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Chapitre 3. La signification des armes de Camilla

2) La hache de Camilla : securis, bipennis

Le javelot de Camilla évoqué au vers 7.817 contribue à une certaine représentation de la chasse, de la paix et de la guerre dans l’Énéide. Les mécanismes de basculement mis en œuvre dans le poème pour évoquer le rapport entre vie rustique et guerrière peuvent être mieux appréhendés grâce à l’étude d’une autre arme de Camilla : la hache. Dans l’Énéide, deux termes désignent la hache de Camilla : bipennis (11.651) et securis (11.656), aux définitions suivantes208 :

securis, is, f. :

1. a. une hache, un hachoir, une hachette ; b. une hache d’armes

2. a. la hache d’un bourreau, en particulier celle portée dans les fasces d’un magistrat Romain (ou, plus tôt, des rois) ; b. plur. comme symbole de l’autorité ou de la distinction d’un magistrat ou d’un roi ; c. en gén. plur. comme symbole de la juridiction romaine

3. une partie de la lame de l’outil du vigneron

bipennis, is, f. : une hache à deux lames, une hache à deux tranchants

Les deux termes ne sont pas d’exacts synonymes : bipennis désigne la hache à double tranchant ; le mot est composé du préfixe bi et de pennus ou pinnis, cette confusion étymologique est signalée par le Thesaurus Linguae Latinae : duo uocabula inter se confusa, alterum a penna ductum, alterum a pinna209. Cette hache à deux tranchants rappelle l’expression française : « à double tranchant », au

204 Moorton 1989, 123.

205 Par exemple, en dehors des considérations divines, il est peu surprenant que des chiens de chasse décident de pourchasser un cerf, Duckworth 1956, 358-359.

206 Putnam 1970, 419.

207 Cf. chapitre 1, 2 (partie 2) et 4 (partie 3).

208 OLD, s.v. securis et bipennis.

209 TLL, s.v. bipennis.

figuré, « se dit d’un argument, d’un procédé dont l’emploi peut provoquer des effets opposés (et se retourner contre la personne qui les emploie) »210. L’expression existe aussi en anglais (double-edged, two-edged), en italien (a doppio taglio), en allemand (zweischneidige Schwert). Dans ces langues, l’image qualifie quelque chose qui agit de deux manières, ou produit deux effets, un positif et un négatif.

L’image repose sur un sens figuré parfois péjoratif de « double », qui est à l’origine des expressions

« mener une double vie », « jouer un double jeu », être « un agent double »211. Ce sens péjoratif de

« double » est à mettre en lien avec la duplicité, le « fait d'avoir un comportement double, variant selon les circonstances »212. Il est douteux d’affirmer que le mot bipennis porte un sens figuré aussi évident et figé pour Virgile et son lecteur que pour le locuteur moderne. Cependant, en tenant compte du préfixe et de la large diffusion de l’idée d’ambivalence dans les langues modernes, il n’est peut-être pas défendu d’y déceler une référence au double usage potentiel de la bipennis.

Quant à securis, son usage est relatif à plusieurs domaines constitutifs de la société romaine : domestique (1.a.), rustique (1.a., 3.), guerrier (1.b.), et au domaine légal romain (2. a., b., c.) ; les trois champs d’application du terme ne sont pas anodins en regard du discours virgilien sur le fermier-soldat, qui identifie l’outil et l’arme du fermier italien comme un seul et même objet. À propos du mythe national du soldat-fermier, Quint cite le passage suivant (9.607-10)213 :

at patiens operum paruoque adsueta iuuentus aut rastris terram domat aut quatit oppida bello.

omne aeuum ferro teritur, uersaque iuuencum terga fatigamus hasta,

dure à l’ouvrage et habituée à vivre de peu, notre jeunesse

dompte la glèbe sous le hoyau ou ébranle à la guerre les places fortes.

Toute notre vie s’use sur du fer et c’est en retournant notre lance que nous tourmentons l’échine de nos taureaux.214

L’extrait est issu d’un discours provocateur tenu par Numanus Remulus (9.602-20), jeune beau-frère de Turnus, qu’Ascagne tuera dans son premier combat. Numanus décrit l’endurcissement de la jeunesse italienne par la chasse, l’éducation à la guerre, la vie sobre et rustique. Dans les vers 9.608-9, Numanus décrit l’utilisation rustique ou guerrière du fer. Dans le premier vers, son discours oppose formellement le travail de la terre et l’entraînement au combat.

