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Chapitre 1. La vitesse de Camilla

1) Introduction de Camilla dans le poème

Camilla apparaît pour la première fois à la fin du livre 7. Son portrait est concentré dans quinze vers, dont les deux premières phrases concernent principalement la vitesse de déplacement de Camilla (7.807-11) :

hos super aduenit Volsca de gente Camilla agmen agens equitum et florentis aere cateruas,

bellatrix, non illa colo calathisue Mineruae 805 femineas adsueta manus, sed proelia uirgo

dura pati cursuque pedum praeuertere uentos.

illa uel intactae segetis per summa uolaret gramina nec teneras cursu laesisset aristas,

uel mare per medium fluctu suspensa tumenti 810 ferret iter celeris nec tingeret aequore plantas.

Dans l’Énéide, deux mots désignent les pieds : pes (69 occurrences) et planta (5). Leurs caractéristiques métriques et sémantiques ont sans doute participé à décider le choix du poète.

Selon les cas, pes est monosyllabique, dissyllabique ou trisyllabique, et permet de nombreux schémas métriques : –/– –/˘ –/˘ ˘/˘ ˘ – ; en comparaison, planta est toujours dissyllabique et son a est long.

Au niveau sémantique, les deux termes ne sont pas des synonymes absolus. Pes désigne la partie la plus basse de la jambe, le pied, la partie sur laquelle repose le poids du corps, et convient pour l’être humain comme pour les animaux34. Planta désigne la plante du pied, la partie du pied qui est en contact avec le sol lorsqu’on se tient debout35. Les caractéristiques métriques et sémantiques justifient donc un plus grand usage de pes que de planta. Planta est un mot rare chez Virgile ; sur les cinq occurrences du mot dans le poème, trois concernent les pieds de Camilla. Deux de ces occurrences associent planta à la course : une mention de Camilla dans le cortège des forces italiennes (7.811), et un épisode de combat durant lequel Camilla dépasse le cheval d’Aunus à la course (11.718)36.

Les trois phrases qui présentent Camilla (7.803-817) mettent d’emblée en évidence la place de la course dans l’identité du personnage : sur quinze vers, cinq visent à expliciter sa nature exceptionnellement rapide (7.807-11). Dans la première phrase se trouvent les éléments apportant une identité au personnage (7.803-7). On apprend son origine : Volsca de gente ; son nom : Camilla ; son rôle : bellatrix. En raison de sa fonction guerrière, Camilla s’éloigne déjà des autres femmes du poème. Sa course rapide est mentionnée à la suite de ces informations de base (7.807), établissant la rapidité de Camilla comme une caractéristique saillante du personnage.

34 OLD, s.v. pes.

35 OLD, s.v. planta.

36 L’occurrence de planta décrivant le personnage enfant (11.574) est commentée dans le chapitre 2, partie 2.

Le vers 7.807 place une première fois Camilla hors de l’ordinaire humain : elle est humaine, mais elle dépasse les vents « par la course de ses pieds » (traduction littérale). Dès la première phrase, une tension est donc créée entre ses capacités qui dépassent les normes humaines et la partie du corps humain qui les incarne : les pieds.

Les pieds de Camilla symbolisent et incarnent sa vitesse : ils encadre formellement son évocation (cursuque pedum... plantas). Après la première mention explicite des pieds de la guerrière (7.807), leur brève absence convoque l’imagination du lecteur ; jusqu’à la fin du vers 7.811, clos par plantas, le poème décrit sans mentionner les pieds ce qui est en contact avec eux (teneras aristas, 7.809 ; aequore, 7.811), et l’action qu’auraient ses pieds sur ces deux éléments (nec... laesisset, 7.809 ; nec... tingeret, 7.811). Le prologue insiste sur l’extraordinaire de la vitesse de Camilla au moyen de deux images empruntées à l’Iliade. Le modèle homérique des vers 7.808-11 décrit des chevaux semi-divins (Hom. Il. 20.226-9) :

αἳ δ’ὅτε µὲν σκιρτῶιεν ἐπὶ ζείδωρον ἄρουραν, ἄκρὸν ἐπ’ ἀνθερίκων καρπὸν θέον, οὐδὲ κατέκλων, ἀλλ’ ὅτε δὴ σκιρτῶιεν ἐπ’ εὐρέα νῶτα θαλάσσης, ἄκρον ἐπὶ ῥηγµῖνα ἁλὸς πολιοῖο θέεσκον.37

