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Chapitre 3. La signification des armes de Camilla

3) Les armes de Diane

Le lien de Camilla avec Diane a été établi par son père Métabus lors de l’épisode de la traversée du fleuve256. Après cet épisode, Camilla est associée à deux sortes d’armes : l’une est le javelot paternel, l’autre les armes de Diane. Avec la bipennis, le carquois, l’arc et les flèches sont un attribut traditionnel des Amazones ; dans les mains de Camilla, ils sont également liés à Diane et à la chasse. Cette dernière partie du chapitre sur la signification des armes de Camilla précise le lien entre les armes de Diane et les autres armes de Camilla. Le javelot, la hache et le carquois ont en commun deux caractéristiques : (1) ils peuvent être issus d’un détournement des outils de la vie rustique et de la chasse au profit de la guerre ; (2) ils sont liés à l’Orient.

Dans le livre 11, durant les combats, l’arc, le carquois et les flèches de Camilla sont explicitement nommés « armes de Diane » (11.652) :

aureus ex umero sonat arcus et arma Dianae.

sur son épaule sonnent un arc d'or et les armes de Diane.257

Les « armes de Diane » sont une périphrase pour les flèches et aureus qualifie à la fois arcus et arma258. Les armes dorées rappellent le carquois d’or de Didon (pharetra ex auro, 4.138), qui fait lui-même partie d’une allusion à Callimaque ; les armes d’Artémis sont dorées, comme sa ceinture, son char, et les brides de son cerf (Call. hymn. 3.110-12) ; la tunique, la lyre, l’arc et le carquois ainsi que les sandales d’Apollon également (Call. hymn. 2.32-4)259. Ce type d’armes est mentionné de manière récurrente : à la première apparition de Camilla (Lyciam pharetram, 7.816), durant les combats (pharetrata Camilla, 11.649 ; 11.652, cf. supra), à sa mort (nostras pharetras, 11.844). Comme le note Basson, ces armes ne sont pas originellement destinées à la guerre, mais à la chasse260 ; selon cette logique, Camilla arriverait sur le champ de bataille avec des armes détournées de leur but originel.

Les mots de Diane, qui préfigurent la mort de Camilla, soutiennent l’idée d’une telle inadéquation (11.535-6) :

256 11.552-63, cf. chapitre 2, partie 2.

257 Veyne 2013b, 275, traduction modifiée.

258 McGill 2020, 222.

259 Clausen 2002, 41.

260 Basson 1986, 59.

« graditur bellum ad crudele Camilla,

o uirgo, et nostris nequiquam cingitur armis » Camille marche à une guerre cruelle,

ô vierge, et c’est en vain qu’elle se ceint de nos armes.261

McGill considère que les armes de chasse avec lesquelles se bat Camilla sont appropriées au combat à cheval ; il ne précise pas les raisons qui soutiennent cette conclusion262, mais il faut reconnaître que les flèches et le carquois appartiennent à l’équipement amazonien typique. La référence à un carquois d’Amazone, offert en prix durant les jeux funèbres (Amazoniam pharetram, 5.311), en témoigne.

Au combat, les deux caractéristiques majeures de Camilla proviennent de son lien avec Diane et de sa ressemblance avec les Amazones. Le portrait de Camilla à la bataille, entourée de ses compagnes, la compare explicitement aux Amazones (11.648 ; 11.660) ; il possède aussi des affinités avec le portrait traditionnel de Diane-Artémis (Od. 6.102-9)263. Ce double héritage, lorsqu’il est question de l’arc, des flèches et du carquois de Camilla, est ingénieusement construit sur la question de l’identité des armes : leur domaine (chasse ou guerre), mais aussi leur origine. À propos du domaine, le poème définit explicitement les armes de Camilla comme celles de Diane (arma Dianae, 11.652). Dans la pratique et au vu des nombreux morts causés par Camilla, elles servent efficacement à la guerre ; toutefois, elles sont utilisées dans une stratégie de combat similaire à une scène de chasse264.