Cette dichotomie est exprimée par le retournement de la lance (9.609).

210 Le Petit Robert, s.v. tranchant.

211 TLFi, s.v. double.

212 TLFi, s.v. duplicité.

213 Quint 2018, 120.

214 Veyne 2013b, 157, traduction modifiée.

La hache, arme des Amazones

La bipennis de Camilla (11.651) est identifiée à l’une des armes traditionnelles des Amazones215. En grec, cette arme serait appelée σάγαρις ou λάβρυς216. Horsfall considère qu’elle est moins italienne ou rustique que traditionnellement associée aux Amazones, dans l’art et la littérature217. À ce propos, Arrigoni cite Horace : Amazonia securi (Hor. carm. 4.4.20), ainsi qu’un passage de Pline qui attribuerait l’invention de la hache de combat à Penthésilée (Plin. nat. 7.201)218 : Arcum et sagittam Scythen [...], pilum Penthesileam Amazonem, securim Pisaeum, « l’arc et la flèche [ont été inventés] par Scythès [...], le pilum, par l’Amazone Penthésilée ; la hache, par Pisée »219. Le texte semble attribuer l’invention de la hache à Pisée plutôt qu’à Penthésilée, mais la confusion semble issue d’un problème de texte220. Certains manuscrits présentent une variante en amont de la phrase (« syrophéniciens » au lieu de « Syriens... Phéniciens »), qui pousse à une altération de la ponctuation du passage. Si l’on admet ces modifications, les armes sont attribuées autrement : la hache est inventée par Penthésilée et le javelot par Pisée. Selon Beagon, l’attribution des diverses armes ne permet pas de faire un choix entre les deux lectures, et celle qui attribue la hache à Penthésilée est aussi plausible221.

Mayor se base sur une explication de Plutarque pour montrer l’évolution de la hache des Amazones dans la tradition antique grecque. Dans ce passage, Plutarque justifie la forme de la hache tenue par la statue de Jupiter Labradéen en Carie. Selon lui, Héraclès emporta la hache d’Hippolyte en même temps que sa ceinture d’or, et en fit cadeau à la reine Omphale. Au fil de ses changements de propriétaire, la hache d’Hippolyte finit dans ce temple de Zeus en Carie. Plutarque utilise le terme πέλεκυς trois fois, puis une fois la hache placée dans le temple, il la désigne par le terme de λάβρυς d’or ; Mayor note que λάβρυς pouvait désigner la hache rituelle à double tranchant traditionnellement associée à Zeus et aux déesses minoennes222.

Les découvertes archéologiques montrent cependant que la hache typique des guerrières Scythes serait la σάγαρις, qui est une hache de guerre pointue possédant une forme différente.

Mayor explique que sagaris, un mot scythe, renvoie à une petite hache de guerre en fer ou en bronze ; elle est asymétrique, avec en général une lame ronde coupante ou un bout contondant d’un côté,

215 Lacey 1954, 18 ; Horsfall 2003, 336 ; McGill 2020, 221; Arrigoni 1982, 39 n.61.

216 McGill 2020, 221.

217 Horsfall 2003, 336.

218 Arrigoni 1982, 39.

219 Schilling 1977, 116.

220 Horsfall 2003, 336.

221 Beagon 2005, 103.

222 Plut. qu. Gr. 45, 2.302a, Mayor 2014, 219-220.

et une pointe similaire à un pic à glace de l’autre côté. Le long manche en bois permet à cette hache acérée d’infliger des blessures létales sans nécessiter une force trop importante de la part de celui ou celle qui la brandit223. C’est la σάγαρις qui est plus typiquement portée par les Amazones et les Scythes dans l’art et la littérature antiques224 ; Xénophon utilise ainsi le terme σάγαρις lorsqu’il décrit les armes d’un prisonnier perse (Xen. an. 4.4.16). C’est cette arme également que l’on trouve aux côtés des guerriers (hommes et femmes) inhumés dans les kurgans (tertres) des Scythes, qui étaient les contemporains des anciens grecs225.

