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Chapitre 2. Camilla et les armes

2) La transmission des armes à Camilla

Dans le récit de l’enfance de Camilla que fait Diane à Opis, le lecteur est informé du lien originel entre Camilla et les armes. Deux passages, les vers 11.552-63 et 11.573-5, relatent les premiers contacts physiques de la jeune Camilla avec les armes. L’éducation dont a bénéficié Camilla y est présentée comme une conséquence de la vie menée par son père. En fuyant les soldats volsques, alors qu’il cherche à gagner les bois à la course, tenant Camilla contre son sein, Métabus parvient face à un fleuve en crue. Pour que sa fille survive à la traversée, il l’attache avec l’écorce d’un chêne-liège à son javelot (11.552-5). Pour s’assurer de la survie de l’enfant, il la voue à Diane (11.557-60), puis la lance au-dessus du fleuve Amasenus (11.561-3)129 ;

telum immane manu ualida quod forte gerebat 552 bellator, solidum nodis et robore cocto,

huic natam libro et siluestri subere clausam

implicat atque habilem mediae circumligat hastae ; 555 quam dextra ingenti librans ita ad aethera fatur :

« alma, tibi hanc, nemorum cultrix, Latonia uirgo, ipse pater famulam uoueo ; tua prima per auras tela tenens supplex hostem fugit. accipe, testor,

diua tuam, quae nunc dubiis committitur auris. » 560 dixit, et adducto contortum hastile lacerto

immittit : sonuere undae, rapidum super amnem infelix fugit in iaculo stridente Camilla.

Le début du passage décrit Métabus qui attache sa fille à l’énorme lance, qu’il tient « avec sa main vigoureuse ». En tête de vers, l’allitération en m (telum immane manu) attire l’attention à la fois sur la main du guerrier Métabus et sur son immense javelot ; de multiples termes désignent cette

128 Cf. chapitre 4, partie 1.

129 Ce lancer de javelot est un amalgame de plusieurs éléments ; la tradition n’a pas conservé la source principale de Virgile, Horsfall 2020, 220-221, 229.

arme : telum (11.552, 559) et hasta (11.555), hastile (11.561) et iaculum (11.563), ce qui souligne l’importance du javelot dans le passage.

Dans la prière que prononce Métabus, il décrit à Diane sa fille (supplex), qui tient « ta première lance » (tua prima tela). Après avoir parlé, Métabus lance son javelot, et Camilla, infelix, vole au-dessus des flots, puis atterrit avec succès de l’autre côté130. La dissonance entre le succès du lancer et le terme infelix suggère que l’adjectif est proleptique : associé à la mort dans le poème, infelix annonce le destin tragique de Camilla131. Par ses actions, le père de Camilla a instauré pour elle un double lien : d’abord avec les armes, puis avec Diane. L’acte de lier physiquement Camilla à une arme de jet est constitutif du destin de l’enfant, dont on sait qu’elle devient une chasseresse puis une guerrière redoutable (7.803-17)132.

La traversée du fleuve instaure donc chez Camilla un rapport ambivalent aux armes : en tant qu’héritage de Métabus (il est bellator au v. 11.553, Camilla est bellatrix au v. 7.805), elles servent à la guerre ; en vertu du lien avec Diane, les armes de Camilla servent aussi à la chasse. D’ailleurs, à propos de l’arme brandie par Métabus, Horsfall note qu’il s’agit d’une lance de chasseur. Les nœuds de l’arme (nodis, 11.553) sont, d’après lui, un détail descriptif des armes rustiques133. En outre, Camilla est attachée à cette arme « avec l’écorce d’un chêne-liège de la forêt » (libro et siluestri subere, 11.554) ; le chêne-liège, qui protège Camilla lors de la traversée du fleuve, apparaît aussi dans le contexte guerrier : il y est fait référence dans un passage du livre 7 dont la tonalité est fortement varonnienne (7.741-3)134 :

Teutonico ritu soliti torquere cateias ;

tegmina quis capitum raptus de subere cortex aerataeque micant peltae, micat aereus ensis.

Ils lancent leur javelot traditionnel comme le font les Teutons ; pour couvrir leur tête, ils détachent l’écorce du chêne-liège

et le bronze brille sur leur petit bouclier, le bronze brille sur leur épée.135

Ces guerriers sarrastes qui utilisent l’écorce de l’arbre en guise de casque sont menés par Oebalus, lui-même fils d’une nymphe et du roi Télon (7.733-40)136. Le caractère rustique de ce détail commun correspond à une relation plus générale de Camilla avec la rusticité italienne. Les

130 On notera le caractère extraordinaire de cette traversée aérienne, qui rappelle sa vitesse prodigieuse évoquée à la fin du livre 7 ainsi que la comparaison des vers 11.721-3 avec un épervier (cf. chapitre 1).

