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Chapitre 3. La signification des armes de Camilla

1) Le javelot pastoral (7.817)

Cette arme est mentionnée lors de la première apparition du personnage, dans le dernier vers du livre 7. Cette place extrêmement visible qui lui est attribuée semble indiquer que l’arme possède une valeur symbolique importante. Et en effet, elle permet un jeu d’échos et de rappels intertextuels et intratextuels que ce chapitre s’attachera à énumérer ; certains éléments seront ensuite repris en lien avec les autres armes de Camilla.

L’interprétation du vers 7.817, plus précisément celle des valeurs symboliques de myrtum et pastoralem, a évolué selon les commentaires, anciens et modernes. Servius commente le vers 7.817 : il note que l’arme est un javelot à la pointe de fer. L’arme est « pastorale », car les bergers utilisaient des javelots de ce type pour la défense de leurs troupeaux172. L’exégèse moderne a considéré que l’arme était à l’origine un bâton de berger (pastoralis myrtus) transformé en javelot par la fixation d’une lame (praefixa cuspide). Cette lecture repose sur l’ajout d’une dimension temporelle : le bâton de berger existe d’abord sans pointe, puis cette dernière est fixée à son bout.

C’est notamment l’interprétation de Philippe Heuzé, qui voit dans cette conversion l’union symbolique de Mars et de Vénus, parce que le myrte serait consacré à Vénus. Cette interprétation de myrtum mène Heuzé à établir des liens métonymiques entre l’arme et Camilla. Il est amené à conclure à l’existence d’un message subliminal : la nature de la beauté de Camilla exercerait une fascination mortelle173. Le fait que Turnus perçoive Camilla comme une horrenda uirgo (11.507), formule du narrateur-poète, soutiendrait cette idée. Il semble que l’attention portée par Heuzé à la beauté de Camilla reflète avant tout le cadre de son propre travail qui porte sur l’image virgilienne du corps. Mais le propos principal du vers 7.817 ne concerne peut-être pas la beauté de Camilla. Il pourrait plutôt servir à attirer notre attention sur une relation complexe entre la nature de l’arme et son usage, non seulement dans la main de Camilla, mais plus largement dans le poème.

L’interprétation selon laquelle praefigo signifie que l’arme est à l’origine un bâton de berger sans pointe est rejetée par Tarleton. Son premier argument repose sur la littérature, qui décrit

171 Egan 1983, 21.

172 Serv. Aen. 7.817, cité par Tarleton 1989, 267.

173 Heuzé 1985, 266.

plusieurs armes au moyen du terme praefixum174. Trois exemples proviennent de l’Énéide : les garçons troyens dont fait partie Ascagne « tiennent chacun deux épieux de cornouiller à pointe de fer175 » : cornea bina ferunt praefixa hastilia ferro, (5.557) ; la lance avec laquelle Turnus tue Pallas est

« du rouvre armé d’un fer aigu »176 : ferro praefixum robur acuto (10.479) ; et les armes brandies par Messapus face à Énée sont « deux javelots flexibles armés de fer »177 : lenta (...) praefixa hastilia ferro (12.489). Tarleton cite en outre deux exemples provenant de la Thébaïde de Stace, où l’on trouve la même configuration de mots (praefixa et cuspide)178.

Le deuxième argument de Tarleton consiste à rappeler que les pratiques d’élevage, en Grèce et à Rome, reposaient sur la transhumance ; il déduit de l’isolement des bergers qu’il était naturel pour eux de s’armer d’un javelot ou d’une pique, afin de se protéger des bêtes sauvages et des voleurs de bétail179. Cet argument repose également sur la littérature, qui mentionne des bergers armés de javelots ou de piques180. Au 3e siècle av. J.-C., l’élevage de troupeaux en transhumance se développe (Liv. 39.29.8-9 ; Tac. ann. 12.65) ; à cette époque sont relatés des troubles causés par des bergers (Diod. 34.5.2.27-30, Sall. Cat. 30.2) ; ces groupes de bergers armés sont semblables à des bandes de soldats, ils sont parfois constitués d’esclaves et leur dangerosité est mise en avant181.

La présence de pastoralem rend l’interprétation du vers 7.817 complexe. Les connotations littéraires du terme sont difficilement réconciliables avec le caractère meurtrier de l’arme. De là provient peut-être l’hypothèse du bâton de berger dépourvu de lame à l’origine, par la suite fixé d’une pointe. Cette dernière interprétation a ainsi tenté de résoudre ce qui semblait être une contradiction. Or les connotations littéraires de pastoralis doivent être considérées avec précaution.

