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Chapitre 4. L’apparence de Camilla

1) Présentation, combats et mort

L’examen des vêtements de Camilla a pour point de départ le passage introductif de celle-ci dans le poème (7.812-7) ; ces vers sont ensuite comparés à une description de Didon (4.136-9). Les éléments vestimentaires retenus dans ces deux extraits sont ensuite étudiés à l’aide d’autres passages descriptifs de Camilla et de Didon. Il s’agit surtout des vers 1.496-502, qui décrivent Didon avant sa rencontre avec Énée, et des vers 11.648-9, où Camilla est décrite au combat. La comparaison tire aussi parti de la description de Penthésilée aux vers 1.490-3. Les similarités et évolutions observées dans les descriptions de Didon et Camilla appellent ensuite une brève analyse de leur mort, sur la base d’extraits précédant la mort de Camilla (11.780-2, 796-806, 816-31) ; ces vers sont notamment comparés à des extraits du discours de Didon avant son suicide (4.622-9, 659-62).

Les morts de Didon et de Camilla dépendent de paramètres qu’il serait impossible de traiter intégralement dans ce travail. L’analyse proposée vise l’examen du symbolisme des vêtements de Camilla pour tenter d’en expliquer l’évolution, mais ne pourrait avoir pour ambition le traitement

266 Fordyce 1977, 201-2.

exhaustif de la mort de Camilla et de Didon. En particulier, le traitement des descriptions physiques de leur mort mériterait à lui seul plusieurs chapitres et ne sera donc pas abordé dans ce travail.

Les vêtements de Camilla sont mentionnés la première fois dans le livre 7, lors de la présentation de Camilla. Au passage du cortège italien, la foule accourt pour admirer Camilla ; cette dernière porte un voile pourpre sur ses épaules et ses cheveux sont attachés avec une fibule d’or.

La fin du passage fournit les premiers détails à propos de son habillement (7.812-7) : illam omnis tectis agrisque effusa iuuentus

turbaque miratur matrum et prospectat euntem, attonitis inhians animis ut regius ostro

uelet honos leuis umeros, ut fibula crinem 815 auro internectat, Lyciam ut gerat ipsa pharetram

et pastoralem praefixa cuspide myrtum.267

L’or dans ses cheveux et la couleur pourpre qui voile ses épaules sont des attributs du pouvoir, qui conviennent à une reine des Volsques. Horsfall, qui parle d’un manteau pourpre, attribue à cette couleur une résonance « antiquarian », car elle serait liée à Romulus et à la monarchie étrusque268. Selon Warren, le vêtement du triomphe romain est effectivement une adaptation d’un vêtement triomphal étrusque du 6e siècle av. J.-C269. Les auteurs romains assimilent souvent les vêtements qui distinguent le triomphateur à ceux des anciens monarques étrusques ; les insignes de ces derniers auraient été la couronne d’or, le trône d’ivoire, le sceptre surmonté d’un aigle, la tunique décorée d’or et de pourpre et le manteau de pourpre270. Selon Denys d’Halicarnasse, l’adoption de ces insignes par les Romains daterait d’un traité de paix établi à condition que les Tyrrhéniens acceptent Tarquin l’Ancien comme roi (Dion. Hal. ant. Rom. 3.60-61).

À Rome, ces ornements peuvent être portés par ceux dont le statut social ou politique est suffisamment élevé271. L’or et la pourpre font l’objet de lois somptuaires, qui établissent des droits différents pour les hommes et les femmes. Des bandes pourpres sur les vêtements de femmes symbolisent un statut spécial272 ; à ce titre, la pourpre peut orner les vêtements de certaines prêtresses romaines, notamment les voiles des Vestales (Fest. 475.4 L.). Durant la deuxième guerre punique, ces signes de prestige social font l’objet de discussions allant jusqu’à évoquer le déclin des mœurs romaines. L’épisode de l’abrogation de la Lex Oppia tel qu’il est relaté par Tite-Live (Liv.

