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Chapitre 4. L’apparence de Camilla

A) Époque mythopoïétique et propagande

Par l’actualisation de la tradition homérique dans le contexte romain, Virgile aborde des thèmes qui touchent à l’expérience de ses contemporains (la guerre, l’exil, la construction d’une nation). Il leur donne une orientation : l’Énéide est l’histoire d’un départ vers de nouveaux horizons403, en même temps que celle d’un retour dans une antique patrie. Le matériau sur lequel travaille le poète est le tissu mythique grec et italien : le poème et l’épisode de Camilla sont basés sur la réutilisation de tels éléments404.

Dans les deux premiers chapitres de ce travail, l’étude des répétitions lexicales a mis en évidence des descriptions corporelles particulières ; le poème fait référence aux pieds et aux mains de Camilla en regard des caractéristiques du personnage. Les pieds de Camilla possèdent un lien avec sa vitesse, et ses mains avec son activité guerrière ; le corps de Camilla sert ainsi à déterminer à la fois l’occupation du personnage (chasseresse et guerrière) et sa nature (située entre l’humain, le divin et l’animal). Au sein de l’Énéide, les procédés littéraires mis en œuvre reposent sur un assemblage complexe de symboles et de connotations renfermés dans certains objets ; ceux qui sont liés à Camilla convoquent des parallèles avec d’autres personnages et d’autres événements.

À travers les symboles, connotations, références intertextuelles et intratextuelles aux corps et aux objets, le poète fait appel à un imaginaire et à un mode de pensée mythiques. On pense que le personnage de Camilla a été créé à partir d’éléments provenant de plusieurs modèles grecs405 ; les approches intertextuelles du personnage de Camilla élargissent la compréhension que le lecteur moderne peut avoir de la guerrière ; par exemple, Harpalyce, qui est une excellente cavalière, a été nourrie au lait de jument, comme Camilla406 ; la course de Camilla rappelle aussi celle d’Achille, qui est comparée à celle des animaux sauvages407. L’histoire de Cydippe et d’Acontius, qui a pu inspirer

403 Galinsky 2012, 157.

404 Horsfall 2020, 303.

405 Cf. introduction.

406 McGill 2020, 203-4.

407 Cf. chapitre 1.

Virgile, accentue la dimension tragique de la mort de Camilla408 ; tous ces éléments sont mieux perçus par un lecteur antique que par un lecteur moderne.

Ces procédés de réutilisation de matériel mythique pour la création d’un personnage révèlent l’importance de la pensée mythique dans la création poétique. La pensée mythopoïétique est toujours opérationnelle à l’époque hellénistique grecque, peut-être même à l’époque impériale romaine. Selon Scheid et Svenbro, « il n’y a pas eu une période où la « pensée mythique » a été plus fertile que plus tard ; il n’y a pas eu une période d’invention opposée à une période d’exégèse »409. En effet, la création de Camilla semble être le produit d’un système mythique de la pensée : à plusieurs niveaux, les fonctionnements du mythe étudiés par l’anthropologie des religions correspondent à la construction du personnage de Camilla.

Scheid et Svenbro expliquent que le mythe peut « se condenser en un seul et simple objet qui en [constitue] pour ainsi dire le noyau dur, voire même la matrice »410. Le mythe est « une

« proposition » simple, génératrice de récits, d’images et de rituels »411. Il peut être une « métaphore partagée - faisant partie de ce qu’on appelle couramment le « savoir partagé » [...], une figure de pensée utilisée par toute une civilisation et qui est répétée, modifiée et reprise dans la longue durée ». Les mythes seraient des « associations symboliques préexistantes qui servent de matrices à l’élaboration des récits mythologiques plutôt que les récits eux-mêmes »412. Dans la construction du personnage de Camilla, il ne semble pas déraisonnable de lire un effort de mythification du personnage de la part de Virgile.

Au niveau intertextuel, le personnage de Camilla peut être mis en parallèle d’autres figures mythiques. Si l’on étudie des aspects du personnage en particulier, on constate par exemple que les pieds de Camilla sont le lieu d’une signification de la vitesse. La production de sens au sujet de la vitesse est réalisée à partir de motifs extérieurs à l’Énéide, par exemple celui de la vitesse d’Achille.

Du sens est également produit à partir de motifs présents à l’intérieur du poème : l’image du vent, liée à la course du cheval, permet une signification poétique de la vitesse basée sur des éléments mythiques. À l’intérieur du texte, la vitesse de Camilla permet au personnage une mobilité entre les rôles : entre le chasseur et le chassé, entre le monde pastoral, celui de la guerre et celui de la chasse.