Il semble que de la tradition grecque au monde romain, la représentation de la hache des Amazones évolue. Arrigoni donne l’exemple du fourreau de l’épée de Tibère, une épée trouvée en Allemagne, à Mainz, datée aux environs de l’an 15 de notre ère. Sur la partie inférieure du fourreau figure un personnage féminin armé d’un javelot et d’une hache à double tranchant, la bipennis226. Il apparaît ainsi qu’à Rome, les figures d’Amazones portaient deux types d’armes. On les représentait soit portant la securis, hache à une lame qui correspond à la σάγαρις, soit brandissant la bipennis, à deux lames, qui correspond à la λάβρυς ou au πέλεκυς.

L’usage de bipennis et de securis dans la littérature latine

Virgile désigne l’arme de Camilla au moyen des deux termes, securis et bipennis, comme s’ils étaient des synonymes ; cet usage correspond à celui d’autres auteurs. Les citations d’Horace (Hor.

carm. 4.4.20) et de Pline (Plin. nat. 7.201) mentionnées plus haut font référence à la hache de guerre au moyen du terme securis, qui désigne une hache à une lame227. D’autres auteurs décrivent explicitement bipennis au moyen de securis : pour Ovide, Arcas est bipennifer, car il brandit une anceps securis (Ov. met. 8.391-8) ; Lycurgue, le roi thrace qui s’oppose à Dionysos et qui abat des vignes, est aussi bipennifer (Ov. trist. 5.3.39) ; Quintilien (qui discute de l’origine du terme et souhaite montrer que le mot est dérivé de pinnis et non de pennus) nous informe que securis utrimque habens aciem « bipennis » (Quint. inst. 1.4.12)228.

En outre, l’usage de securis et bipennis alternativement peut être une référence à la même hache : Lacey cite cinq passage de Silius Italicus où la même arme est appelée securis ou bipennis (Sil.

2.622, 624 ; 5.287, 293 ; 5.499, 507 ; 16.56, 63) ; sauf une hache utilisée pour abattre un arbre (5.499, 507), les passages cités concernent des haches de combat. Lacey considère qu’au moins un des guerriers armés d’une bipennis est calqué sur Camilla (Sil. 2.190, 201). Par ailleurs, Lacey remarque

223 Mayor 2014, 220, cf. annexes B, fig. 4 et 5, tandis que la fig. 3 montre une hache à double tranchant.

224 Snodgrass 1967, 85.

225 Mayor 2014, 220, cf. annexes B, fig. 2.

226 Cf. annexe B, fig. 1.

227 Arrigoni 1982, 39 n. 61.

228 Lacey 1954, 17-18.

que la plupart de ces armes sont barbares ou non romaines : italiennes (4.15), de Campanie (8.50), de Carthage (5.499, 507), ou espagnoles (16.56)229.

Dans l’Énéide, les mentions de la hache de Camilla sont faites durant des épisodes de combat, aux vers 11.651 (bipennis) et 11.696 (securis). Le premier établit explicitement une comparaison avec une Amazone, et fait la liste des armes de la guerrière (11.648-52) :

At medias inter caedes exsultat Amazon unum exserta latus pugnae, pharetrata Camilla,

et nunc lenta manu spargens hastilia denset, 650 nunc ualidam dextra rapit indefessa bipennem ;

aureus ex umero sonat arcus et arma Dianae.

Mais en plein carnage bondit une Amazone230, un flanc découvert pour le combat, c’est Camilla avec son carquois,

tantôt elle multiplie les traits en lançant de sa main souple,

tantôt de sa droite infatigable elle brandit une solide hache à deux tranchants ; sur son épaule sonnent un arc d'or et les armes de Diane.231

