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Chapitre 2. Camilla et les armes

3) L’influence de Camilla après sa mort

Dans le livre 11, les combats entre les Latins et les Troyens atteignent un tournant après le décès de Camilla ; les modalités de la guerre changent et les Troyens et leurs alliés parviennent aux murs de Laurentum. L’assaut est décrit avec beaucoup de pathos : le poète parle d’une « mort misérable » (miseram mortem, 11.881), du « plus misérable massacre » (miserrima caedes, 11.885) ; les jeunes meurent sous les yeux de leurs parents ou se jettent contre les portes (11.887-90). À ce moment, les femmes de Laurentum agissent pour défendre leurs remparts (11.891-5) :

ipsae de muris summo certamine matres

(monstrat amor uerus patriae), ut uidere Camillam tela manu trepidae iaciunt ac robore duro stipitibus ferrum sudibusque imitantur obustis

praecipites, primaeque mori pro moenibus ardent. 895

Du haut des remparts, au plus fort de la bataille, les matrones elles-mêmes, (un vrai amour de la patrie le leur montre), comme elles ont vu Camilla, elles lancent, tremblantes, des traits avec leur main et avec du chêne robuste elles imitent le fer au moyen de pieux et de piques durcis au feu,

penchées en avant, elles brûlent de mourir les premières pour leurs murailles.

Le vers 11.892 fait l’objet de discussions : le poème présente ici quelques ambiguïtés, que Frantantuono énumère ainsi : « (1) monstrat n’a pas d’objet, et la force exacte de uerus est difficile à définir ; (2) on ignore le sens précis de ut uidere Camillam »149. Du doute général quant à la signification du vers découle un problème de ponctuation : certains entourent le vers 11.892 entier de parenthèses150, d’autres placent le deuxième hémistiche à l’extérieur de la parenthèse151.

149 Fratantuono 2009, 298.

150 Horsfall 2003, 457 ; McGill 2020, 276.

151 Le vers 11.892 tout entier est mis entre parenthèses dans l’édition de Mynors. La ponctuation de l’édition Teubner me paraît plus probable en raison du sens que l’on peut donner à ce vers, Conte 2009, 365.

11.892a

Les explications du premier hémistiche se répartissent en plusieurs points. D’une part, soit monstrat est compris comme un verbe intransitif utilisé de manière absolue152, soit on lui suppose un objet sous-entendu. Il fonctionnerait alors comme le vers 9.44 : conferre manum pudor iraque monstrat et la lecture des vers 11.893-5 permettrait sa compréhension ; Horsfall et McGill (qui propose en outre une juxtaposition de amor uerus à matres) laissent cette question ouverte153. Quant à la nature du uerus amor patriae, Servius comprend uerus amor comme celui « qui apparaît dans l’adversité » (Serv. Aen. 11.892.1), et commente : scilicet quae pro aliena patria cecidisse videbatur. Horsfall n’est pas convaincu par cette interprétation que les matres percevraient Camilla comme provenant d’une patrie différente de la leur ; pour lui, patria, en raison de la présence des Troyens, désigne l’Italie ou le Latium154.

11.892 b

McGill fait appel aux vers 11.876-8 pour montrer une évolution de la réaction des mères durant les affrontements :

uoluitur ad muros caligine turbidus atra puluis, et e speculis percussae pectora matres femineum clamorem ad caeli sidera tollunt.

vers les murailles un tourbillon de poussière roule en un sombre nuage ; les mères, postées là où elles peuvent tout voir, se frappent la poitrine et élèvent jusqu’aux astres du ciel le cri des femmes.155

Une dizaine de vers sépare ce passage de celui où les matrones passent à l’action (11.891-5).

À la vue de Camilla, il paraît naturel de comprendre que les mères surmontent leurs « émotions féminines » et, inspirées par elle, les matres « deviennent des soldats (masculins) pour la patrie »156. Les interprétations du deuxième hémistiche sont cependant diverses : d’après Horsfall, Virgile suggère que la situation des mères sur les hauteurs des murailles leur permet de voir Camilla étendue sur le champ de bataille. Ce serait donc de la vue de son cadavre que les femmes de Laurentum tireraient un exemple de courage combatif. Ainsi, Virgile « saisirait le moment auquel leur amor patriae prend effet » ; toujours selon Horsfall, « Camilla est vraiment là, et non seulement dans l’esprit en tant qu’exemplum uirtutis »157. La vue de Camilla, morte, sert d’inspiration aux matres, qui

152 OLD s.v. monstrare.

153 Horsfall 2003, 456 ; McGill 2020, 276.

154 Horsfall 2003, 457.

155 Veyne 2013b, 289, traduction modifiée.

156 McGill 2020, 276.

157 Horsfall 2003, 456-7.

ne peuvent plus se contenter de regarder. McGill est du même avis lorsqu’il écrit que « Virgile sous-entend que [les matres ont vu Camilla étendue morte] »158.