267 Une traduction personnelle est proposée en annexe.

268 Horsfall 2000, 528.

269 Warren 1970, 58.

270 Warren 1970, 59 cite notamment Dion. Hal. ant. Rom. 3.61.1, 6.95.4 ; Liv. 1.8.2-4.

271 Sebesta 1994, 47.

272 La Follette 1994, 56.

34.1-8) traduit l’importance controversée de la pourpre et de l’or dans le symbolisme vestimentaire de la richesse et du pouvoir, y compris dans une dialectique de différenciation des sexes273.

Dans l’Énéide, la pourpre est aussi appelée « pourpre de Mélibœa », du nom d’une ville de Thessalie : purpura... Meliboea, que Veyne traduit par « pourpre thessalienne274 (5.250-1). Chez Lucrèce, la pourpre est désignée par Meliboea purpura (Lucr. 2.500-1). Denys d’Halicarnasse associe les vêtements pourpres à ceux que portaient les rois des Lydiens et des Perses (Dion. Hal. ant. Rom.

3.61.1). À moins que la purpura Meliboea désigne une nuance de pourpre, il est possible que la pourpre ait pu être perçue, à Rome, comme une couleur non seulement luxueuse, mais aussi étrangère. Dans l’Énéide, la pourpre et l’or ornent la chlamyde, un type de manteau brodé associé aux Phrygiens (Plin. nat. 8.196). Une chlamyde richement ornée est portée par Didon (4.137) ; Andromaque en offre une à Ascagne (3.484) ; Anchise en offre une autre à Évandre (8.167) ; Pallas porte une chlamyde (8.588, 11.72), ainsi que le fils d’Arcens (9.582) et, finalement, Chlorée (11.775).

Le vêtement brodé d’or et de pourpre est donc lié à l’Orient275, même s’il n’est pas, selon Horsfall,

« en lui-même porteur d’opprobre moral »276.

Ces éléments offrent un contexte au parallèle descriptif entre Camilla et Didon. Une ressemblance notable entre les deux reines s’établit lors du départ à la chasse de Didon et d’Énée ; la description de Camilla à la fin du livre 7 (7.814-17) reprend en effet trois éléments de la parure de Didon (4.136-9) :

tandem progreditur magna stipante caterua Sidoniam picto chlamydem circumdata limbo ; cui pharetra ex auro, crines nodantur in aurum, aurea purpuream subnectit fibula uestem.

Elle s’avance enfin, au milieu de toute une troupe, serrée dans une chlamyde sidonienne au liseré brodé ; son carquois est d’or, ses cheveux sont noués dans l’or et une agrafe d’or retient son vêtement de pourpre.277

Dans ces deux passages, leurs cheveux sont noués d’or (crines nodantur in aurum, 4.138 ; fibula crinem auro internectat, 7.815-6) et elles portent un vêtement pourpre (purpuream uestem, 4.139 ; ostro, 7.814). En outre, chacune arbore un carquois, pharetra (4.138, 7.816) : celui de Didon est en or, contrairement au carquois de Camilla (mais l’arc de cette dernière est aureus, 11.652)278. L’analyse

273 Schubert 2002, 96

274 Veyne 2013a, 237.

275 Alessio 1993, 139.

276 Horsfall 2003, 415 ; Edgeworth 1992.

277 Veyne 2013a, 181.

278 L’arcus aureus de Camilla est mentionné dans le chapitre 3, partie 3.

comparative effectuée dans ce chapitre montre que l’arme joue un rôle important dans la description de l’apparence de Didon et de Camilla.

Ainsi, sur le plan lexical de la parure et du vêtement, la comparaison entre les deux femmes repose en partie sur un symbole de pouvoir : la pourpre et l’or. Ces éléments conduisent Fratantuono à écrire que Camilla est une sorte de réapparition de Didon279. Ce symbole est, à première vue, lié à ce qui rend Camilla et Didon comparables : leur rôle de regina (Didon, 1.496 ; Camilla, 11.499). Dans l’Énéide, des circonstances analogues les ont conduites à jouer « le rôle masculin de conduire leur peuple »280 : après un épisode de violence, chacune fuit sa patrie (Didon, 1.338-64 ; Camilla, 11.532-566) avant de devenir reine (Didon, 1.364, Camilla, 11.498-9)281.