Le passage décrit les armes de Camilla : le carquois (par l’adjectif pharetrata), les javelots (hastilia), la hache à double tranchant (bipennis), l’arc d’or (aureus arcus). Les mots en clôture de vers attirent l’attention sur l’identification de Camilla (11.649) à une Amazone (11.648), et sur deux de ses armes : la bipennis et les armes de Diane (arma Dianae). Quelques vers plus loin sont décrites les armes des compagnes de Camilla (11.655-663) :

at circum lectae comites, Larinaque uirgo 655 Tullaque et aeratam quatiens Tarpeia securim, Italides, quas ipsa decus sibi dia Camilla

delegit pacisque bonas bellique ministras : quales Threiciae cum flumina Thermodontis

pulsant et pictis bellantur Amazones armis, 660 seu circum Hippolyten seu cum se Martia curru Penthesilea refert, magnoque ululante tumultu feminea exsultant lunatis agmina peltis.

229 Lacey 1954, 18.

230 Le verbe exsultat peut aussi être traduit par « exulte ». Arrigoni propose « bondir » car l’Amazone Mirina, qui monte elle aussi à cheval, est « molto saltante » (πολύσκαρθµος, Il. 2.814), Arrigoni 1982, 34.

231 Veyne 2013b, 275, traduction modifiée.

Autour d’elle, ses compagnes d’élection, la vierge Larina et Tulla et Tarpeia qui brandit une hache de bronze, filles de l’Italie, que s'est choisie pour elle la divine Camilla pour être honorée et servie dans la paix et dans la guerre :

telles ces femmes de Thrace qui frappent les flots du Thermodon, ces Amazones qui guerroient avec des armes peintes,

soit autour d'Hippolyte, soit, autour de Penthésilée, la fille de Mars, se retirant sur son char, ces troupes de femmes qui bondissent

dans le tumulte et les hurlements avec des boucliers en forme de lune.232

Tarpeia brandit une hache de bronze (aeratam securim, 11.656) ; les cavalières guerroient avec des armes peintes (pictis armis, 11.660), et portent des boucliers en forme de lune (lunatis peltis, 11.663). Le passage mêle des éléments orientaux et italiens233 : d’un côté, elles sont comparées aux Amazones (11.660), elles sont comme les Thraces (11.559), elles se battent autour d’Hippolyte ou de Penthésilée (11.661-2) ; de l’autre, elles sont des Italides (11.657), elles s’appellent Larina, Tulla et Tarpeia. Fratantuono remarque à propos des compagnes de Camilla qu’elles sont représentatives de l’Italie ; « Larina peut être connectée à Larinum, une ville Samnite du Nord ; Tulla évoque à la fois Tullus Hostilius, le troisième roi de Rome, et Servius Tullius, le sixième. Tarpeia est plus difficile à expliquer, car le nom résonne avec une ancienne tradition italienne (...) »234. L’hypothèse de Fratantuono consiste en un arrangement des trois noms : celui de Larina serait évocateur de la géographie ancienne, et rappellerait ainsi positivement l’esprit de l’Italie avant Rome. Les deux autres seraient graduellement négatifs : Tulla possède des associations à la fois positives et négatives aux monarques de Rome, et le nom de Tarpeia possède une connotation lugubre235.

La hache de Camilla réapparaît quelques vers plus loin, utilisée pour tuer Orsiloque : ualidam securim (11.696). Selon Arrigoni, l’apparition de la bipennis au moment de la bataille fait indubitablement référence aux Amazones236. De manière générale, les commentaires ne s’attardent pas sur les détails de l’utilisation de securis et de bipennis ; or, la prise en compte des deux termes montrerait, selon moi, un désir chez Virgile d’attirer l’attention sur l’usage de la hache, bénéfique ou destructeur au long du poème. En outre, par sa provenance parfois orientale, la hache participe à un discours plus large sur les influences étrangères ; les influences étrangères sont au cœur de

232 Veyne 2013b, 275, traduction modifiée.

233 L’adjectif « oriental » est utilisé afin de désigner l’origine supposée des Amazones, dont Arrigoni fournit une discussion détaillée (Arrigoni 1982, 43, cf. n. 43 pour les origines attribuées à Penthésilée en particulier).

234 Fratantuono 2009, 214-5. On ignore si la fille de Tarpeius mourut ou non en trahissant Rome ; trois versions de l’histoire de Tarpeia sont transmises par Tite-Live (Liv.1.11.21-2).