Il existe deux autres interprétations de ut uidere Camillam : le syntagme désignerait Camilla essentiellement comme un exemplum uirtutis, c’est-à-dire que sa bravoure, figurée dans l’esprit des femmes, les pousserait à combattre ; une autre manière de le comprendre suppose que les matres ont pu apercevoir Camilla alors qu’elle combattait, et qu’elles agissent en suivant son exemple. Ces deux dernières interprétations semblent avoir les faveurs de Servius (Serv. Aen. 11.892.2-6) :

sane « ut uidere » non relatam ex pugna, sed ut exemplum uirtutis eius uiderunt. et quidam « ut uidere » quasi quemadmodum uidere ; « ut » enim coniunctio modo, non aduerbium temporis est. aut « ut uidere »

quemadmodum illam dimicare <uiderunt ; non enim eam> uiderant quando interiit.159

Assurément, « ut uidere » ne se rapporte pas au combat, mais signifie qu’elles l’ont vu comme un exemplum uirtutis. Et ce « ut uidere » signifie « comme elles ont vu de la même manière » ; en effet « ut » n’est qu’une conjonction, et non un adverbe de temps. Ou bien « ut uidere » [signifie qu’] elles ont vu de quelle manière elle combattait ; car elles ne la voyaient pas quand elle est morte.

Sur la base du commentaire de Servius, Arrigoni exclut la vision du cadavre de Camilla par les mères160. De manière implicite chez Servius, et explicite chez Arrigoni161, la certitude que les matres n’ont pas pu voir le cadavre de Camilla repose sur la promesse que Diane formule à Opis (11.593-4) :

« post ego nube caua miserandae corpus et arma inspoliata feram tumulo patriaeque reponam. »

« ensuite, au sein d’un nuage, je mettrai au tombeau le corps de la malheureuse et ses armes dont elle ne sera pas dépouillée, que je déposerai dans sa terre paternelle »162.

En raison du caractère vague de la préposition post, McGill considère que la promesse de Diane ne rend pas impossible la vue du cadavre de Camilla. La rapidité de la déesse à récupérer le cadavre de Camilla durant les combats est en effet difficile à évaluer. Pour Arrigoni, il semble au contraire évident que Camilla est évoquée en tant qu’exemplum uirtutis. Arrigoni cite un passage de Quintus de Smyrne où Hippodamie exhorte d’autres matrones troyennes au combat en invoquant l’exemple de l’Amazone Penthésilée163. Sur la base de ce passage, Arrigoni développe l’hypothèse

158 McGill 2020, 276.

159 Thilo & Hagen 1881.

160 Egan 1983, 23 formule lui aussi cette interprétation, sans néanmoins l’argumenter.

161 Arrigoni 1982, 119.

162 Veyne 2013b, 271, traduction modifiée.

163 Quint. Smyrn. 1.421-3, 1.432-8.

que Virgile relie Camilla à la figure de Penthésilée, et qu’il en fait de même avec les matrones latines et troyennes. Selon Arrigoni, « les conséquences de cette relation atteignent le but d’attirer Camilla idéalisée (...) dans le camp des partisans troyens, c’est-à-dire de Rome, et de faire des matrones de Laurentum des émules des matrones troyennes »164. Au final, Arrigoni cherche à déterminer si c’est la guerrière morte, ou la guerrière en action, qui inspire les matrones. Elle estime plus probable que les mères imitent la guerrière en action, « l’aristie » de Camilla165.

En somme, chaque interprétations de ut uidere Camillam repose sur des arguments qui supposent, dans le récit virgilien, un déroulement des faits guerriers et de la situation des personnages qui soient aptes à être reconstitués. Les matres pouvaient-elles tout voir, ont-elles pu, du haut des remparts, voir Camilla mourir ? L’ont-elles vue combattre ? La question de la rapidité avec laquelle la déesse enlèverait le corps de Camilla du lieu de l’affrontement me semble tout particulièrement vouée à rester sans réponse.

