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Chapitre 1. La vitesse de Camilla

2) Le réseau sémantique de la vitesse

La rapidité est une caractéristique saillante de Camilla46. La constance et l’insistance sur cette caractéristique créent chez le lecteur une image mobile du personnage : Camilla court et se déplace en permanence.

Au niveau narratif, la rapidité appartient à chaque étape de l’épisode de Camilla. Elle est d’abord, on l’a vu, mentionnée à la fin du catalogue des alliés de Turnus (7.807-11). Camilla fait sa deuxième apparition dans un contexte où la vitesse revêt une importance majeure. Elle n’est encore qu’un nourrisson dans les bras de son père, Métabus, qui fuit ses ennemis volsques à la course. Plus tard, la vitesse de Camilla contribue à ses exploits guerriers. Son mouvement constant offre parfois un contraste saisissant avec d’autres personnages, notamment lorsqu’Arruns l’attend en embuscade (11.783-4) ; l’immobilité de l’héroïne n’est possible qu’à sa mort (11.828-31).

Paschalis rapproche l’origine du nom « volsque », Volsca, du verbe uolare qui apparaît à plusieurs reprises au sujet de Camilla (7.808 ; 11.546) ; ce lien suggérerait la vitesse et la légèreté de Camilla47. Paschalis effectue encore un autre rapprochement sémantique, entre le nom du fleuve Amasenus et l’identification de la guerrière adulte aux Amazones ; ce lien se base sur des termes qui désignent la poitrine féminine48. Si cette dernière interprétation peut être intéressante, la présence du fleuve à un moment déterminant de la vie de Camilla souligne davantage la mobilité de Camilla. La mobilité, la fluidité, la rapidité et la force du fleuve en crue sont en effet cohérentes avec la nature de Camilla et de sa vitesse. Le lien du personnage avec ce fleuve correspond d’ailleurs à l’inscription du personnage dans le paysage italien49.

46 Horsfall 2003, 407.

47 Paschalis 1997, 274.

48 Paschalis 1997, 378-9.

49 Cf. chapitre 4, partie 3.

Au-delà des éventuelles connotations attribuées aux noms propres, l’analyse du lexique de la vitesse de Camilla est génératrice de sens. Un réseau sémantique ayant pour support physique les pieds de Camilla est introduit dans le livre 7 (803-17), puis se déploie dans le livre 11. Au sein de ce réseau sémantique, deux adjectifs expriment la rapidité : uelox et pernix.

Velox se trouve au début du passage relatant l’enfance de Camilla (11.532-84) ; placé en attaque, il est lié à Opis, mais sa présence juste avant le retour de la guerrière rappelle que la vitesse est, pour elle aussi, un attribut important50. Velox est un adjectif ennien peu commun chez Virgile (6 occurrences dans l’Énéide)51, surtout comparé à un autre adjectif comme acer (47 occurrences) de valeur sémantique équivalente. On constate que dans l’Énéide, la répartition des occurrences de uelox est irrégulière (4.174, 5.116, 5.253, 5.444, 11.532, 11.760). Elle est concentrée dans les livres 5 et 11.

Dans l’ensemble du poème, les êtres ou choses auxquels uelox est accolé sont : Fama (4.174), Pristim (5.116)52, des cerfs (5.253), Darès (5.444), Opis (11.532) et Camilla (11.760). Cette dernière occurrence se trouve au moment de l’ultime combat de Camilla (11.759-61) :

tum fatis debitus Arruns

uelocem iaculo et multa prior arte Camillam circuit, et quae sit fortuna facillima temptat.

Alors l’homme prédestiné, Arruns,

qui l’emporte au javelot et par son astuce, tourne autour de la véloce Camilla et guette l’occasion la plus facile.53

Velocem et Camillam sont placés en hyperbate, tout comme le sont ailleurs uelocem et Pristim (5.116), et uelocem et Opim (11.532). La visibilité offerte par ce procédé est d’autant plus remarquable lorsque l’on tient compte de l’usage parcimonieux de uelox dans l’Énéide.