235 Tarpeia trahit la citadelle de Rome durant le règne de Romulus (Var. L. 5.41, Prop. 4.4.93, Ov. Met. 14.776).

236 Arrigoni 1982, 39 n. 61.

débats politiques à Rome237, et elles ont un sens tout particulier lorsqu’il s’agit d’Énée238. Si l’existence d’un sens figuré à propos du caractère double de bipennis ne peut être assurée a priori, les domaines auxquels appartient securis pourraient soutenir l’argument. À cet égard, l’étude des autres passages du poème où apparaissent securis et bipennis éclaire la signification que peut posséder la hache dans les mains de Camilla.

Dans les Géorgiques, Aristée se lamente auprès de Cyrène, et lui propose de détruire ses vignes à la hache puisqu’il a perdu ses abeilles (georg. 4.329-32) :

quin age et ipsa manu felicis erue siluas,

fer stabulis inimicum ignem atque interfice messis, ure sata et ualidam in uitis molire bipennem

Va, continue, et, de ta propre main, arrache mes fertiles vergers, porte dans mes étables un feu ennemi, et détruis mes moissons, brûle mes semailles, et brandis contre mes vignes ta forte hache à deux tranchants,

Hormis dans ce passage des Géorgiques, Virgile fait surtout usage de bipennis dans l’Énéide (5 occurrences)239. La bipennis est utilisée par Pyrrhus pour détruire une porte (2.479) ; dans le livre 2, elle est aussi utilisée afin d’abattre un arbre : Troie est comparée à un frêne abattu au moyen de coins et de haches (2.627) ; une double hache d’argent ciselé est offerte parmi les prix des jeux funèbres (5.307). Lors de la trêve décidée pour que chaque camp s’occupe de ses morts, Troyens et Latins se mêlent. Ils abattent les arbres nécessaires aux bûchers à l’aide d’une double hache (11.135). La hache de Camilla est mentionnée ensuite (11.651)240.

Sur les cinq occurrences, bipennis est utilisé deux fois durant un combat meurtrier : Pyrrhus l’utilise pour ouvrir une brèche dans la porte du palais de Priam (2.469-505), initiant un massacre ; il est important de remarquer que le guerrier exulte (exsultat, 2.470) et que le passage insiste sur la violence du personnage et de la scène (instat ui patria Pyrrhus, 2.491 ; fit uia ui, 2.494 ; furens, 2.498 ; furentem, 2.499). Un autre passage contient bipennis dans le contexte de combats meurtriers. Il se trouve durant les combats du livre 11, où Camilla est aussi décrite en train d’exulter (exsultat Amazon, 11.648-52, cf. supra). Les contextes respectifs des autres occurrences de bipennis possèdent avec la guerre un lien indirect. Dans le livre 5, « une hache à deux tranchants en argent ciselé » est offerte en prix des jeux : spicula caelatamque argento bipennem (5.306-7). À propos de cette arme offerte en prix durant les jeux funèbres, Fratantuono et Alden Smith remarquent que « chaque participant,

237 Par exemple Liv. 34.3-5.

238 L’italianisation d’Énée est discutée en parallèle avec l’orientalisation de Camilla dans le chapitre 4, partie 3.

239 Lacey 1954, 18. Lacey cite quatre occurrences dans l’Énéide, le site Musisque Deoque fournit celle du vers 11.135.

240 Cette occurrence de bipennis n’apparaît pas dans la littérature secondaire consultée, peut-être car c’est un adjectif.

troyen, grec ou sicilien, reçoit une arme qui symbolise la destruction de Troie »241. La hache est utilisée par un destructeur de Troie, Pyrrhus, mais aussi métaphoriquement ; lors de la chute de Troie (2.626-8), la destruction de la ville est représentée par un arbre en train d’être abattu :

ac ueluti summis antiquam in montibus ornum cum ferro accisam crebrisque bipennibus instant eruere agricolae certatim

Ainsi lorsqu’au sommet des monts les paysans

s’efforcent d’abattre par le fer un frêne antique, entamé par les coups drus des haches à double tranchant.242

Un deuxième passage décrit l’utilisation de la hache pour abattre des arbres afin de construire des bûchers (11.132-8) :

bis senos pepigere dies, et pace sequestra per siluas Teucri mixtique impune Latini errauere iugis. ferro sonat alta bipenni 135 fraxinus, euertunt actas ad sidera pinus,

robora nec cuneis et olentem scindere cedrum nec plaustris cessant uectare gementibus ornos.

