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Chapitre 2. Camilla et les armes

1) Les mains d’une guerrière

Dans le livre 7, lorsque l’Italie se prépare à la guerre, le poème fournit une liste des alliés de Turnus. Cette description d’un rassemblement militaire effectué à l’aube d’un conflit important est un élément traditionnel dans la narration historique antique110. Le catalogue introduit au lecteur les guerriers de diverses régions italiennes, à commencer par Mézence et son fils Lausus, des guerriers étrusques ; les deux derniers guerriers à être nommés sont Turnus, puis Camilla. Comme Penthésilée dans la description du temple de Junon à Carthage, Camilla est ainsi évoquée à la fin d’une liste, ce qui est une place d’honneur111.

108 Egan propose une étymologie du nom de la guerrière qui signifierait « armée », Egan 1983.

109 Manus est par exemple utilisé comme une synecdoque d’arma (12.257-8), Heuzé 1985, 22.

110 Horsfall 2020, 211.

111 Boyd 1992, 225.

La première présentation de Camilla fournit une indication initiale importante à propos du personnage à travers la description de ses mains. Cette première mention des mains de Camilla exprime en effet le paradoxe incarné par la femme guerrière (7.805-7) :

non illa colo calathisue Mineruae

femineas adsueta manus, sed proelia uirgo dura pati.

L’information a pour noyau les mains (manus) de Camilla ; le terme est d’ailleurs placé de manière proéminente, après une césure faible, avant la ponctuation choisie par l’éditeur, au centre du vers 7.806. Littéralement, Camilla n’est pas habituée (adsueta) quant à ses mains de femme (femineas manus) à la quenouille (colus) et aux corbeilles de Minerve (calathus, du grec χάλαθος, signifie panier, corbeille, coupe)112. La construction du vers 7.806 met formellement en valeur l’écart entre la féminité « normale » et le statut de uirgo de Camilla. Femineas et uirgo sont placés aux extrémités du vers ; l’opposition ainsi marquée est encore soulignée par la présence de sed. En outre, proelia est placé à côté de uirgo pour former la clausule, ce qui met ces deux termes en évidence, ainsi que le rapport qu’ils entretiennent.

Horsfall, qui fournit une liste de femmes à propos desquelles un tel paradoxe est établi (celui de femmes qui se tiennent à l’écart des travaux domestiques), explique que « la quenouille et le panier étaient des symboles de l’activité domestique féminine, dans le cérémonial du mariage, la littérature, les épitaphes et l’art funéraire »113. Il nous renseigne aussi sur l’origine de l’association de ces deux objets, qui est issue de la pratique du filage de la laine ; la laine déposée dans un panier est filée à la quenouille avant d’être replacée dans un autre panier. La connexion du filage de la laine et du tissage avec Minerve existe au moins depuis Homère, et la quenouille et le panier sont souvent des attributs de la déesse dans l’art114.

Camilla est donc une guerrière (bellatrix, proelia uirgo/dura pati), et son rapport à la féminité

« normale » est défini par la négative. Puisqu’elle n’a ni les mêmes devoirs, ni les mêmes occupations, Camilla n’appartient pas au monde traditionnel des femmes tel qu’il était conçu par les Romains115. Le poète introduit ainsi le délicat statut de Camilla : femme, guerrière, et uirgo. Elle est définie par son activité, et son corps permet au poème de montrer ce qu’elle est ou n’est pas ; autrement dit, l’activité et l’identité de Camilla sont symbolisées par l’aspect de ses mains.

112 OLD, s.v. calathus.

113 Horsfall 2000, 522-3.

114 Horsfall 2000, 522-3. Il cite notamment Hom. Il. 5.733-5 (Athéna a tissé sa tunique elle-même), Od. 7.109-11 (Athéna a offert aux Phéaciennes de produire des ouvrages magnifiques) ; Verg. georg. 4.246-7 (l’araignée honnie de Minerve), Aen. 5.284 (Pholoé, une esclave offerte à Sergeste, est habile aux travaux de Minerve : operum haud ignara Mineruae).