Entre les deux occurrences de uelox (l’une au début du récit de l’enfance de Camilla, l’autre à la fin de sa vie) se trouve une autre référence à la vitesse du personnage. Le passage possède une similarité avec les vers 7.807-811 en raison de la présence du mot planta et parce qu’il relate aussi une action extraordinaire effectuée par Camilla (11.718-720) :

50 McGill 2020, 195. Horsfall 2003, 407.

51 Horsfall 2003, 407.

52 Le bateau commandé par Mnesthée.

53 Veyne 2013b, 282-283.

haec fatur uirgo, et pernicibus ignea plantis transit equum cursu frenisque aduersa prehensis congreditur poenasque inimico ex sanguine sumit : Ainsi parle la vierge, et, en feu, avec ses pieds agiles,

elle dépasse le cheval à la course et lui faisant face, après avoir saisi ses rênes, elle l’affronte et se venge en répandant le sang ennemi :

Dans ces trois vers, deux éléments illustrent la vitesse. Le premier contient une formule particulière : pernicibus plantis. À propos de pernix dans l’Énéide, McGill mentionne une occurrence qui qualifie Fama : pernicibus alis (4.180)54 ; en fait, il s’agit de l’unique autre occurrence du terme dans le poème. Le passage d’où elle provient (4.173-185) contient d’autres termes qui seront, eux aussi, attribués plus tard à Camilla :

extemplo Libyae magnas it Fama per urbes, Fama, malum qua non aliud uelocius ullum :

mobilitate uiget uirisque acquirit eundo, 175 parua metu primo, mox sese attollit in auras

ingrediturque solo et caput inter nubila condit.

illam Terra parens ira irritata deorum

extremam, ut perhibent, Coeo Enceladoque sororem

progenuit pedibus celerem et pernicibus alis, 180 monstrum horrendum, ingens, cui quot sunt corpore plumae, tot uigiles oculi subter (mirabile dictu),

tot linguae, totidem ora sonant, tot surrigit auris.

nocte uolat caeli medio terraeque per umbram

stridens, nec dulci declinat lumina somno ; 185

Les termes soulignés ci-dessus possèdent chacun une correspondance avec des passages où intervient Camilla. À pernicibus alis (4.180) correspond pernicibus ... plantis (11.718) ; uelox a déjà été mentionné ; monstrum horrendum (4.181) ressemble au syntagme horrenda uirgo (Camilla vue par Turnus, 11.507), bien que le terme horrendus, toutes déclinaisons confondues, apparaisse plus d’une dizaine de fois dans le poème. La correspondance est la plus forte avec le prologue, en particulier avec les vers 7.808-11 : pedibus et celerem (4.180) s’y retrouvent (pes, 7.807 ; celer, 7.811), ainsi que plusieurs termes du vers 4.184 : uolare (7.808) et medium (7.810).

Malgré ces parallèles verbaux, les deux sujets que le poème qualifie de pernix, Fama et Camilla, ont à première vue très peu en commun, si ce n’est qu’ils jouissent d’une mobilité constante durant leur existence. Cette mobilité est dans les deux cas hors des limites humaines. La nature de la vitesse est monstrueuse dans le cas de Fama ; elle est extraordinaire, mais difficile à définir, en ce qui concerne Camilla. Le contraste entre les deux figures doit être souligné : Fama est une entité immatérielle, insaisissable, c’est un monstrum. Le rapprochement avec Fama pourrait faire pencher

54 McGill 2020, 237-8.

Camilla du côté non humain ; cependant, la rapidité de Camilla est incarnée par des pieds, membre éminemment humain, tandis que celle de Fama se manifeste dans une apparence monstrueuse (4.181-3) :

cui quot sunt corpore plumae,

tot uigiles oculi subter (mirabile dictu),

tot linguae, totidem ora sonant, tot subrigit auris.

autant son corps a de plumes,

autant elle y recèle d’yeux en éveil – ô prodige –,

autant de langues, autant de bouches qui parlent, autant d’oreilles qui se dressent.55