Afin de reconstituer la perception de pastoralis par les contemporains de Virgile, Tarleton suggère que le mot pouvait évoquer tout autant la vie sordide du berger contemporain que le monde idyllique de la poésie pastorale182. Il cite à l’appui Virgile lui-même, qui met en scène un combat de javelot entre un maître et ses bergers (georg. 2.529-30)183.

174 Tarleton 1989, 267.

175 Veyne 2013a, 257.

176 Veyne 2013b, 203, traduction modifiée.

177 Veyne 2013b, 329, traduction modifiée.

178 Stat. Theb. 2.598, 4.177, Tarleton 1989, 270.

179 Tarleton 1989, 268.

180 Hom. Il. 5.136 (Diomède comparé à un berger), 11.548-55 (Ajax est comparé à un lion chassé d’une étable par des paysans armés de javelots), 12.299-306 (Sarpédon comparé à un lion pennant le risque d’être atteint par les épieux ou les javelines des bergers), 17.657-64 (Ménélas comparé à un lion qui s’éloigne d’une étable, chassé par des hommes portant des javelots) ; Varro rust. 2.10.3 ; Colum. 7.3.26, (référence aux armes des bergers sans précision sur la nature de l’arme), Tarleton 1989, 269.

181 Tarleton cite notamment le cas d’un préteur sicilien qui tente d’apaiser la situation en interdisant le port d’armes aux bergers (Cic. Verr. 5.7), Tarleton 1989, 269, n. 14.

182 Tarleton 1989, 269.

183 Tarleton 1989, 270.

Une autre interprétation de l’arme, qui n’est pas incompatible avec celle de Tarleton, est celle d’Arrigoni. Cette dernière considère que ce javelot rappelle le ueru ou uerutum des Volsques, cité dans les Géorgiques (georg. 2.168). Il « convien[drai]t bien, comme symbole ethnique, à une reine Volsque en parade »184. Tarleton approuve cette hypothèse, mais précise que le uerutum n’a pas

« d’association spécifiquement pastorale »185. L’arme de Camilla pourrait donc posséder une coloration indigène renvoyant aux Volsques et non seulement à l’ensemble des populations italiennes du 3e siècle av. J.-C.

L’interprétation de l’arme évoquée au vers 7.817 nécessite peut-être d’accepter la coexistence de références difficiles à réconcilier. Il n’est pas impossible de considérer que le poète exploite tout le potentiel significatif de l’arme portée par Camilla, et que les interprétations différentes du vers ne s’infirment donc pas mutuellement. En ce sens, au sujet de la symbolique proposée par Heuzé d’une union de Mars et Vénus186, il est vrai que Camilla possède peu de caractéristiques l’apparentant à Vénus, excepté le fait d’être une femme ; cependant, Cairns a émis l’hypothèse que Vénus fasse l’objet d’une « correction homérique » dans l’Énéide187 ; or il est raisonnable de percevoir un lien entre Vénus et le monde de la chasse dans les modalités de son apparition à Énée (1.314-37). Selon cette lecture, Vénus possèderait ainsi certaines caractéristiques de la chasseresse Diane. Dans ce cas, le lien métonymique perçu par Heuzé doit être modifié ; l’interprétation du javelot de Camilla comme un bâton de berger pourvu d’une pointe n’exclut pas la dimension métonymique de l’arme de Camilla, mais semble confirmer une référence à un aspect de séduction redoutable.

Le myrte de Camilla semble dans tous les cas évoquer la vie pastorale bucolique en raison de la présence de pastoralis. En même temps, il est indéniable que le myrte, au moment où l’arme est décrite, appartient au monde guerrier. Dans les Géorgiques, Virgile mentionne d’ailleurs l’utilisation de ce bois pour les armes (georg. 2.447-8) :

at myrtus ualidis hastilibus et bona bello cornus188

et le myrte et le cornouiller, [féconds] en solides javelots, sont bons pour la guerre.

184 Arrigoni 1982, 29.

185 Tarleton 1989, 270.

186 Heuzé 1985, 266.

187 Cairns 1989, 131, renvoie à l’article de E. L. Harrison, 1981, ‘Vergil and the Homeric Tradition’, Papers of the Liverpool Latin Seminar 3, 209-25 [non uidi].

188 Mynors 1994.

Par ailleurs, le terme apparaît dans l’Énéide, dans les enfers ; une forêt de myrtes entoure les champs des pleurs où se trouve Didon (6. 444). Il s’agit d’un des nombreux éléments de rappel décelables entre ces deux femmes au destin tragique189. Un autre passage de l’Énéide lie, de manière tragique, le buisson de myrte à la guerre ; au début du livre 3, lorsque Énée entreprend de s’installer sur la terre des Thraces, il découvre un étrange buisson de myrte (3.22-8) :

forte fuit iuxta tumulus, quo cornea summo uirgulta et densis hastilibus horrida myrtus.

accessi uiridemque ab humo conuellere siluam

conatus, ramis tegerem ut frondentibus aras, 25 horrendum et dictu uideo mirabile monstrum.

nam quae prima solo ruptis radicibus arbos uellitur, huic atro liquuntur sanguine guttae

Or, près de là, il y avait un tertre couronné de pousses de cornouiller et d’un myrte hérissé d’un buisson de javelots.