115 Keith et al. 2015, 160.

Dans l’Énéide, la majorité des occurrences de femineus, l’adjectif accolé à manus, proviennent d’un contexte où des femmes expriment des émotions fortes. Leurs émotions se manifestent souvent par des hurlements : lors de l’attaque du palais de Priam par Pyrrhus, « les chambres résonnent des hurlements des femmes », plangoribus aedes/femineis ululant (2.487-8). Lorsque la rumeur du suicide de Didon se répand dans Carthage, « les maisons grondent des hurlements des femmes », femineo ululatu/tecta fremunt (4.667). Quand les guerriers rutules prennent le camp troyen d’assaut, ils placent les têtes de Nisus et d’Euryale sur des piques ; la mère d’Euryale réagit à la nouvelle « avec un hurlement féminin », femineo ululatu (9.477). D’une manière similaire, à Laurentum, « les mères... élèvent jusqu’aux astres du ciel le cri des femmes »116 (11.877-8) :

matres... /femineum clamorem ad caeli sidera tollunt.

Selon Horsfall, la lamentation des femmes est un élément fortement présent dans la description de la prise d’une ville117. Lorsqu’il ne qualifie pas les cris des femmes, femineus apparaît aussi lorsque des femmes ressentent des émotions fortes. Ainsi, la colère et l’inquiétude d’Amata sont « féminines » (7.343-5) :

[Amatam] quam super aduentu Teucrum Turnique hymenaei femineae ardentem curaeque iraeque coquebant

L’arrivée des Troyens et le mariage de Turnus

enflammaient l’ardente Amata d’une inquiétude et d’une colère de femme.118 De même, l’amour de Camilla pour la proie et le butin est « féminin » (11.782)119 :

femineo praedae et spoliorum ardebat amore

brûlant d’un amour de femme pour la proie et les dépouilles120

Durant les combats, « les bataillons féminins (de Camilla) exultent » : feminea exsultant... agmina (11.663). À cet endroit, les précédentes occurrences de femineus peuvent donner l’impression que l’exultation des combattantes féminines est peut-être accompagnée de cris, ou encore que l’exultation de ces troupes féminines est, d’une certaine façon, trop expressive. Le terme possède une connotation d’expressivité émotive, ou une connotation négative, comme le montrent trois autres occurrences de femineus ; elles appartiennent au discours masculin, plus précisément à celui

116 Veyne 2013b, 289.

117 Horsfall cite par exemple Il. 6.455, Liv. 1.29.5, 5.21.12, 5.42.4, Horsfall 2008, 375.

118 Veyne 2013b, 29.

119 Ce vers fait l’objet d’une discussion dans le chapitre 4, p. 90.

120 Veyne 2013b, 283.

d’Énée et de Turnus. Dans le premier passage, Énée aperçoit Hélène et pense un instant à s’en prendre physiquement à elle par vengeance (2.583-6)121 :

namque etsi nullum memorabile nomen

feminea in poena est, habet haec uictoria laudem ; exstinxisse nefas tamen et sumpsisse merentis laudabor poenas,

Punir une femme n’est pas un titre d’honneur, une victoire glorieuse, néanmoins on me louera d’avoir exterminé cette abomination,

de lui avoir infligé le châtiment qui méritait de l’être122.

Les deux autres occurrences de femineus dans un discours masculin sont prononcées par Turnus. Sans les nommer, Turnus met en parallèle Lavinia et Hélène par rapport au destin des Troyens (9.140-2) :

« ... sed periisse semel satis est : peccare fuisset ante satis, penitus modo non genus omne perosos femineum »

« Mais, dira-t-on, n’est-ce point assez qu’ils aient déjà péri une fois ? Ç’aurait été assez de faire le mal cette première fois, s’ils avaient ensuite pris en profonde horreur toute la race des femmes ou presque. »123

Au sein du discours masculin, femineus apparaît lorsque des femmes sont présentées comme la cause des guerres troyennes (2.584 et 9.140-2), ou quand l’idée d’une intervention féminine, celle de Vénus, est utilisée dans une tentative de disqualification d’Énée (12.52-3). Turnus, s’adressant à Latinus, moque ainsi la protection maternelle de Vénus dont bénéficie Énée (12.52-3) :

longe illi dea mater erit, quae nube fugacem feminea tegat et uanis sese occulat umbris.

La déesse sa mère sera loin de pouvoir couvrir le fuyard d’une nuée féminine, tout en se cachant elle-même au sein d’une ombre vaine.124

Le sens de femineus est difficile à déterminer avec certitude ; le mot pourrait renvoyer à une nuée féminine protectrice, et donc maternelle, tout comme il pourrait désigner une certaine lâcheté du procédé. Dans l’Énéide, les contextes de l’utilisation de femineus semblent en tout cas attribuer à ce terme une connotation négative : le mot évoque les faiblesses des hommes provoquées par des femmes ; femineus peut aussi renvoyer spécifiquement aux démonstrations d’émotions par des

121 Je n’entre pas ici dans les difficultés d’authentification des vers 2.567-88 ; les 22 vers ont été préservés par Servius et ne sont probablement pas de Virgile, cf. Horsfall 2006 ; Austin 1961 ; Austin 1964, 216-8 et 225-8 ; Casali 2017, 268-74.