Après la formule pernicibus plantis (11.718) est relatée une prouesse de Camilla : elle dépasse un cheval à la course. L’exploit est considéré par Fratantuono comme l’un des plus impressionnants de Camilla56. L’action sort des réalités humaines, et sa description n’indique pas formellement qu’il s’agisse d’une simple image. Ainsi, Heuzé estime que « par son invraisemblance même, [l’exploit]

prouve que Virgile prend au sérieux les dons exceptionnels de Camille pour la course (il ne nous souvient pas qu’Achille lui-même, aux pieds si rapides, en fasse jamais autant) »57. Le récit de cette action est rendu possible par les derniers vers de la présentation de Camilla. En effet, même si la prouesse du personnage est singulière, l’information est cohérente avec les vers qui précèdent (7.808-11). Au milieu des combats du livre 11, le lecteur reçoit à la fois la confirmation et le rappel qu’un personnage hors du commun participe au combat. Les vers 11.718-20 ne résolvent toutefois pas la question de la nature exceptionnelle du personnage.

Afin de comprendre Camilla, il est utile d’observer sa vitesse avec un spectre d’interprétation aussi large que possible. Fratantuono voit dans pernix « un terme presque technique » pour les femmes similaires à Diane58. En dehors de l’Énéide, Diane, Atalante et Anna Perenna ont en effet été décrites au moyen de cet adjectif59. Il semble tout naturel que cette qualité soit associée à une chasseresse, d’autant qu’il s’agit d’un attribut privilégié de Diane-Artémis. Cependant, la littérature antique associe souvent la vitesse à un autre sujet : l’animal que l’on chasse, le cerf par exemple60.

55 Veyne 2013a, 183-184.

56 Fratantuono 2009, 235.

57 Heuzé 1985, 435.

58 Fratantuono 2009, 235.

59 McGill 2020, 237-8. Diane (ps.-V. Cul. 119), Atalante (Catull. 2b.11-12 ; Stat. Theb. 4.312) et Anna Perenna (per patulos currit plantis pernicibus agros, Sil. 10.189).

60 Seelentag 2012, 128. cite Hom. Od. 6.104, Col. 7.12.8.

L’animalité

La nature exceptionnelle de la vitesse de Camilla intrigue : selon Heuzé, elle « remodèle le réel dans le sens d’une plus grande fluidité des corps », un sens qui serait celui de l’idéal61. Horsfall parle de rapidité miraculeuse, Tarleton de vitesse surhumaine62. La vitesse de Camilla semble en effet l’éloigner de la simple humanité. L’analyse du lexique qui l’entoure montre en réalité une caractéristique animale prédominante, perceptible dès les vers 7.806-11 :

sed proelia uirgo

dura pati cursuque pedum praeuertere uentos.

illa uel intactae segetis per summa uolaret gramina nec teneras cursu laesisset aristas,

uel mare per medium fluctu suspensa tumenti 810 ferret iter celeris nec tingeret aequore plantas.

L’imagerie littéraire antique éclaire le caractère surnaturel des vers 7.806-11. En effet, la littérature antique grecque relie la vitesse au vent et par conséquent compare les chevaux au vent, voire les décrit comme la progéniture des vents63. L’image est aussi présente dans les Géorgiques, lorsque le poète s’attache à décrire le dressage des poulains (Verg. georg. 3.193-201) :

tum cursibus auras

tum uocet, ac per aperta uolans ceu liber habenis

aequora uix summa uestigia ponat harena : 195 qualis Hyperboreis Aquilo cum densus ab oris

incubuit, Scythiaeque hiemes atque arida differt nubila ; tum segetes altae campique natantes lenibus horrescunt flabris, summaeque sonorem

dant siluae, longique urgent ad litora fluctus ; 200 ille uolat simul arua fuga simul aequora uerrens.64

qu'alors, oui alors, il provoque les vents à la course

et que volant à travers les plaines, comme s'il était libre des rênes, il laisse à peine de traces à la surface du sable.