Pour ce qui est du carquois qu’elles arborent toutes deux, il faut rappeler que la reine des Volsques est une guerrière. Le carquois fait une apparition plus décorative et occasionnelle dans la description de Didon. Les éléments vestimentaires communs des deux reines de l’Énéide évoquent un thème déjà souligné par l’étude lexico-sémantique de la vitesse et des armes de Camilla. Le carquois participe notamment à situer Camilla et Didon dans un lieu géographique oriental282. En tout, le carquois renferme trois significations : en plus de situer les deux reines dans cet espace

« étranger », l’objet signale un rapprochement avec Diane, et, à travers la déesse, il évoque la chasse ; il rapproche également Camilla et Didon de Penthésilée, et pourrait signifier chez elles une sorte d’émotivité combative283.

Penthésilée, Diane, Didon et Camilla

Le parallèle entre Diane, Didon et Penthésilée se manifeste la première fois dans le livre 1.

À ce moment du récit, Didon est en visite au temple qu’elle a dédié à Junon. La reine a fait construire ce temple dans un bois sacré, au cœur de Carthage : Lucus in urbe fuit media (1.441). Énée, qui attend la reine, voit représenté au pied du temple un récit de la guerre de Troie (11.456-7) :

uidet Iliacas ex ordine pugnas

bellaque iam fama totum uulgata per orbem Il voit dans l’ordre les batailles de Troie

et la guerre déjà divulguée dans le monde entier par la renommée

279 Fratantuono 2006b, 32.

280 Clarke & Griffin 2006, 150.

281 Mon analyse des correspondances entre Didon et Camilla rejoint celle énoncée brièvement par Lyne dans sa note, cf. Lyne 1987, 136, n. 57.

282 Les significations du carquois sont étudiées dans le chapitre 3, partie 3..

283 Cf. p. 76-9.

L’ekphrasis décrit les épisodes de guerre avec une insistance dramatique sur les pertes troyennes (11.458-93)284. Parmi d’autres héros morts pour défendre Troie se trouvent Priam, Troïlus et Hector. À la fin de cette liste apparaissent les Amazones avec leur cheffe, Penthésilée (1.490-3)285 :

ducit Amazonidum lunatis agmina peltis 490 Penthesilea furens mediisque in milibus ardet, aurea subnectens exsertae cingula mammae bellatrix, audetque uiris concurrere uirgo.

Penthésilée conduit les Amazones aux boucliers en forme de lunes ; elle est déchaînée, ardente au milieu de ses milliers de compagnes, nouant un baudrier d’or sous son sein découvert,

guerrière, cette vierge ose rivaliser avec les hommes.286

Dans l’Aethiopis d’Arctinus, la mention de Penthésilée précède celle de Memnon, mais Virgile inverse cet ordre traditionnel287. Immédiatement après l’arrivée des Amazones conduites par Penthésilée à la bataille pour soutenir les Troyens, le poème décrit l’arrivée de Didon au temple de Junon (1.496-502) :

regina ad templum, forma pulcherrima Dido, incessit magna iuuenum stipante caterua.

qualis in Eurotae ripis aut per iuga Cynthi exercet Diana choros, quam mille secutae

hinc atque hinc glomerantur Oreades ; illa pharetram 500 fert umero gradiensque deas supereminet omnis

(Latonae tacitum pertemptant gaudia pectus) :

la reine Didon, éclatante de beauté, s’avançait vers le temple, escortée par toute une troupe en armes.