131 McGill 2020, 201-2. L’adjectif infelix est commenté dans le chapitre 4, partie 1.

132 McGill note ce lien entre le lancer de javelot qui sauve Camilla et le destin du personnage, McGill 2020, 199.

133 Horsfall 2003, 322-3.

134 Horsfall 2020, 220.

135 Veyne 2013b, 57, traduction modifiée.

136 Un autre guerrier du catalogue partage certaines caractéristiques avec Camilla : la protection de Diane et une condition qui dépasse celle du simple mortel. Il s’agit d’Hippolyte, ramené à la vie grâce à Diane-Artémis sous le nom de Virbius, Waldner 2017.

armes possédées par Camilla à l’âge adulte montrent les rapports complexes du personnage à la chasse, au monde rustique et au monde de la guerre, dans une évolution comparable à celle du Latium tout entier qui passe d’un monde rustique à la guerre137. La dimension de l’héritage de ces rapports est clairement identifiable, d’autant plus que le javelot paternel réapparaît lorsque Camilla commence à marcher. À ce moment-là, Métabus place un javelot dans ses mains (11.573-5) :

utque pedum primis infans uestigia plantis institerat, iaculo palmas armauit acuto

spiculaque ex umero paruae suspendit et arcum.

Dès que l’enfant eut imprimé avec ses pieds la trace de ses premiers pas, [Métabus] arma ses mains d’un javelot pointu

et suspendit les flèches et l’arc à l’épaule de la fillette138.

C’est l’âge de Camilla qui est évoqué dans les vers 11.573-4 : le moment à partir duquel elle cesse de ramper et devient capable de tenir une arme. Ce détail descriptif est porteur de sens : dans cet extrait, le mot planta n’est pas lié à la vitesse du personnage. Cependant, la rareté du mot pourrait suffire à rappeler la première évocation des pieds du personnage : ses pieds ont déjà symbolisé la rapidité de l’adulte Camilla. La répétition est significative et paraît même délibérée. L’allitération en p suggérerait, selon Horsfall, un pas plus lourd que celui de Camilla139. Pourtant, la plupart des mots qui créent l’allitération se réfèrent à Camilla140 ; l’allitération renverrait donc plutôt au son irrégulier que produiraient les premiers pas de Camilla, voire à sa première course.

Dans les vers 11.573-5 a lieu la deuxième prise de contact de Camilla avec les armes ; les mains de Camilla seront dès lors consacrées au maniement des armes : iaculo palmas armauit acuto.

Le terme palma est choisi, plutôt qu’un autre mot plus ordinaire comme manus. La différence entre palma et manus est similaire à celle de pes et planta ; Manus se réfère à l’entier de la main, tandis que palma renvoie à la paume, au plat de la main, du poignet jusqu’aux bout des doigts.

Il faut noter que palma est utilisé dans une acception plus large en latin qu’en français ou en anglais. Le terme apparaît dans des expressions qui se réfèrent à toute action dans laquelle cette partie de la main est principalement utilisée141. Ainsi, bien qu’il soit tentant, par exemple, de chercher à lire un geste d’ouverture lorsqu’apparaît la paume d’une main, il est incertain de fonder une interprétation sur ce seul choix lexical.

137 Cette correspondance dans l’évolution vers la guerre est discutée dans le chapitre 4, partie 3.

138 Veyne 2013b, 269.

139 Horsfall 2003, 334-5.

140 Fratantuono 2009, 196-7.

141 OLD, s.v. palma.

Par contre, l’usage du mot palma (11.574) gagne à être comparé à ses autres contextes dans le poème. Il existe 28 occurrences du mot palma dans l’Énéide142. Après l’exclusion de celles qui concernent la plante, il reste 19 occurrences de palma se référant à la main. La plupart (15) sont utilisées pour décrire un geste de supplication (envers les dieux ou non), ou de lamentation (par exemple quand Silvia aperçoit son cerf blessé, 7.503). La locution tendere palmas est la plus fréquente (11) : le geste est typique de la prière ou de la supplication143. En apparence, le contexte de ces mentions de palma partage peu avec celui des vers 11.573-5, sauf sa dimension religieuse : Camilla, après tout, a été vouée à Diane en même temps qu’elle était attachée à un javelot (11.573-5).

Il existe des occurrences de palma qui ne sont pas des gestes de prière : deux se trouvent dans le livre 5, lors des jeux funèbres en l’honneur d’Anchise. Au début de l’épisode du combat de cestes (5.362-484), Énée demande à ceux qui souhaitent y participer de se signaler en « [levant] les bras aux mains bandées » (5.364) : euinctis attollat bracchia palmis. Puis Énée « noue aux mains d’Entelle et de Darès avec des cestes égaux » (5.425) : paribus palmas amborum innexuit armis. Si le geste d’Énée, qui attache les mains des lutteurs à des cestes, ressemble à celui de Métabus qui attache sa fille à sa lance (11.554-5), le contraste entre les lutteurs et Camilla est manifeste. Les lutteurs choisissent de participer aux jeux, contrairement à la très jeune Camilla.