Je m’approchai et, comme j’entreprenais d’arracher de terre cette verte broussaille pour couvrir les autels de leur frondaison, j’ai sous les yeux un prodige effroyable, surprenant à dire : du premier arbuste arraché en brisant ses racines

coulent des gouttes de sang noir190

Énée découvre que l’horrible buisson a poussé sur le corps de Polydore : envoyé sur ces rivages par Priam, il a été transpercé de javelots par les Thraces qui changèrent de camp lorsque Troie leur parut trop affaiblie (3.39-57). Polydore décrit ce qui lui est arrivé par une métaphore particulière (3.45-6) :

« hic confixum ferrea texit

telorum seges et iaculis increuit acutis. »

« Ici même, j’ai été transpercé et la moisson ferrée des flèches a poussé sur moi en javelots pointus. »191

L’image de cette moisson de fer formée par les flèches exprime à la fois la densité des traits dont a été transpercé Polydore et la verticalité du bouquet de flèches. Il est aussi possible d’y lire une préfiguration de la transformation du monde rustique (seges) au monde de la guerre (ferrea) subie par l’Italie à partir du livre 7. Cette transformation est développée dans la suite de ce chapitre, car plusieurs armes de Camilla participent à son évocation.

189 Cf. chapitre 4, partie 1.

190 Veyne 2013a, 127.

191 Veyne 2013a, 127, traduction modifiée.

À ce stade de l’analyse des significations du javelot pastoral de Camilla, je procède à une brève synthèse ; ensuite, j’étudie plusieurs liens entre l’épisode de Camilla et des passages du livre 7, qui offrent une meilleure compréhension du lien que possède le javelot pastoral avec la vie rustique italienne. On décèle dans le catalogue de la fin du livre 7 une visée antiquarian de Virgile192 ; l’arme mentionnée au vers 7.817 a pu faire référence à l’arme des Volsques, le uerutum ; pastoralis pourrait ainsi évoquer un type de vie rustique indigène, qu’auraient mené les populations Volsques à l’arrivée d’Énée, dans l’imaginaire contemporain de Virgile. Il n’est pas nécessaire que la vie rustique évoquée par l’arme de Camilla corresponde à la vie rustique idéalisée. Horsfall évoque cette vision réaliste de la rusticité du Latium primitif ; selon lui, « pastoralis a gagné une fragilité de porcelaine qu’il n’avait pas pour Virgile »193. En fait, il n’est pas exclu que le poète cherche à produire un rappel contrastant entre l’Énéide et les Bucoliques : la présence de pastoralis provoque la réminiscence du monde pastoral des Bucoliques. Or, les hostilités commencées au livre 7 engendrent une dissonance avec ce monde idéal ; elles attestent du réalisme pastoral de l’Énéide. L’ensemble de ces références font la richesse du poème. Il est dangereux de tenter les résoudre à tout prix par l’exclusion d’une interprétation ou par l’introduction d’une dimension temporelle. Ces procédés, à trop simplifier, peuvent au final écraser une complexité que recherche sûrement le poète.

Au contraire, la capacité du seul vers 7.817 à faire coexister et interagir les multiples facettes présentes dans le poème serait précisément un exemple de ce qui fait la richesse de l’Énéide. À ce sujet, un autre javelot mérite d’être évoqué ; le javelot de Métabus joue un rôle primordial dans le destin de Camilla. Ce javelot auquel Camilla est attachée enfant est noueux : telum immane manu ualida quod forte gerebat/bellator, solidum nodis et robore cocto, « il tenait dans sa forte main de guerrier un formidable javelot, massif, noueux, de rouvre durci au feu »194 (11.552-3). Il rappelle les javelots des paysans italiens décrits dans le livre 7 : stipitis hic grauidi nodis, « celui-là est chargé d’un bâton noueux » (7.505-7). Camilla n’est pas une cultivatrice, mais elle hérite de la rusticité de Métabus, à laquelle elle est symboliquement liée lorsqu’elle est attachée au javelot paternel195.