C’est ainsi que, sur les rives de l’Eurotas ou les hauteurs du Cynthe, Diane anime ses chœurs ; à sa suite viennent l’entourer

de toutes parts mille nymphes des montagnes. Elle-même, qui marche le carquois à l’épaule, dépasse de la tête toutes ces immortelles,

et la joie remplit en secret le cœur de Latone.288

Le modèle de cette comparaison provient de l’Odyssée, où Nausicaa joue avec ses servantes au bord de la mer289. Elle est comparée à Artémis et ses nymphes à la chasse (Hom. Il. 6.102-9). En

284 cf. Putnam 1998, 23-54 ; Clausen 2002, 30.

285 Les poèmes du cycle épique, s’ils avaient été conservés, faciliteraient la compréhension de certains aspects de la création du personnage de Camilla. En effet, Penthésilée n’apparaît malheureusement pas chez Homère,

Griffin 1977, 44-5. Cf. Horsfall 2020, 225-6.

286 Veyne 2013a, 55, traduction modifiée.

287 Boyd 1992, 225.

288 Veyne 2013a, 55.

289 Nelis associe également Apollonius de Rhode et Homère comme sources de cette comparaison à Artémis, Nelis 2001, 82-6.

particulier, Diane (Didon) et Artémis (Nausicaa) dépassent en taille leurs compagnes (deas supereminet omnis, 1.501 ; πασάων δ’ὑπὲρ ἥ γε κάρη ἔχει ἠδὲ μέτωπα, Hom. Il. 6.107).

Dans les vers 1.490-502, le poème juxtapose deux références : Penthésilée est mentionnée juste avant Didon ; Didon est ensuite comparée à Diane. Didon se trouve donc entourée de ces deux figures éminemment différentes, dont le contraste est établi dans le texte au moyen de verbes décrivant l’attitude de Didon. Lorsqu’elle est comparée à Diane, Didon avance calmement, avec la dignité exigée par son rang : incessit et gradiens expriment une progression régulière. Le contraste est important avec les verbes furens et ardet utilisés à propos de Penthésilée (1.490-3, ci-dessus). Le narrateur compare Didon à Diane avant qu’elle ne rencontre Énée, mais dans le livre 4, l’attitude de Didon change, et ressemble plutôt à celle de Penthésilée au combat.

Le même contraste est visible à propos de Camilla ; dans le cortège des alliés de Turnus, l’allure de Camilla paraît lente ou, du moins, neutre : aduenit (7.803), illam... euntem (7.812-3). Cette allure tranche avec la course rapide (7.808-11), qui marque d’autant plus la sollenité de la parade.

Lorsque Camilla est appelée pharetrata (11.649) et qu’elle est décrite entourée de ses compagnes, Didon et ses suivantes, elles-mêmes comparées à Diane et à son chœur, resurgissent. Dans le chapitre 3, j’ai montré le double rôle symbolique joué par le carquois : il relie Camilla à Diane, mais aussi aux Amazones et à l’Orient. Or, durant les combats, pharetrata Camilla rappelle surtout Penthésilée (1.490-3) : exultant au milieu des combats, elle a découvert un sein pour mieux combattre (11.648-9) :

at medias inter caedes exsultat Amazon

unum exserta latus pugnae, pharetrata Camilla, Au milieu des combats exulte une Amazone,

un sein découvert pour la bataille, c’est Camilla avec son carquois.

Plus loin, une nouvelle référence à Penthésilée et ses Amazones est faite lorsque les cavalières de Camilla brandissent des boucliers en forme de demi-lune (lunatis... peltis, 11.663 ; 1.490)290. D’autres termes de la description de Camilla au combat la rapprochent de Penthésilée : tout comme elle, Camilla est qualifiée de uirgo (7.806), et de bellatrix (deux occurrences dans le poème : au sujet de Penthésilée, 1.493 ; Camilla, 7.805). Or, dans l’Énéide, le destin attaché aux uirgines n’est pas dépourvu d’une dimension tragique : sauf Lavinia qui épouse Énée, et Larina dont on ignore le sort, les mortelles désignées par uirgo meurent toutes291. Quant à Didon, elle n’est pas une uirgo, mais son vœu de chasteté depuis la mort de Sychée est un élément important, tant au niveau

290 Quint 2018, 184.

291 Camilla est aussi qualifiée de uirgo aux vers 11.507, 565, 604, 664, 676, 718, 762, 778, 791, 808, 841. Cf. tableau des occurrences de uirgo et leur contexte dans l’Énéide, annexe A. 2, p. 134-5.

personnel (son identité de femme uniuir) que publique (son règne). La liaison entre Didon et Énée a de multiples conséquences pour Didon, son peuple et l’image de monarque d’Énée292.