La dernière procession de Camilla

Deux passages peuvent éclairer le message que porte cet épisode des matres de Laurentum.

Un passage du livre 10 soutient une lecture de ut uidere Camillam comme une réminiscence, dans l’esprit des matres, de Camilla au combat. Le passage contient tela manu... iaciunt dans un contexte similaire à celui de 11.893. Énée vient à la rescousse du camp Troyen attaqué par Turnus ; à la vue du bouclier brandi par Énée, les Troyens poussent des cris depuis les murailles (10.260-4)166 :

iamque in conspectu Teucros habet et sua castra stans celsa in puppi, clipeum cum deinde sinistra extulit ardentem. clamorem ad sidera tollunt Dardanidae e muris, spes addita suscitat iras, tela manu iaciunt.

Et déjà, il a sous les yeux les Troyens et son propre camp ;

debout sur la haute poupe, c’est alors que du bras gauche, il a élevé son bouclier étincelant. Ils poussent un cri qui monte jusqu’au ciel, les Dardaniens, depuis leurs murs, le renfort de l’espoir éveille leur colère, ils lancent des traits à tour de bras.167

L’arrivée d’Énée, qui attire leur attention en faisant briller son bouclier, ravive leur espoir et leur esprit combatif. La situation est différente de celle du passage impliquant les femmes de Laurentum (11.891-5) : ici, Énée est présent physiquement. Cependant, le rôle joué par le bouclier brillant du chef troyen rappelle le moment où Camilla, fermant le cortège des forces italiennes,

164 Arrigoni 1982, 123. Ramsby soutient aussi cette interprétation, Ramsby 2010, 15.

165 Arrigoni 1982, 121.

166 Le passage est mentionné par Horsfall 2003, 457.

167 Veyne 2013b, 189. traduction modifiée.

entre à Laurentum. Elle mène des troupes « brillantes de bronze » (agens ... florentis aere cateruas, 7.804) et ses armes sont admirées par les matres (7.811-7). Fratantuono voit dans l’épisode des matres de Laurentum « la seconde procession » de Camilla, qui quitte la narration168. La situation rappelle en effet l’arrivée du cortège italien à Laurentum : dans les vers 11.891-5, les matres sont dans une posture d’observation similaire à celle des vers 7.812-17. L’admiration et l’étonnement exprimés par les matrones lors du passage de Camilla à la fin du cortège italien montre que la guerrière a certainement marqué leurs esprits. L’arrivée de troupes étrangères, ennemies cette fois, sous leurs murailles, peut avoir provoqué une réminiscence à même de pousser les femmes aux combats.

Au niveau strictement lexical, l’argument le plus concret en faveur de l’exemplum uirtutis est le lien établi tout au long du poème entre Camilla et le telum. Il ne nie cependant pas la possibilité d’une vision du cadavre de Camilla. Enfant, Camilla est attachée à un telum en même temps qu’elle est vouée à Diane (11.541-66). Ce contact physique entre son corps et le javelot de Métabus scelle également son destin guerrier. La vie de Camilla tourne ensuite autour des armes. Elle tient un javelot dès qu’elle sait marcher, elle est une guerrière au même titre qu’un Mézence ou qu’un Turnus ; elle meurt transpercée par une flèche d’Arruns, elle est vengée par une flèche d’Opis. À la lumière de cette omniprésence de telum et des autres termes désignant les armes de jet dans la vie de Camilla, il paraît raisonnable de souligner que, dans un premier temps, l’ordre des mots ut uidere Camillam/tela manu pourrait pousser le lecteur à se représenter Camilla une lance à la main. Comme le bouclier d’Énée attire l’attention des Troyens assiégés et leur permet d’identifier leur chef, le telum, qui plus est dans les mains des femmes de Laurentum, est lié à Camilla. Ainsi, si les matres voient peut-être le cadavre de Camilla et si cela les pousse à l’action, le poème érige Camilla en exemplum porteur d’espoir et poussant à l’action. Autrement dit, s’il est difficile d’affirmer avec certitude un effet d’exemple de Camilla à l’intérieur de la narration, pour le lecteur, le personnage possède effectivement les caractéristiques de l’exemplum uirtutis. Après la description pathétique de l’arrivée des ennemis dans Laurentum (11.879-90), la réaction guerrière des matres est un soulagement.