Pour percevoir quelle est l’origine de l’arc, des flèches, et du carquois, il est utile d’observer les contextes des occurrences de pharetra. Le terme apparaît à treize reprises dans le poème ; l’étude des contextes de chaque occurrence montre des caractéristiques particulières. Tout d’abord, pharetra est souvent lié à des dieux (7 occurrences sur 13) : sa première mention est faite lors de l’apparition de Vénus déguisée en chasseresse (1.323) ou en jeune Tyrienne (1.336) ; à sa suite apparaissent Diane (à laquelle est comparée Didon, 1.500), Apollon (9.660) et Opis (11.590, 844, 859).

Ensuite, les carquois semblent être de précieux objets d’importation, c’est-à-dire que leur origine, quand elle n'est pas explicitement carthaginoise – Didon porte un carquois au départ de la chasse (4.138) 265 –, est orientale. C’est le cas, par exemple, d’un carquois d’Amazone (Amazoniam pharetram, 5.311) d’ailleurs « rempli de flèches thraces » : plenamque sagittis/Threiciis (5.311). D’autres carquois sont portés par des hommes et par de jeunes Troyens durant ces mêmes jeux (5.501 ;

261 Veyne 2013b, 267.

262 McGill 2020, 222.

263 Fratantuono 2009, 215.

264 Cf. discussion des vers 11.685-98 dans le chapitre 1.

265 Les parallèles avec Didon sont discutés dans le chapitre 4, partie 1.

5.558) ; finalement, Évandre raconte qu’Anchise lui avait offert un carquois dans sa jeunesse (8.166). À ces occurrences s’ajoute le carquois de Camilla (Lyciam... pharetram, 7.816), guerrière italienne, Volsque comparée à une Amazone.

Porter le carquois, dans les mots d’Opis (11, 844), symbolise la vie de chasseresse qu’a menée Camilla avant le début de la guerre. Or le mot à l’étymologie grecque (φαρέτρα) suggère un lien géographique avec l’étranger : la Grèce, l’Orient, ou Carthage. Porté une fois par Didon, le carquois apparaît ensuite plusieurs fois en lien avec Anchise ; on en retrouve trois lors des jeux funèbres en son honneur, et un autre carquois, rempli de flèches de Lycie, est offert à Évandre : pharetram Lyciasque sagittas (8.166). Le carquois de Camilla vient également de Lycie (7.816).

Dans l’Énéide, les mentions de la Lycie sont liées à Apollon (4.143, 4.346, 4.377), ou font géographiquement référence à la Lycie ; le navire des Lyciens et d’Oronte est coulé dans la tempête (quae Lycios fidumque uehebat Oronten, 1.113), puis Énée aperçoit Oronte dans les enfers (Lyciae ductorem classis Oronten, 6.334). Une description compare les guerriers italiens, aussi nombreux (littéralement « drus ») que les épis des champs de Lycie (Lyciae... aruis, 7.721). Clarus et Thémon viennent de Lycie (Clarus et Thaemon Lycia comitantur ab alta, 10.126, 12.516) ; le lycien Agis est tué au combat (Lycius... Agis, 10, 751) ; Chlorée décoche des flèches de Gortynie d’un arc lycien (torquebat Lycio Gortynia cornu, 11.773) ; Glaucus et Ladès ont été élevés en Lycie (quos Imbrasus ipse/nutrierat Lycia, 12.344).

En somme, pharetra est (1) un objet porté par les dieux, (2) un objet étranger. Vénus, Diane, Apollon et Opis l’arborent dans la plupart des mentions faites par le poème. Qu’il soit explicitement lycien (7.816) ou non, le carquois reste un objet extérieur à l’Italie. Dans le livre 5, sa provenance est de manière large désignée comme orientale : il appartient à l’origine à une Amazone (5.311) ou est porté par les hommes troyens, siciliens et grecs (5.501, 558). Autrefois offert à Évandre par Anchise (8.166), l’arme semble appartenir au passé des Troyens.