La porosité de ces mondes, qui est particulièrement mise en évidence grâce à la vitesse et à la mobilité de Camilla, est tout particulièrement présente dans le livre 7 de l’Énéide413.

408 Fratantuono & McOsker 2010. Tissol voit dans les vers 11.581-2 une allusion à Callimaque (aet. 3, fr. 67.9-10 Pf.), Tissol 1992.

409 Scheid & Svenbro 2014, 216.

410 Scheid & Svenbro 2014, 11.

411 Scheid & Svenbro 1994, 13.

412 Scheid & Svenbro 2014, 17.

413 Cf. p. 20-3.

Dans l’épisode de Camilla, la mobilité est l’un des facteurs de la mort de la guerrière ; à cette mobilité sont attachées des connotations négatives : on décèle dans le réseau sémantique de sa rapidité le risque d’une perte de contrôle due à un emballement414. Quant aux nombreuses armes brandies par Camilla, elles sont elles-mêmes construites sur l’ambivalence, la multiplicité des potentiels et une certaine idée de basculement415. Les parallèles induits entre Camilla et d’autres personnages (par exemple Didon et Turnus) caractérisent à leur tour, par un effet de miroir, le héros principal du poème, Énée. L’ensemble de ces éléments symboliques à caractère mythique sert ainsi non seulement à construire le personnage de Camilla, mais aussi à générer un discours à dimension politique et morale.

L’usage des légendes à des fins politiques

« Des monuments peuvent stimuler le développement d’une légende, et une légende peut faire naître des explications d’un monument »416 ; le processus à l’œuvre dans l’épisode de Camilla se rapproche de cette influence réciproque. Une figure mythique est créée à partir d’éléments mythiques et légendaires ; cette figure contribue à la construction du mythe d’Énée et, indirectement, d’Auguste. Selon Horsfall, Camilla est constituée de la coexistence d’éléments inventés et traditionnels ; son personnage est construit grâce à l’invention virgilienne de matériel mythologique417.

Le mythe est une concaténation de catégories « grâce à laquelle il devient possible, à l’intérieur d’une culture donnée, d’engendrer des récits mythiques, des images et des rituels »418. Les mythes permettent de prolonger, de modifier et d’orienter le sens d’anciennes traditions ; ils agissent comme des modèles référentiels pour une collectivité donnée419. Ils sont liés aux rites, lors desquels hommes et femmes sont couramment identifiés à des dieux et déesses au cours d’activités religieuses conçues comme des reconstitutions d’événements mythiques420.

À travers les siècles, les légendes et les mythes sont mis au service du prestige familial ou politique par les Romains. Les grandes familles romaines encouragent leurs jeunes membres à l’émulation des vertus ancestrales421. Dès la fin du 4e siècle av. J.-C., des familles plébéiennes provenant de cités latines incorporées à l’état romain étudient leur identification généalogique. Elles

414 Cf. p. 123-9.

415 Cf. chapitre 3.

416 Horsfall cite Arrigoni à propos de la tombe de Camilla, Arrigoni 1982, 63, 65-8 ; Horsfall 2020, 222.

417 Horsfall 2020, 215-6.

418 Scheid & Svenbro 1994, 8.

419 Detienne 1970, 5, 11. Il donne l’exemple de l’olivier dans le monde antique grec, Detienne 1989, 41-57.

420 Griffin 1982, 192.

421 Griffin 1982, 190.

attachent leurs origines à des figures légendaires : dieux ou héros de légendes fondatrices, natives ou importées (par exemple celles de Vulcain, d’Ulysse ou de Circé)422.

Poucet montre que le discours de Rome sur sa propre histoire repose sur une formulation légendaire. Dès le 3e siècle av. J.-C., des récits explorent l’histoire des ancêtres des Romains, notamment à travers les figures d’Énée et de Romulus ; ces récits subissent ensuite des modifications en fonction des contingences historiques423. Par exemple, la légende sabine des origines de Rome repose sur des éléments historiques424, mais elle est formulée et reformulée jusqu’à atteindre sa forme définitive au 3e siècle425.

Au 2e siècle av. J.-C., des familles éminentes s’attribuent des ancêtres légendaires comme Anto (un fils d’Hercule) ou encore Menestheus (un roi d’Athènes)426. Avec l’augmentation du prestige de la légende troyenne, certaines familles modifient leurs racines ancestrales légendaires au profit de certains camarades d’Énée (par exemple le Troyen Mnestheus au lieu du roi d’Athènes Menestheus). À la fin de la République et à l’époque triumvirale, la question de la descendance troyenne gagne en importance, jusqu’à ce que la maison impériale attribue à la descendance troyenne un prestige encore plus grand427. Ainsi, la production d’éléments généalogiques à partir des mythes et des légendes semble intrinsèquement appartenir à la romanité.