La description de Penthésilée, qui fait suite à celle de nombreux héros à la fin tragique, pourrait être la préfiguration des destins tragiques de Camilla et de Didon293. La place de Penthésilée dans la description du temple se trouve, de surcroît, à la fin d’une liste de guerriers, comme Camilla qui clôt le catalogue des guerriers italiens. Ce « réseau subtil de correspondances » est selon Boyd une manière d’obscurcir l’avenir de la passion de Didon pour Énée, et d’annoncer l’entrée en scène de Camilla ainsi que son destin tragique294. Au-delà des seuls destins de Camilla et Didon, ce parallèle avec Penthésilée pourrait préfigurer la défaite du camp de Camilla contre Énée, ainsi que celle des Carthaginois contre l’Empire romain.

Le double symbolisme du carquois, qui rapproche de Diane ou de l’Amazone Penthésilée, se développe lorsque celui-ci est porté par Didon puis par Camilla. Le lien de cet objet avec la chasse évoque, dans une certaine mesure, le danger qui pèse sur les deux femmes. La description de Didon lors de son départ à la chasse (en compagnie d’Énée) suit une comparaison de la reine de Carthage à une biche blessée par un chasseur. Le départ à la chasse de Didon et d’Énée possède une forte tonalité élégiaque295 ; d’ailleurs, après la partie de chasse, la liaison des amants devient une rumeur qui déstabilisera le règne de Didon puis mènera à sa mort.

Ce rôle de la chasse dans le destin de Didon est aussi observé dans l’épisode de Camilla, dont la mort possède également une tonalité « élégiaque » puisqu’elle est poétiquement décrite comme une défloration296. Contrairement à Didon, la guerrière volsque n’a pas de passion érotique pour un amant ; mais le parallèle entre les morts de Didon et de Camilla semble indiquer la dénonciation d’une passion de cette dernière pour les armes, un amor ferri. La dimension élégiaque de son traitement est d’autant plus pertinente dans l’établissement du lien entre Camilla et Didon que dans l’Énéide, la furor est souvent d’origine érotique297.

Apparu comme un accessoire à l’épaule de Didon lorsqu’elle se rendait au temple, le carquois prend peu à peu une signification tragique. Son symbolisme, qui mêle des références à la passion, à la furor et à la mort, prend une valeur préfigurative lorsqu’il est accroché à l’épaule de Camilla.

Mais il s’agit surtout pour Virgile d’exposer une certaine faiblesse d’ordre émotif chez les deux femmes. Ainsi, d’une certaine façon, Camilla serait une réapparition de Didon sur le sol italien.

292 Cf. p. 84-5.

293 Putnam 1998, 46-7 ; Alessio 1993, 130.

294 Boyd 1992, 226.

295 Cairns 1989, 142-3.

296 Fowler 1987, 194-8.

297 Casali 2018, 8.

Le poème traite de la mort de Didon et de celle de Camilla dans une structure comparable : le récit est effectué en deux parties ; la blessure de Camilla (11.796-806) et sa mort (11.816-31) la rapprochent de Didon (blessure de la biche à laquelle est comparée Didon, 4.70 ; mort de Didon, 4.660-705). La mort des deux femmes paraît tout aussi cruelle et injustifiée298 ; chacune meurt en ayant auprès d’elle une amie ou une sœur, dont les noms sont eux aussi similaires : Anna soror (4.9) et Acca soror (11.821-2).