Les réseaux sémantiques de pharetra et de Lycia semblent indiquer que le carquois lycien de Camilla unit deux caractéristiques ; une caractéristique culturelle : un lien avec l’Orient, ou peut-être avec la non-romanité ; et une caractéristique symbolique : la nature surhumaine de Camilla, qui est à plusieurs reprises rapprochée des dieux. Les armes de Diane, pour Camilla, sont ce qui la relie à l’orient et en même temps l’éloigne de l’Italie. Camilla est proche de Diane, et le port de ses armes la rapproche symboliquement des dieux ; l’ironie veut qu’elle meure en poursuivant Chlorée, dont les armes sont elles aussi lyciennes.

Conclusion

Dans la première partie de ce chapitre, les interprétations du javelot pastoral de Camilla (7.817) ont reposé sur des comparaisons avec d’autres passages de l’Énéide. Les valeurs symboliques attribuées à cette arme sont : (1) l’union de Vénus et de Mars, soit l’union de la beauté/séduction à la guerre ; (2) la perversion du monde pastoral vers un monde guerrier ; (3) un bâton de berger possédant une pointe dès le départ, utilisé par les bergers à des fins défensives, qui correspond peut-être au uerutum des Volsques. Cette troisième interprétation prend en compte les réalités de la vie pastorale dans l’Italie du 3e siècle av. J.-C. ; elle semble aussi indiquer, grâce au contraste avec les Géorgiques, quelle est la nature pastorale propre à l’Énéide.

L’interprétation proposée dans ce travail repose sur l’acceptation d’une coexistence des références ; il ne s’agit pas là d’une solution de facilité, mais bien d’un enrichissement mutuel exemplaire de l’ambiguïté intentionnelle souvent à l’œuvre dans le poème. Les parallèles provoqués par les échos et rappels intratextuels du vers 7.817 suggèrent des rapprochements (entre l’arme et le contexte rustique italien) et des contrastes (entre Camilla et Didon). Admettre cette coexistence de références rend mieux justice au potentiel sémantique qu’exploite le poète. Ainsi, l’étude de passages décrivant le basculement italien de la vie rustique à la vie guerrière (7.475-539) offre un contexte à l’apparition de l’arme de Camilla (7.817). Le poème révèle une recherche d’interaction entre plusieurs sens, qui provoquent contrastes, rappels, mises en évidence de contradictions ou d’incompatibilités.

Les vers 7.511-515 sont discutés en lien avec la symbolique du javelot pastoral, qui concerne le lien entre la paix, la chasse, et la guerre. À ce sujet, la discussion des interprétations de Putnam et de Moorton est significative. Putnam perçoit dans l’Énéide une métamorphose de la paix à la guerre, et voit dans le javelot pastoral de Camilla un emblème de perversion. La lecture de Moorton, quant à elle, établit une fusion du pastoral et de la violence dans l’arme de Camilla. Le point de vue de Moorton correspond mieux à la réalité du poème, puisqu’il prend en compte les multiples mentions de la violence italienne antérieure l’arrivée des Troyens. L’étude des vers 7.511-515 montre que le noyau de la violence en Italie se situe au croisement de la chasse et de la guerre, ce que confirme l’étude de la hache de Camilla.

La deuxième partie de ce chapitre a consisté en une étude de la hache de Camilla. Le réseau sémantique autour de la hache place l’objet au centre d’un basculement entre la paix et la guerre.

La vie rustique se révèle être un terreau propice à l’escalade violente vers la guerre. L’étude de la hache de Camilla repose tout d’abord sur l’analyse sémantique de deux termes, bipennis et securis.

Les définitions respectives montrent un possible rapport de bipennis avec l’expression moderne « à

double tranchant », qui est liée à l’idée de duplicité. Les sens du mot securis, quant à lui, portent le germe du discours de Numanus Remulus à propos de la jeunesse latine, qui fait lui-même écho à la conception romaine du fermier-soldat.