La romanisation d’Énée

Dans son article sur le vers 12.485, Reed montre que des associations induites entre certains personnages de l’Énéide traduisent un discours allégorique d’identité nationale : Osiris, un guerrier latin, est abattu par un Troyen nommé Thymbraeus. Dans cet affrontement entre des guerriers aux noms particuliers, le poème met en place une connexion implicite entre Troie et l’Italie428. En d’autres termes, le poème effectue une transposition d’éléments grecs dans le contexte italien et inversement, puis fond les identités troyenne et italienne en une seule identité. Reed montre ainsi que la transposition d’éléments issus de la tradition grecque dans le contexte italien possède une importance politique dans l’Énéide.

Le rôle joué par cette transposition dans le contexte italien est primordial à l’égard de la figure d’Énée ; afin de correspondre à l’idée d’une identité romaine à parenté troyenne et latine, le Troyen doit subir une romanisation429. Le procédé qui consiste à présenter un personnage à la lumière d’un

422 Wiseman 1974, 155-6.

423 Bettini 2013, 179-81.

424 Poucet 1967, 432.

425 Poucet 1967, 113-19.

426 Wiseman 1974, 157-8.

427 Wiseman 1974, 157-8.

428 Reed 1998, 403.

429 Desmond 1994, 33.

autre permet à Virgile de transformer Énée en deux étapes : Énée est d’abord rendu moins oriental, puis il est rendu plus romain. Dans le but de nier ou de diminuer l’orientalisme d’Énée, le poète lui oppose la figure monarchique de Didon430. La faiblesse morale de la reine d’origine tyrienne est mise en avant, en partie grâce à sa féminité, qui explique sa perte de contrôle face aux émotions431 ; la passion et la mort tragique de Didon sont ensuite présentées comme la cause des guerres puniques432.

Après la mort de Didon, les Troyens parviennent enfin en Italie. C’est ici que le personnage de Camilla joue un rôle particulier : l’orientalisation de Camilla poursuit le processus de romanisation d’Énée433 ; l’élément orientalisant le plus explicite est la comparaison de Camilla à une Amazone, en particulier le parallèle avec Penthésilée ; les vêtements et les armes de Camilla appartiennent aussi à l’imaginaire oriental ou exotique du contemporain de Virgile434. Cependant, l’orientalisation de Camilla est loin d’être catégorique : l’ambivalence de ses armes et de ses vêtements est conservée, ils conviennent à la fois à l’image de l’Italie antique et à celle de l’Orient.

Par son apparence, Camilla semble véritablement se situer entre l’Orient et l’Italie. La liminalité du personnage s’étend à sa nature féminine : Camilla n’est pas concernée par les passions amoureuses, mais par la passion de la guerre. Sa féminité n’est donc pas aussi problématique que ne l’est celle de Didon.

Entre la distanciation d’Énée de la figure orientale de Didon et l’orientalisation partielle de Camilla a lieu l’arrivée des Troyens sur la terre italienne. À ce moment, dans le livre 7, un parallèle entre Camilla et un autre personnage féminin, Circé, montre un rapprochement entre Camilla et l’Italie. La progression géographique et narrative révèle qu’entre Didon, Circé et Camilla, le poème se défait de sa focalisation sur le danger de la passion amoureuse pour se concentrer sur celui que représente la violence.

Dans le livre 7 débute la guerre entre les Troyens et les Latins. Or, le livre 7 commence par une mention de Circé (15 vers, 7.10-24) ; elle réapparaît dans un récit des origines des Latins effectué par Évandre (7.187-91), puis dans l’énumération des alliés de Turnus, présentés en lien avec le paysage italien, se trouve un « mont de Circé » (Circaeumque iugum, 7.799) ; quelques vers plus loin, le livre 7 se clôt par la présentation de Camilla (15 vers également, 7.803-17). La présence des deux femmes à l’ouverture et à la fermeture du livre 7 marque la progression temporelle et spatiale de la présence troyenne en Italie. Elle induit par ailleurs une continuité entre le mythe grec

430 Cf. chapitre 1, partie 1.

431 Bonnet 2011, 29.

432 Horsfall 1991, 207.

433 Cf. chapitre 4, partie 1.

434 Cf. chapitre 3 et chapitre 4, parties 1 et 2.

et romain : Circé est un célèbre personnage de l’Odyssée (Hom. Od. 10.135-574, 12.1-135), et son île appartient au mythe d’Ulysse autant qu’à la géographie italienne435 ; avec Camilla, le poète passe à une création mythique originale.