Tel, des bords hyperboréens, l'épais Aquilon

se précipite et disperse les orages de Scythie et les nuages sans pluie : alors les hautes moissons et les plaines ondoyantes

frémissent aux souffles tièdes, et les cimes des forêts font entendre une rumeur, et les flots se pressant viennent battre de loin les côtes : il vole, balayant dans sa fuite à la fois les champs et les eaux à la fois.65

61 Heuzé 1985, 436.

62 Horsfall 2000, 525 ; Tarleton 1989, 267.

63 Horsfall cite Hom. Il. 16.149, 19.415, 20.223-9, Hes. theog. 266-9 (la vitesse des petites-filles de Nérée), Q. Smyrn.

1.166-9 (le cheval de Penthésilée court aussi vite que les Harpyes), Horsfall 2000, 523.

64 Mynors 1994.

65 Rat 1932, traduction modifiée.

Selon Johnston, le passage des Géorgiques serait une anticipation de la présentation de Camilla (7.808-11) et de la comparaison de Turnus à un cheval qui a rompu ses freins (11.486-97)66. Une image similaire dépeint les chevaux de Turnus (12.81-4) :

haec ubi dicta dedit rapidusque in tecta recessit, poscit equos gaudetque tuens ante ora frementis, Pilumno quos ipsa decus dedit Orithyia,

qui candore niues anteirent, cursibus auras.

Quand il a prononcé ces paroles et s’est vite retiré en sa demeure, il réclame ses chevaux et se réjouit de les voir hennir,

ces bêtes qu’Orithyie en personne a données à Pilumnus comme marque d’honneur, qui dépasseraient la neige en blancheur et les vents à la course.67 Dans la présentation de Camilla, le syntagme praeuertere uentos évoquerait donc la course des chevaux68. Cette connotation serait cohérente avec le modèle homérique, qui lie implicitement la vitesse de Camilla aux poulains magiques d’Erychtonios (Hom. Il. 20.226-9)69. Le cheval n’est cependant pas le seul animal auquel se rattache le personnage ; durant les combats du livre 11, Camilla dépasse un cheval à la course (11.718-20) et juste après cette action apparaît une nouvelle comparaison animalière (11.721-23) :

haec fatur uirgo, et pernicibus ignea plantis transit equum cursu frenisque aduersa prehensis

congreditur poenasque inimico ex sanguine sumit : 720 quam facile accipiter saxo sacer ales ab alto

consequitur pennis sublimem in nube columbam comprensamque tenet pedibusque euiscerat uncis ; Ainsi parle la vierge, et, en feu, avec ses pieds agiles,

elle dépasse le cheval à la course et lui faisant face, après avoir saisi ses rênes, elle l’affronte et se venge en répandant le sang ennemi :

avec la même aisance que l’épervier, oiseau sacré, rattrape du haut d’un rocher une colombe suspendue en l’air dans la nue grâce à ses ailes

et la tient enfermée puis l’éventre avec ses serres crochues ;

Le vers 11.721 consolide le lien de Camilla avec le règne animal lorsqu’il est question de sa vitesse ; comparée à un épervier, oiseau de proie, la chasseuse Camilla est décrite en plein vol, comme au vers 7.808 et, peut-être, d’une manière qui rappelle les vers 11.562-3 :

sonuere undae, rapidum super amnem infelix fugit in iaculo stridente Camilla.

66 cf. p. 26-7 ; Johnston 2006, 27.

67 Veyne 2013b, 301, traduction modifiée.

68 Le verbe décrit aussi la course d’Harpalyce, à cheval, qui devance l’Hèbre rapide (1.317), cf. p. 96-7.

69 Cf. Chapitre 1, partie 1.

Si la comparaison des vers 11.721-23 est explicite, comme celle des vers 12.450-2 (l’arrivée d’Énée comparée à une pluie d’orage venant de la mer), elle est cependant précédée d’une action qu’il faut prendre a priori littéralement : Camilla dépasse véritablement un cheval à la course avant de tuer son cavalier. La collocation directe de l’exploit et de la comparaison est riche en significations. En effet, la comparaison avec l’épervier qui tue une colombe en vol possède une forte valeur esthétique, et offre au lecteur un référent réel, qui facilite la figuration de l’exploit (11.718-20) ; en outre, l’apposition sacer ales, « oiseau sacré », pourrait rappeler que Camilla a été vouée à Diane par Métabus.