La hache est aussi l’arme par excellence des Amazones. Un passage de Plutarque évoque la hache de Penthésilée au moyen des termes πέλεκυς et λάβρυς, qui correspondent au mot latin bipennis ; cependant, Xénophon utilise le terme σάγαρις, qui est plutôt l’équivalent de securis, à propos de la hache d’un prisonnier perse. Les représentations antiques, sur des vases notamment, figurent généralement les Amazones portant des σάγαρις, mais pas de manière exclusive.

Finalement, les données archéologiques indiquent que les guerrières scythes, qui ont pu inspirer les mythes des Amazones, combattaient au moyen de σάγαρις ou securis. Ainsi, les légendes grecques auxquelles Virgile fait référence lorsqu’il compare la guerrière Camilla aux Amazones reposent sur une réalité historique ; la hache était une arme orientale qu’une femme pouvait physiquement brandir, et grâce à laquelle une guerrière pouvait représenter un danger mortel.

Dans la littérature latine, l’usage de bipennis et securis montre une tendance, chez des auteurs qui écrivent après Virgile (Ovide, Quintilien, Silius Italicus), à utiliser les deux termes comme des synonymes ; il semble en avoir été de même chez Virgile. Dans l’Énéide, la hache de Camilla est mentionnée dans le livre 11, durant les combats qui mènent à la mort de la guerrière. Le portrait de Camilla et de sa suite qui est réalisé durant ces combats lie deux origines, italienne et amazonienne ; en outre, il est marqué par l’expression de la furor. Camilla et la hache possèdent ainsi des caractéristiques amazoniennes et italiennes.

Ensuite est présentée une étude de l’usage de bipennis et de securis dans l’Énéide. Le contexte de chacune de leurs occurrences est analysé et montre une évolution non linéaire de l’utilisation de la hache dans l’Énéide. Tout au long du poème, bipennis et securis peuvent être liées à plusieurs domaines : le plus représenté est celui de la guerre, puis celui de la coupe des arbres pour la construction de bûchers ; la hache peut également être un signe de prestige ou un symbole de justice et de maintien du pouvoir.

Au moins deux occurrences de securis changent de fonction. Une au moins est explicite : celle de Tyrrhus, qui coupe du bois au moment du soulèvement des paysans italien. La fonction de la hache d’Alsus, quant à elle, peut être discutée. Une troisième occurrence de securis, classée dans le domaine de la guerre, est à l’origine un outil qu’on aiguise lors de la préparation à la guerre (7.627).

Deux autres occurrences remplissent une double fonction dans le poème. Les comparaisons du livre 2 situent un comparé qui subit un acte de destruction dans un contexte religieux (Laocoon comme un taureau sacrifié) ou rustique (Troie comme un arbre abattu). Au final, la hache appartient aux domaines guerrier, rustique, religieux, judiciaire, et peut être symbole de prestige ou de gloire.

Dans la troisième partie, il a été question des armes de Diane, qui ne sont initialement pas destinées à la guerre, mais à la chasse. Durant les combats, Camilla met en pratique des stratégies qui miment la chasse ; des passages du livre 11, contenant des répétitions lexicales d’autres passages de l’Énéide, rapprochent les armes et l’entourage féminin de la guerrière à la fois des Amazones et de Diane. Le double héritage, lorsqu’il s’agit du carquois lycien de Camilla, semble mettre l’accent sur l’origine de l’arme. L’étude des occurrences de pharetra et de Lycia dans le reste du poème a montré deux éléments de contexte dominants : l’arme est fortement liée aux dieux et à l’Orient.

Finalement, toutes les armes de Camilla entretiennent des liens thématiques entre elles et avec le reste du poème ; elles ont chacune évoqué des thèmes qui se recoupent : le javelot pastoral et la hache de Camilla appartiennent à celui des rapports entre le monde rustique ou sylvestre et celui de la guerre ; le javelot et les armes de Diane soulèvent la question de l’héritage de la guerre ; la hache et le carquois attirent l’attention sur l’Orient.

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