Le parallèle entre la description de Camilla et celle de Circé se situe à plusieurs niveaux : Camilla et Circé ont en commun d’être des « femme[s] italienne[s] bizarre[s] (...) à l’humanité douteuse »436. J’ajouterais à cela qu’elles sont les ennemies des Troyens, et qu’elles font naître la crainte chez les hommes437. Si elles peuvent être ainsi rapprochées, les deux femmes sont toutefois étranges différemment. En ce qui concerne leur humanité douteuse, Circé est immortelle et sa magie est puissante, tandis que Camilla, en dépit de ses capacités extraordinaires à la course, est une mortelle ; Circé vit seule sur une île, dans une demeure où elle enferme des hommes qu’elle a transformés en animaux. À l’inverse, Camilla a grandi avec son père, hors de la société, mais – bien qu’on ignore comment – elle rejoint les Volsques et devient leur cheffe. Circé mène une vie raffinée ; elle éclaire la nuit en faisant brûler du bois de cèdre (urit odoratam nocturna in lumina cedrum, 7.13) et réside dans une « fière demeure » (superbis tectis, 7.12). L’enfance sauvage de Camilla s’en éloigne, mais c’est la guerrière adulte de la parade des Italiens décrite dans les vers 7.803-17 qui est plus proche de Circé (7.10-24).

C’est en fait le rapport de Circé et de Camilla à la norme féminine qui offre le contraste le plus important ; tandis que Circé parcourt « de son peigne les toiles qui crissent »438 (7.14), Camilla est une uirgo qui n’est pas concernée par les occupations domestiques (7.805). Alors que Camilla rejette la sexualité (11.581-4), Circé est un personnage sensuel439. À travers le déplacement géographique des Troyens, on observe un passage des tentations sensuelles à celles de la guerre.

Après la mort de Didon, le parallèle entre Circé et Camilla, dont les passages introductifs encadrent le livre 7, contribue à ce changement thématique. Chez Virgile, c’est la sensualité de Didon qui détourne momentanément Énée de son destin, et non celle de Circé440 ; mais lorsque Circé apparaît au début du livre 7, les aventures d’Ulysse chez la déesse reviennent à l’esprit du lecteur familier de l’Odyssée.

En plus d’accompagner le passage du poème à la thématique guerrière durant le livre 7, le parallèle entre Camilla et Circé apporte un autre thème ; les deux femmes sont présentées comme des êtres sauvages, et leur sauvagerie peut être appliquée à la terre qu’elles habitent. À propos du

435 Segal 1968, 431.

436 Hardie 2004, 77.

437 Griffin rapproche Didon de Médée et de Circé ; leur lien avec la magie « provoque un sentiment de révulsion et d’horreur », Griffin 1982, 195. Camilla est quant à elle qualifiée d’horrenda uirgo par le narrateur, Aen. 11.507.

438 Veyne 2013b, 7.

439 Segal 1968, 421.

440 Segal 1968, 429.

premier passage mentionnant Circé, Segal note l’emphase qui est mise sur l’aspect sauvage au moyen du terme saeuus (saetigeri... saeuire, 7.17-8 et saeuua dea, 7.19)441. Ce terme met en évidence son rapport avec la vie sauvage : sur son île, Circé garde dans des enclos des hommes qu’elle a transformés en animaux grâce à des herbes (7.15-20). Circé possède déjà ce pouvoir dans l’Odyssée, mais depuis la mer, au lieu d’entendre le doux chant de Circé et de rencontrer des animaux dociles comme Ulysse et ses compagnons (Hom. Od. 10.214-23), Énée et les autres Troyens entendent des rugissements d’animaux sauvages (7.15-8), ce qui est une originalité virgilienne442.

Camilla entretient aussi un rapport de proximité avec le règne animal443 ; elle est une chasseresse ambivalente, capable de se transformer en proie, qui a grandi en portant la peau d’un animal sauvage444. Finalement, l’aspect sauvage de Circé et de Camilla s’étend au milieu dans lequel elles évoluent. Circé vit au cœur d’un bois sombre (7.11-2), et Camilla grandit dans les montagnes, au milieu des bêtes (11.567-80), dans un milieu qui rappelle les parties de chasse dans les bois que décrivent les Géorgiques (georg. 3.40-5). La clôture du livre 7 par la présentation de Camilla est donc significative : pendant belliqueux de Circé, Camilla incarne la direction guerrière prise par le poème.

Comme Circé, elle contribue à la description d’un monde sauvage fait de forêts et de rivières, qui offre un contraste saisissant avec la ville de Latinus445.