Comme dans le vers 7.817, l’Italie rustique et celle qui combat sont évoquées simultanément dans l’Énéide ; l’attention est amenée sur ce basculement de la vie rustique à la vie guerrière dès le livre 7. La réaction du Latium rural (7.475-539), qui n’est pas dépourvu de brutalité, traduit une ambiguïté virgilienne à propos du Latium primitif196. Un réseau sémantique présent dans l’Énéide suggère une certaine vision des rapports entre la guerre et la rusticité dans l’Italie de l’Énéide. Le

192 Williams 1961, 153.

193 Horsfall 2000, 529.

194 Veyne 2013b, 269, traduction modifiée.

195 Cf. chapitre 2, partie 2.

196 Horsfall 2000, 329-330 ; Quint 2018, 119 ; Moorton 1989, 116-8.

réseau sémantique et lexical entourant les armes de Camilla appartient à une plus large réflexion sur le potentiel des armes humaines. Dans le livre 7, les paysans italiens utilisent d’abord les outils de leur labeur, puis se tournent vers les vraies armes dans l’escalade qui mène à la guerre. Le début des hostilités peut être une réaction à la violation de leur monde rustique qui semble pacifique ; il peut aussi révéler la présence d’une nature violente sous la surface, une aptitude des fermiers qui sont prêts à la guerre. Cette aptitude, qui s’exprime à travers les outils et les armes, serait ainsi symbolisée par le javelot pastoral de Camilla197. Les relations entre le monde pastoral et la violence des hommes peuvent être éclairées par un passage du livre 7 (7.511-515)198 :

at saeua e speculis tempus dea nacta nocendi ardua tecta petit stabuli et de culmine summo pastorale canit signum cornuque recuruo Tartaream intendit uocem, qua protinus omne

contremuit nemus et siluae insonuere profundae ; 515 De son poste de guet, la cruelle déesse vient de trouver l’occasion de nuire.

Elle gagne donc le toit abrupt d’une bergerie et, du plus haut du comble, elle fait entendre le signal des pâtres et dans la trompe recourbée

elle enfle sa voix infernale, qui fait aussitôt

frissonner tout le bocage et résonner les profondeurs sylvestres.199

La réaction des Latins à la mort du cerf de Silvia est décrite comme une escalade de violence, dont Allecto encourage chaque étape jusqu’à l’éclatement de la guerre. C’est elle qui donne le signal de ralliement, un signal pastoral (pastorale signum) qui produit une première réaction dans les bois (nemus) et les forêts (siluae). Comme dans le vers 7.817, deux fonctions sont réunies dans un objet : l’une est pastorale (pastorale) ; l’autre est guerrière : signum canere est une phrase militaire standard200. La corne des bergers est l’outil qui permet à Allecto de faire éclater la guerre. Le détournement de la corne de chasse exprime un mouvement général du poème : la métamorphose de la paix à la guerre201. L’arme de Camilla mentionnée au vers 7.817 est selon Putnam « l’emblème final de la perversion du pastoral à la violence, de l’amour fourvoyé à la guerre, du myrte de Vénus à l’arme de Mars »202. Moorton remarque plutôt une « fusion » du pastoral et de la violence dans l’arme de Camilla, et commente avec ironie (mais à raison) que Mars « semble venir à elle plus naturellement que Vénus »203. Putnam suppose l’existence d’une Italie pacifique avant l’arrivée des Troyens ; or, Moorton a pu montrer que la violence des Latins est antérieure à l’arrivée des Troyens dans l’Énéide.

197 Quint 2018, 119. Cf aussi chapitre 3, partie 2.

198 Moorton 1989, 124, qui y voit un parallèle marquant avec l’arme de Camilla du v. 7.817 ; Horsfall 2000, 529 ; Putnam 1970, 419.

199 Veyne 2013b, 41, traduction modifiée.

200 Moorton 1989, 124.

201 Putnam 1970, 418.

202 Putnam 1970, 419.

203 Moorton 1989, 14.

Les Latins sont un peuple actif et violent, séduit par les forces obscures d’Allecto en raison de leur humanité, par nature vulnérable selon la conception virgilienne de l’humain204. L’influence d’Allecto n’innocente pas les Latins ; comme l’a montré Duckworth, les agissements d’Allecto convergent avec les désirs déjà établis de Turnus et d’Amata205.

L’importance de la chasse pratiquée par Ascagne, qui permet le début du conflit, est à souligner. La lecture temporelle de Putnam conduit à une vision évolutive de la chasse dans l’Énéide : elle servirait d’abord à procurer des vivres (livre 1), puis du butin (livres 3 et 7), et mènerait finalement à la guerre206. Deux éléments infirment cette progression de la chasse dans le poème, associée à l’idée de perversion amenée par les Troyens ; d’une part, la violence des Latins est antérieure à l’arrivée des Troyens ; d’autre part, le réseau sémantique établi autour d’une autre arme de Camilla : la hache (cf. infra). Une telle progression est cependant visible à l’intérieur de l’épisode de Camilla207.