Ils se sont engagés pour deux fois six jours ; grâce à cet intermède de paix, Troyens et Latins, mêlés impunément, se sont répandus dans les forêts et sur les monts. Le frêne élancé résonne sous le fer de la hache à deux tranchants, on abat des pins qui s’élèvent jusqu’au ciel,

on ne cesse de fendre avec des coins le rouvre et le cèdre odorant ou de transporter des ornes sur des chariots gémissants.243

L’adjectif bipennis qualifie la matière : ferrum244, et attire ainsi l’attention sur le matériau. Deux éléments rapprochent les passages des vers 2.626-8 et 11.132-8 : ornus et fraxinus, qui désignent la même essence d’arbre, le frêne245, et ferro et bipennis qui apparaissent deux fois au sein d’un même vers. Les deux passages rappellent un fragment d’Ennius (Enn. ann. 175-9)246 :

incedunt arbusta per alta, securibus caedunt, percellunt magnas quercus, exciditur ilex, fraxinus frangitur atque abies consternitur alta, pinus proceras peruortunt : omne sonabat arbustum fremitu siluai frondosai.247

241 Fratantuono & Alden Smith 2015, 361.

242 Traduction personnelle.

243 Veyne 2013b, 241.

244 Horsfall 2003, 124.

245 OLD, s.v. fraxinus et ornus.

246 Horsfall 2003, 124. Fratantuono 2009, 58. McGill 2020, 100.

247 Skutsch 1985, 86.

Ils coupent les arbres dans leur profondeur, ils les abattent avec des haches, ils heurtent les grands chênes, les yeuses sont détruites,

le chêne est brisé et le haut sapin est renversé,

ils renversent les nobles sapins : toute la plantation résonnait du grondement de la forêt feuillue.

Les arbres mentionnés par Virgile sont les mêmes que dans le passage d’Ennius, et s’il ne s’agit pas d’un parallèle exact, le premier s’inspire du second afin de souligner l’odeur des arbres248. Une autre source serait un passage de l’Iliade, qui concerne lui aussi la coupe du bois pour la construction de bûchers (Il. 23.117-21)249.

L’étude des occurrences de bipennis montre une correspondance entre les livres 2 et 11. Au livre 2, Pyrrhus utilise la bipennis pour ouvrir la voie du massacre (2.479), puis l’arbre de Troie est métaphoriquement abattu à l’aide de la bipennis (2.627)250. À l’inverse, dans le livre 11, ce sont d’abord des arbres qui sont abattus pour les bûchers (11.135), puis Camilla massacre ses adversaires à l’aide de la bipennis (11.651). Les contextes d’utilisation de l’arme, au fil du poème, présentent une amélioration notable : Pyrrhus et les autres grecs ont commis un massacre. Contrairement à eux, Camilla qui se bat contre d’autres guerriers armés. De la même manière, l’image de Troie qui chute comme un arbre abattu ne possède pas l’embryon d’espoir que l’on peut percevoir dans les vers

L’étude des occurrences de bipennis montre une correspondance entre les livres 2 et 11. Au livre 2, Pyrrhus utilise la bipennis pour ouvrir la voie du massacre (2.479), puis l’arbre de Troie est métaphoriquement abattu à l’aide de la bipennis (2.627)250. À l’inverse, dans le livre 11, ce sont d’abord des arbres qui sont abattus pour les bûchers (11.135), puis Camilla massacre ses adversaires à l’aide de la bipennis (11.651). Les contextes d’utilisation de l’arme, au fil du poème, présentent une amélioration notable : Pyrrhus et les autres grecs ont commis un massacre. Contrairement à eux, Camilla qui se bat contre d’autres guerriers armés. De la même manière, l’image de Troie qui chute comme un arbre abattu ne possède pas l’embryon d’espoir que l’on peut percevoir dans les vers