Camilla au monde épique martial79. À propos du mépris affiché par Camilla, un passage cité par Horsfall, où Achille s’adresse à Lycaon d’une manière comparable (Il. 21.106-35), laisse entendre que cette attitude est similaire à celle d’Achille après la mort de Patrocle80. Cependant, le passage possède une certaine ambiguïté à l’égard de Camilla, puisque ses paroles assoient et contredisent à la fois sa valeur guerrière : les moqueries qu’elle adresse à Oryntus s’appliquent aussi, dans une certaine mesure, à elle-même.

McGill compare les paroles de Camilla à celles qu’Énée adresse à Lausus (10.825-30), et note le contraste entre l’attitude fière et dédaigneuse de Camilla et la compassion affichée par Énée (miserande puer, 10.825).

À propos de l’affrontement suivant, entre Orsiloque et Camilla, McGill cite un passage de l’Iliade où Achille perce avec une pique les tempes de Démoléon à travers son casque (Il. 20.397- 400). Virgile ajoute deux éléments dans son imitation d’Homère : la répétition de perque, qui n’est pas présente chez Homère, représente les coups portés par Camilla ; et les prières d’Orsiloque qui génèrent de l’émotion81. Aux différences notées par McGill, j’ajouterais que la pique disparaît au profit de la hache. Ce dernier changement est important en regard de la symbolique attachée à cette arme82. Enfin, dans les paroles de Camilla, une variation de l’incipit de l’Énéide (arma uiro, 11.696) signale du contenu martial et héroïque, et donne une couleur héroïque à Orsiloque et non à Camilla83 ; cet élément confirme l’impression de rapprochement et d’inadéquation du personnage relativement à l’idéal du héros. Camilla est ainsi proche des héros du genre épique, mais, en même temps, le poème semble l’en distancer.

Dans ses actions guerrières, le personnage ne se détache pas de sa nature de chasseresse ; de plus, sa vitesse est mise à profit d’une mobilité entre les rôles du chasseur et du chassé. Elle est à la fois semblable à une bête sauvage, et comparée à Achille au moment où la perte de Patrocle l’a rendu intransigeant face à ses adversaires. Ces affrontements instaurent un subtil contraste entre Camilla et un guerrier comme Énée, qui fait preuve de compassion et d’humanité, de civilité dirait- on aujourd’hui.

78 Fratantuono 2009, 227.

79 McGill 2020, 231.

80 Horsfall 2003, 382.

81 McGill 2020, 232.

82 Cf. chapitre 3, partie 2.

83 McGill 2020, 233.

(27)

Il apparaît que la nature héroïque de Camilla est en porte-à-faux avec l’idéal guerrier de l’Énéide, peut-être en raison d’un lien trop prononcé avec l’animalité. Or, le poème relie à multiples reprises Camilla aux animaux, plus précisément aux chevaux : adulte, elle se déplace et combat à cheval (11.498-500), elle mène des troupes de cavaliers (7.804, 11.433) ; à pied, elle court plus vite qu’un cheval (11.718-24). Ce lien remonte à son enfance : Diane raconte que dès son plus jeune âge, Camilla a été éduquée par son père exilé loin des villes. Comme d’autres orphelins de mère, elle est alors nourrie avec le lait d’un animal84. Elle partage ce détail avec les récits d’enfants royaux exposés et nourris au lait d’animal (comme Rémus et Romulus), un motif indo-européen très répandu85. Virgile n’a pas choisi pour Camilla le lait d’un animal tout à fait sauvage, par exemple celui d’une louve : elle est nourrie avec le lait d’un animal couramment domestiqué par l’homme, la jument (11.571-3) :

hic natam in dumis interque horrentia lustra armentalis equae mammis et lacte ferino nutribat teneris immulgens ubera labris.

Là, dans les fourrés, parmi les repaires épineux,

il nourrissait sa fille avec le lait d’une bête, d’une jument de son troupeau, dont il trayait les mamelles sur ses tendres lèvres.

L’adjectif armentalis apparaît une seule fois chez Virgile, et hormis cette occurrence, le mot n’apparaît pas dans la littérature latine avant Stace. Selon Egan, la rareté de cet adjectif justifie que l’on envisage un jeu sur l’homonymie entre armentalis et arma : Camilla serait ainsi nourrie aux armes86. L’hypothèse est peut-être difficile à prouver, mais elle traduit tout à fait le lien étroit qui existe entre le cheval et les armes pour Camilla.

Dans l’Énéide, le cheval est porteur de plusieurs significations : le danger de la perte de contrôle, la guerre ou le monde rustique, et la liberté.

Les chevaux de Phaéthon sont l’exemple mythologique de la perte de contrôle aux conséquences terribles87. Les chevaux de Phaéthon sont mentionnés par Virgile à l’aube des jeux funèbres organisés en l’honneur d’Anchise (5.105) :

84 Arrigoni 1982, 18.

85 Horsfall 2020, 221.

86 Egan 1983, 23-4.

87 Phaethon, fils du soleil, perd le contrôle du chariot de son père et laisse les chevaux mettre le feu à la planète, jusqu’à ce que Jupiter réagisse et l’arrête en le frappant d’un éclair.

(28)

Exspectata dies aderat nonamque serena Auroram Phaethontis equi iam luce uehebant, Le jour attendu était arrivé et les chevaux de Phaéthon charriaient déjà la lumière sereine de la neuvième aurore,

Par cette référence à Phaéthon, le poète fait planer le danger sur la suite du passage, dans un contexte critique ; au cours du livre 5, Énée passe du statut de fils à celui de père, et doit surmonter deux pertes importantes88 : Palinure disparaît (le pilote se noie dans la nuit), ainsi qu’une partie de la flotte troyenne, à laquelle les femmes mettent le feu sous l’influence d’Iris. Une métaphore relative à l’équitation décrit la perte de contrôle du feu dans l’incendie des bateaux : « Vulcain fait rage à bride abattue », furit immissis Volcanus habenis (5.662). Dans le livre 11, cette même métaphore est utilisée afin de décrire « le plus misérable des carnages » (miserrima caedes, 11.885) lors de la prise de Laurentum (11.887-90) :

exclusi ante oculos lacrimantumque ora parentum pars in praecipitis fossas urgente ruina

uoluitur, immissis pars caeca et concita frenis arietat in portas et duros obice postis.

Repoussés face à leurs parents en larmes, sous leurs yeux,

les uns roulent dans les fossés abrupts sous ceux qui tombent sur eux, d’autres, hors d’eux, comme aveugles, se lancent à bride abattue,

à la façon d’un bélier, contre les portes et le dur obstacle de leurs vantaux.89

Dans le livre 12, c’est encore cette métaphore qui décrit la colère qui envahit Énée avant qu’il ne commette un massacre parmi les guerriers latins ; un verbe différent est alors utilisé (12.494-9) :

terribilis saeuam nullo discrimine caedem suscitat, irarumque omnis effundit habenas.

épouvantable, il déchaîne un carnage impitoyable, sans faire de distinctions, et laisse aller toutes les rênes de sa fureur.90

Veyne traduit le vers 12.499 par : « [il] lâche toutes les rênes à sa fureur »91. Cette traduction ne correspond pas à l’usage littéral du verbe effundere dans le poème. La métaphore du vers 12.495 rappelle en effet la description de Neptune effectuée dans le livre 5 (5.817-8) :

88 Nethercut 1986, 104.

89 Veyne 2013b, 291.

90 Veyne 2013b, 329, traduction modifiée.

91 Veyne 2013b, 329.

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