Les deux images forment ainsi un ensemble cohérent qui interagit : Camilla est comparée à un rapace, ce qui correspond à la fois à sa nature de chasseuse et (dans la mesure où le rapace est un redoutable tueur) à sa nature dangereuse de guerrière ; l’oiseau est aussi qualifié de sacré, ce qui rappelle la fonction religieuse de Camilla. Le choix de l’animal, au-delà de l’espèce (connue pour sa rapidité), est porteur de sens : les particularités de déplacement de l’oiseau (le vol, la légèreté) lui sont intrinsèques ; elles définissent l’oiseau autant que la vitesse et la légèreté définissent Camilla.

Finalement, la juxtaposition de l’exploit et de la comparaison à l’épervier génère une explication, ou du moins une représentation du mouvement de Camilla. La mobilité du personnage allie donc violence, danger, inhumanité, rapidité et légèreté.

Virgile n’invente pas le lien entre la rapidité et le règne animal ; les littératures grecque et latine font usage des mêmes termes pour qualifier à la fois la rapidité des chasseurs, celle des chiens de chasse, et celle des animaux sauvages qui sont chassés, notamment les cerfs70. L’adjectif pernix, mentionné plus haut, est utilisé dans la littérature latine à propos de chasseurs (Valerius Flaccus, Silius Italicus, Phaedrus, Columelle à propos de chiens de chasse)71, et au sujet d’animaux chassés (Homère et Columelle)72. Un passage décrivant Camilla au combat signale d’ailleurs l’existence d’un rapport ambivalent entre Camilla, sa vitesse, les chasseurs et les bêtes poursuivies (11.686-98)73 :

70 Seelentag 2012, 128.

71 Val. Fl. Arg 1.489 (pernix uenator), Sil. 3.294 (pernix uenator), Phaedr. App. 28.1 (celeri pede) ; 28.9 (uenator citus), Col.

7.12.8 (pernix).

72 Hom. Od. 6.104 : τερπομένη κάπροισι καὶ ὠκείῃς ἐλάφοισι ainsi que Col. 7.12.8 : ceruosque et uelocissima sectantur animalia.

73 Ce passage est également commenté dans les chapitres 2 et 3.

« siluis te, Tyrrhene, feras agitare putasti ? aduenit qui uestra dies muliebribus armis

uerba redargueret. nomen tamen haud leue patrum manibus hoc referes, telo cecidisse Camillae. »

protinus Orsilochum et Buten, duo maxima Teucrum 690

corpora [...] 691

Orsilochum fugiens magnumque agitata per orbem 694 eludit gyro interior sequiturque sequentem ; 695 tum ualidam perque arma uiro perque ossa securim

altior exsurgens oranti et multa precanti congeminat ; uulnus calido rigat ora cerebro.

« As-tu pensé, Tyrrhénien, que tu chassais les bêtes de la forêt ? Il est arrivé le jour où les armes d’une femme vous donneront tort.

Mais ce titre que tu rapporteras chez les Mânes de tes pères n’est pas sans poids, d’avoir été tué par le trait de Camilla. »

C’est aussitôt le tour d’Orsiloque et de Butès, deux colosses troyens ; [...]

Devant Orsiloque, elle prend la fuite, et pourchassée en faisant un grand cercle, elle l’esquive en décrivant un cercle plus petit et, de poursuivie, devient la poursuivante ; alors se dressant de toute sa hauteur auprès de l’homme devenu suppliant et plein de prières, elle abat par deux fois sa hache puissante qui broie le casque et le crâne ; le coup fait couler sur le visage une cervelle toute

chaude.74

La stratégie de combat de Camilla, qui repose de manière implicite sur sa vitesse75, montre une porosité entre les rôles du chasseur et de celui qui est chassé : Camilla transforme son statut durant le combat. Face à un chasseur, Ornytus, elle prononce des paroles de provocation avant de le tuer, puis est pourchassée (volontairement, semble-t-il) par son prochain adversaire, le Troyen Orsiloque, avant de le prendre de vitesse pour le chasser à son tour puis le tuer.