Le contexte des jeux du livre 5 et de la traversée du fleuve du livre 11 ne sont donc pas des gestes de prière. Cependant, les deux actions qui sont décrites possèdent une dimension officielle : elles attirent l’attention sur un geste dont la portée n’est pas anodine pour chacun des acteurs. Ces actions peuvent être comparées avec une autre occurrence de palma qui décrit un geste paternel d’Anchise. Le poème décrit Anchise aux enfers, tendant les mains vers Énée (6.685-6) :

Aenean, alacris palmas utrasque tetendit effusaeque genis lacrimae et uox excidit ore :

Il lui tendit vivement l’une et l’autre main, des larmes coulèrent de ses yeux et un cri sortit de sa bouche :144

Comme le contact n’est pas possible dans le contexte de la visite d’Énée aux enfers, Ricottilli note que la gestuelle rend visible le fort lien affectif entre Énée et Anchise, l’impossibilité du geste étant source de pathos145. La différence entre les gestes de Métabus et d’Anchise est marquante : l’ombre d’Anchise tend les mains vers Énée dans un geste d’affection. Ce geste est suivi d’une

142 Wacht 1996, 886 ; cf. tableau des occurrences de palma, annexe A.1, p. 134.

143 Ricottilli note à propos des vers 1.93 et 10.596 qu’il s’agit de gestes ayant une composante rituelle, impliquant un fort contrôle social. Cette dimension de contrôle social tendrait à intensifier le degré de contrôle personnel dans l’exécution du geste, Ricottilli 2000, 23. Heuzé qui procède à l’étude du syntagme tendere palmas mais ne tient pas compte des occurrences qui n’appartiennent pas à un geste de supplication, Heuzé 1985, 603-634 (cf. 632).

144 Veyne 2013a, 327.

145 Ricottilli 2000, 177.

discussion sur les enfers, de renseignements sur la descendance d’Énée et les figures illustres de l’avenir, ainsi que sur l’évocation des difficultés qui attendent Énée (6.679-887). Dans le cas de Métabus, le geste transmet un objet dans la paume de Camilla ; il consiste à armer les mains de sa fille, même s’il fait suite à un acte d’affection antérieur (Métabus voue sa fille à Diane pour la sauver), lui-même provoqué par une faute personnelle (Métabus est exilé à cause de son règne tyrannique, 11.539-40). Ainsi, bien que les deux gestes soient effectués dans un contexte paternel de transmission, la nature de ce qu’ils expriment empêche toute comparaison ; il en ressort d’autant plus nettement que l’évocation du corps de Camilla est limitée à son rapport à la guerre, et qu’à travers le lien physique qui est établi avec les armes dès son enfance, le personnage est présenté, au moins initialement, comme la victime d’événements indépendants de sa volonté.

L’ellipse narrative dans l’histoire de Camilla, dont on sait qu’elle grandit dans la forêt, à l’écart des villes, nous invite à supposer que Métabus lui a enseigné l’usage du iaculum pour la chasse. Ce moyen d’assurer sa subsistance a par la même occasion permis une préparation au combat : la chasse est pour Camilla, d’après Arrigoni, comme une école militaire146. Au niveau lexical, la frontière entre la chasse et la guerre lorsqu’il est question du iaculum n’est pas nette ; l’arme de la toute jeune Camilla est désignée par iaculo acuto (11.734) ; or les autres occurrences de ce syntagme appartiennent à des contextes guerriers plutôt qu’à celui de la chasse.

Il existe en effet trois autres occurrences des termes acutus et iaculum dans l’Énéide (3.46, 10.479 et 10.868) ; toutes précèdent le vers 11.734 et interviennent dans un contexte de combat.

Elles apparaissent quand Polydore est tué par le roi de Thrace, lorsque Turnus tue Pallas, et dans une description de Mézence qui monte en selle avant le combat. Les vers 10.867-8, en plus de comporter les deux mots dans le même ordre et presque au même endroit, mentionnent les mains du guerrier Mézence :

dixit et exceptus tergo consueta locaui

membra manusque ambas iaculis onerauit acutis

À ces mots, Mézence a pris sa position habituelle sur le dos du cheval qui s’y est prêté et a rempli ses deux mains de javelots acérés147

Harrison compare la prise des armes à deux mains à la description des vers 10.844-45, où Mézence tend les mains au ciel : ambas/ad caaelum tendit palmas148. Il convient d’admettre ici que la présence de mots désignant des parties du corps nécessaires à l’utilisation des armes est évidente

146 Arrigoni 1982, 18-19.

147 Veyne 2013b, 229.

148 Selon Harrison, iaculis... acutis rappelle deux passages homériques : ὀχὺν ἄκοντα, Il.10.335 et ὀχέα δοῦρα, 6.104, Harrison 2002, 277.

dans les contextes guerriers. Cependant, la récurrence des mentions des mains et des pieds dans les passages où intervient Camilla est génératrice de sens, et contribue à révéler le réseau sémantique autour des armes. Ce réseau hérite des associations antérieures à l’épisode de Camilla, dont celles du syntagme acutum iaculum. Ainsi, l’évocation de l’arme dans le vers 11.734 pourrait faire écho à ces précédentes occurrences, et suggérer un écho entre la jeune Camilla, son père Métabus, le roi de Thrace, Turnus et Mézence ; le javelot transmis par Métabus est propice tant à la guerre qu’à la chasse.