122 Veyne 2013a, 109-11.

123 Veyne 2013b, 127.

124 Veyne 2013b, 299.

femmes. Comparée à celle des autres occurrences de femineus, la tonalité du vers 7.806 semble neutre, bien que la présence de femineus à cet endroit précis du poème puisse alerter le lecteur sur la destinée de Camilla. À la fin du livre 7, ce dernier ignore encore que la guerrière est destinée à mourir : le discours de Diane annonçant le destin tragique de Camilla apparaît en effet au livre 11.

La présence de femineus dans la présentation de Camilla (7.806) pourrait donc préfigurer un élément qui précipite sa mort : dans sa poursuite de Chlorée afin de s’approprier ses armes, Camilla devient caeca et incauta (11.781). Le poème évoque l’attention qu’elle porte au prêtre richement vêtu dans des termes qui font réapparaître sa qualité de femme : femineo praedae et spoliorum ardebat amore, « elle brûlait d’un amour féminin pour la proie et le butin » (11.782). Le vers 7.806 illustre une première fois l’anormalité de Camilla, le fait d’être à la fois une guerrière et une femme, même une uirgo ; son occupation guerrière, présentée comme excluant Camilla du monde féminin traditionnel, n’empêche pas sa nature féminine de resurgir parmi les causes potentielles de sa mort.

Un autre passage du livre 11 contient ce paradoxe de la femme-guerrière : durant son combat contre Ornytus, Camilla décrit ses propres armes par les mots muliebribus armis (11.687), puis tue son adversaire (11.686-9)125 :

« siluis te, Tyrrhene, feras agitare putasti ? aduenit qui uestra dies muliebribus armis

uerba redargueret. nomen tamen haud leue patrum manibus hoc referes, telo cecidisse Camillae. »

« As-tu pensé, Tyrrhénien, que tu chassais les bêtes de la forêt ? Il est arrivé le jour où les armes d’une femme vous donneront tort.

Mais ce titre que tu rapporteras chez les Mânes de tes pères n’est pas sans poids, d’avoir été tué par le trait de Camilla. »126

On peut y voir une réponse à des railleries sexistes visant ses capacités de femme guerrière ; par ses armes, Camilla répliquerait à une moquerie (uerba) qu’elle aurait entendu de la part des Étrusques127. Dans ces vers, en tout cas, Camilla se mesure aux hommes par ses armes féminines, et dans sa fierté, elle assortit les mots aux gestes puisqu’elle tue son adversaire (11.694-8).

Comme le montrent les emplois de l’adjectif femineus, l’Énéide établit souvent un lien entre les femmes et une sorte de faiblesse face aux émotions violentes. Dans son introduction au lecteur, Camilla semble s’en distinguer. Par la suite, deux éléments rappellent cependant sa condition de femme lorsque Camilla est décrite cœur de la bataille : d’un côté, comparée à une Amazone, Camilla est furens, et ses bataillons féminins exultent (11.646, 663) ; d’un autre côté, l’épisode d’aveuglement qui mène à la mort de Camilla établit explicitement un lien entre sa féminité et un certain manque

125 Ce passage est également commenté dans les chapitres 1 et 4.

126 Veyne 2013b, 277, traduction modifiée.

127 McGill 2020, 231.

de rationalité : femineo... ardebat amore (11.782)128. Il apparaît que la première mention des mains de Camilla (7.805-7) renferme déjà le potentiel guerrier et tragique du personnage.

Les termes de la présentation de Camilla, qui matérialisent le paradoxe de la femme guerrière dans les mains du personnage, préfigurent donc à la fois sa manière de participer à la guerre et un des facteurs qui amène son destin tragique. Par l’usage de femineus dans la présentation du personnage, le poème laisse entendre que la guerrière pourrait aussi souffrir de la faiblesse attachée à ce terme. Dans l’anormalité qu’il souligne à propos des mains de Camilla, le poème fait donc planer sur le personnage un danger qui repose sur sa nature féminine.