Ornytus est un chasseur tyrrhénien (uenator, 11.677) dont les épaules sont couvertes par la peau d’un jeune taureau et qui porte une tête de loup en guise de casque (11.679-81) ; il se bat au moyen d’un petit javelot à pointe recourbée, qualifié d’« arme des campagnards », agrestis sparus (11.682). Dans les mots qu’adresse Camilla à Ornytus, le verbe agitare (11.686) est « un mot presque technique pour la chasse »76 ; or quelques vers plus loin, sa répétition à propos de Camilla conduit à associer la guerrière à un animal sauvage (feras) (11.686, 11.694)77. Au moment d’affronter Ornytus, les moqueries que Camilla lui adresse au sujet de son accoutrement de chasseur sont donc doublement déplacées. L’ironie du passage est en elle-même perceptible : la chasseresse-guerrière se moque d’un chasseur parti à la guerre (11.686-98). Mais à cela s’ajoute que Camilla a elle-même été décrite affublée un accoutrement similaire, une centaine de vers auparavant (tigridis exuuiae,

74 Veyne 2013b, 277, traduction modifiée

75 McGill 2020, 232.

76 Horsfall 2003, 381 ; McGill 2020, 232.

77 OLD, s.v. fera.

11.577 ; pellis... erepta... iuuenco, 11.679). L’ironie du passage souligne encore davantage le caractère sauvage de la guerrière78 ; en insistant sur les contradictions de la guerrière, l’ironie suggère peut-être chez elle une certaine inexpérience.

Dans ses paroles à Ornytus, la mention de son nom (nomen ... Camillae, 11.688-9) comme forme de consolation est un topos du genre épique, ce qui assimile Camilla au monde épique martial79. À propos du mépris affiché par Camilla, un passage cité par Horsfall, où Achille s’adresse à Lycaon d’une manière comparable (Il. 21.106-35), laisse entendre que cette attitude est similaire à celle d’Achille après la mort de Patrocle80. Cependant, le passage possède une certaine ambiguïté à l’égard de Camilla, puisque ses paroles assoient et contredisent à la fois sa valeur guerrière : les moqueries qu’elle adresse à Oryntus s’appliquent aussi, dans une certaine mesure, à elle-même.

McGill compare les paroles de Camilla à celles qu’Énée adresse à Lausus (10.825-30), et note le contraste entre l’attitude fière et dédaigneuse de Camilla et la compassion affichée par Énée (miserande puer, 10.825).

À propos de l’affrontement suivant, entre Orsiloque et Camilla, McGill cite un passage de l’Iliade où Achille perce avec une pique les tempes de Démoléon à travers son casque (Il. 20.397-400). Virgile ajoute deux éléments dans son imitation d’Homère : la répétition de perque, qui n’est pas présente chez Homère, représente les coups portés par Camilla ; et les prières d’Orsiloque qui génèrent de l’émotion81. Aux différences notées par McGill, j’ajouterais que la pique disparaît au profit de la hache. Ce dernier changement est important en regard de la symbolique attachée à cette arme82. Enfin, dans les paroles de Camilla, une variation de l’incipit de l’Énéide (arma uiro, 11.696) signale du contenu martial et héroïque, et donne une couleur héroïque à Orsiloque et non à Camilla83 ; cet élément confirme l’impression de rapprochement et d’inadéquation du personnage relativement à l’idéal du héros. Camilla est ainsi proche des héros du genre épique, mais, en même temps, le poème semble l’en distancer.

Dans ses actions guerrières, le personnage ne se détache pas de sa nature de chasseresse ; de

Dans ses actions guerrières, le personnage ne se détache pas de sa nature de chasseresse ; de