Le destin tragique de Didon et de Camilla est indiqué dans le poème par l’adjectif infelix, souvent lié à la mort chez Virgile299. En même temps, l’adjectif exprimerait la sympathie du poète pour les personnages ainsi qualifiés300. Certains ont tenté de traduire infelix non pas par

« malheureuse » ou « infortunée », mais par « stérile », dans l’idée que l’adjectif signifierait l’impossibilité pour elles d’avoir une descendance301. Cependant, dans le poème, infelix qualifie aussi Priam (3.50). Lire dans l’adjectif infelix une mort de la descendance d’un personnage n’est donc pas convaincant302. Camilla et Didon sont infelices en raison de leur destin tragique, et ces vies qui s’achèvent tôt s’avèrent exemptes de descendance.

Les conséquences d’une mort sous l’auspice de la furor

Malgré le pathos comparable des morts de Camilla et Didon, l’héritage que chacune transmet à son peuple est différent. Cet héritage est imprégné d’une émotion forte et dissemblable : alors que Camilla inspire ses alliés à se défendre par l’action (11.891-5), Didon perd sa réputation et s’attire les foudres de ses sujets (4.320-3). De plus, Didon laisse derrière elle la malédiction d’une inimitié durable entre Carthage et Rome303.

Leurs passions respectives ont des objets différents : la féminité de Didon est érotique tandis que celle de Camilla est virginale et belliqueuse304. La nature de ces passions a des conséquences plus tragiques pour l’image de Didon que pour celle de Camilla. Parce que son amour a été déçu, c’est à la vengeance qu’appelle Didon, tandis que Camilla encourage la poursuite du combat. Après sa mort, cette dernière sera élevée au rang d’exemplum, lorsque son image inspire les femmes de Laurentum à défendre leur ville305. L’attitude de Didon face à la mort peut être considérée comme

298 Alessio 1993, 142-6.

299 McGill 2020, 201 ; cf. tableau des occurrences de infelix, annexe A.3, p. 136.

300 Zieske 2008, 379.

301 Ratti 2006, 414.

302 Zieske 2008, 379.

303 Ramsby 2010, 13-7.

304 Cf. p. 84-5.

305 Cf. Chapitre 2, partie 3.

l’une des raisons qui mènent Carthage à devenir l’ennemi de Rome ; à l’inverse, Rome assimilera progressivement les Volsques et les peuples alliés de Turnus.

Au moment de sa mort, la passion qui anime Didon s’est transformée en haine envers Énée ; cette haine conduit Didon à le maudire, ainsi que son peuple (4.622-9) :

« tum uos, o Tyrii, stirpem et genus omne futurum exercete odiis, cinerique haec mittite nostro

munera. nullus amor populis nec foedera sunto.

exoriare aliquis nostris ex ossibus ultor 625 qui face Dardanios ferroque sequare colonos,

nunc, olim, quocumque dabunt se tempore uires.

litora litoribus contraria, fluctibus undas

imprecor, arma armis : pugnent ipsique nepotesque. »

Et vous, Tyriens, ne cessez jamais de haïr sa lignée et toute sa descendance à venir : que telle soit l’offrande que vous destinerez à mes cendres.

Point d’amitié entre les deux peuples, ni d’accords, jamais.

Lève-toi, qui que tu puisses être, vengeur né de mes ossements, qui persécuteras les colons dardaniens par le fer et le feu, maintenant, un jour, en tout temps où on en aura la force.

Rivage contre rivage, flots contre mers, telle est mon imprécation, armes contre armes, qu’ils se battent, eux et leurs fils.306

Dans son désir de vengeance, Didon appelle les peuples à se battre, et leurs noms sont présents dans ses diatribes : Tyrii, Dardanios. Elle fait une nouvelle fois allusion aux Dardaniens avant de commettre son suicide (4.659-62) :

dixit, et os impressa toro « moriemur inultae, sed moriamur » ait. « sic, sic iuuat ire sub umbras.

hauriat hunc oculis ignem crudelis ab alto

hauriat hunc oculis ignem crudelis ab alto