Qu’il s’agisse d’une vision du cadavre de Camilla ou d’une réminiscence, Camilla devient pour les matres un exemple d’action combative. Le lien d’identification entre le combat et Camilla n’est pas que formel : il s’est développé à l’intérieur de la narration. Ce lien se manifeste lorsque Camilla (son cadavre ou son souvenir) influence l’action des matres. Après les vers 11.891-5, que certains lisent comme une dernière procession de la guerrière, le poème évoque à nouveau Camilla.

En effet, la mort de la reine des Volsques n’influence pas seulement l’action des matrones, mais aussi celle de Turnus (11.896-902) :

168 Fratantuono 2009, 298.

interea Turnum in siluis saeuissimus implet nuntius et iuueni ingentem fert Acca tumultum : deletas Volscorum acies, cecidisse Camillam, ingruere infensos hostis et Marte secundo

omnia corripuisse, metum iam ad moenia ferri. 900 ille furens (et saeua Iouis sic numina poscunt)

deserit obsessos collis, nemor aspera linquit.

Sur ces entrefaites, Turnus, dans le bois, est obsédé

par la terrible nouvelle et Acca vient bouleverser le jeune guerrier : l’armée des Volsques est détruite, Camille a été tuée,

l’offensive ennemie s’avance, Mars leur est favorable

ils sont maîtres de tout, la terreur se transporte déjà vers les remparts.

Il est hors de lui (car la terrible volonté de Jupiter l’exige),

il abandonne les hauteurs qu’il occupait, quitte les bois farouches.169

La boucle narrative du livre 11 se termine avec la chute de Camilla : la digression formée par l’histoire de Camilla a repoussé le récit de l’affrontement d’Énée et de Turnus. À la mort de Camilla, l’épisode est pour ainsi dire clos. À ce moment du déroulement de la guerre ont eu lieu plusieurs basculements : désormais, les Troyens dominent, et les Latins réagissent. Les matrones défendent Laurentum, jouent un rôle actif et guerrier, prenant exemple sur Camilla. Quant à Turnus, la mort de son alliée le met hors de lui (11.896-901) et il sort de son embuscade (11.902).

Conclusion

Les trois parties de ce chapitre ont permis de montrer comment le corps de Camilla peut être qualifié d’outil narratif. Afin d’assembler l’identité complexe de Camilla et de construire la cohérence du personnage, les mains de Camilla jouent un rôle d’indicateur. Ses mains sont à la fois le lien physique entre le personnage et ses armes, et le lieu qui concentre l’attention sur les raisons, l’origine et les conséquences de l’acte guerrier.

Les différentes mentions des mains et des armes de Camilla montrent l’existence d’un réseau sémantique développé dans les passages où apparaît le personnage, et qui persiste après sa mort.

Le rapport aux armes, en lien avec l’identité féminine et guerrière de Camilla, est mis en évidence dès la présentation du personnage. Ce lien avec les armes est subi, il s’agit en effet d’un héritage paternel, qui plus est issu d’une performance physique et rituelle, la traversée du fleuve.

Le lien de Camilla avec les armes est transmis par l’éducation, ce que suggère le terme adsueta lors de la première apparition de Camilla. La transmission est décrite à deux reprises durant le récit de l’enfance de Camilla : elle est effectuée une première fois lorsque Métabus et Camilla traversent

169 Veyne 2013b, 291.

le fleuve Amasenus ; la seconde transmission est plus littérale encore et a lieu lorsque Camilla commence à marcher, au moment où Métabus arme les mains de sa fillette170.

La proximité de Camilla avec le combat influence le récit au-delà de la vie de la guerrière. La mort de Camilla n’empêche pas sa figure d’influencer les femmes de Laurentum. Dans le livre 10, Énée rejoint le camp Troyen assiégé par les Latins et, en brandissant son bouclier, ravive la volonté combative de ses troupes. Comme lui, Camilla influence les femmes de Laurentum à un moment désespéré ; son souvenir ou sa personne, selon les interprétations, devient pour elles un exemple combatif, exemplum uirtutis, et pousse les matres à l’action.

La mort de Camilla influence également le cours de l’histoire : Turnus quitte son embuscade, abandonnant le plan établi par les alliés. À la fin du livre 11, la rationalité de l’alliance italienne est paradoxalement abandonnée lorsque Camilla, Amazone exultant sur son cheval, disparaît.

***

170 La question de l’héritage des conflits, perceptible dans l’histoire de Métabus et de Camilla, est attestée ailleurs dans l’Énéide, notamment dans l’histoire de Mézence et de Lausus. Cf. chapitre 4, partie 3.