Quand elles voulaient s’ébattre sur la glèbe nourricière, elles couraient sans les rompre, sur la pointe des épis ; quand elles voulaient s’ébattre sur le large dos de la mer, elles couraient sur la pointe des brisants du flot blanchissant.38

Dans l’Iliade, le très riche roi Erychtonios (fils de Dardanos) a trois mille juments. Borée, transformé en étalon à robe noire, féconde ces juments. Elles donnent naissance à douze pouliches qui font l’objet de la description des vers 20.226-9. Virgile emploie ces images d’inspiration homérique pour figurer la nature extraordinaire de Camilla (7.808-11) :

illa uel intactae segetis per summa uolaret gramina nec teneras cursu laesisset aristas,

uel mare per medium fluctu suspensa tumenti 810 ferret iter celeris nec tingeret aequore plantas.

Le modèle homérique a subi deux modifications ; en grec, le mode verbal est l’indicatif (θέον, θέεσκον), mais les verbes latins sont au subjonctif (uolaret, laesisset, ferret, tingeret) : l’exagération homérique est ainsi atténuée. Le procédé d’atténuation repose aussi sur l’élément d’articulation choisi par Virgile : uel... uel... signifie « ou... ou... » ou bien « ou que... ou que... », alors que le grec utilise la conjonction de subordination « quand... quand... » : ὅτε... ὅτε… Même sans leur lien avec

37 West 2019, 228.

38 Mazon 2012, 32.

les animaux merveilleux d’Homère, ces images font naître un doute chez le lecteur. En effet, les procédés d’atténuation rendent flou le rapport du poète-narrateur à ce qui est dit. Selon Basson, le subjonctif permettrait à Virgile de faire l’éloge des potentialités de Camilla, de ses talents latents, plutôt que de ses actions, et d’insister sur les attentes, l’espoir, l’idéal, plutôt que sur la réalité39.

Dans l’Énéide, la crédibilité de l’image n’est certes pas mise en avant : les procédés d’atténuation diminuent la prétention réaliste du propos (7.808-11) ; toutefois, cette image correspond à la rapidité exceptionnelle de Camilla (7.807). L’incertitude s’installe donc, non seulement à propos du crédit qu’il faut accorder aux prouesses du personnage, mais aussi à propos de sa nature, humaine ou surhumaine : Camilla se situe quelque part à la limite de la nature humaine.

Cette nature pourrait être héroïque dans la mesure où la rapidité de Camilla à la course rappelle l’épithète homérique d’Achille40, ποδάρκης, « aux pieds rapides », « aux pieds agiles ». Dans la littérature latine, Achille est rapide comme les cervidés : par exemple, Catulle décrit le héros par des termes qu’on retrouve à propos de Camilla (Catull. 64.338-41) :

nascetur uobis expers terroris Achilles, hostibus haud tergo, sed forti pectore notus, qui persaepe uago uictor certamina cursus flammea praeuertet celeris uestigia ceruae.41 Il vous naîtra Achille qui ne sait pas la peur,

connu des ennemis non pas de dos, mais par sa poitrine courageuse, maintes fois vainqueur au combat incertain de la course,

il devancera les traces ardentes de la biche rapide.42

Dans l’Énéide, cursu... praeuertere (7.807) et celeris (7.811) apparaissent dans la présentation de Camilla. En outre, la métaphore de la flamme utilisée par Catulle (les traces « de flamme » ou

« ardentes », flammea uestigia) rejaillit dans les vers 11.718-9 : et pernicibus ignea plantis/transit equum cursu43 ; Virgile a aussi recouru au syntagme uestigia plantis pour décrire les déplacements de la jeune Camilla. Ainsi, le même réseau sémantique mêlant rapidité et animalité est appliqué à Camilla et à Achille. La connotation héroïque de sa vitesse ne suffit pas cependant à expliquer la nature extraordinaire de Camilla : Achille est un demi-dieu, ce qui n’est pas le cas de Camilla.

Dans des livres qui précèdent l’apparition de Camilla, deux passages décrivent Neptune (1.142-7 et 5.819) dans un lexique comparable. La première met en scène le dieu qui calme la

39 Basson 1986, 58.

40 Gildenhard & Henderson 2018, 24, n. 29.

41 Goold 1983, 158.

42 Barbaud 2017, 251, traduction modifiée.

43 Les vers 11.718-9 sont commentés dans la suite de ce chapitre.

tempête provoquée par Junon. Des termes similaires à ceux des vers 7.808 et 7.810 décrivent Neptune :

sic ait et dicto citius tumida aequora placat collectasque fugat nubes solemque reducit.

Cymothoe simul et Triton adnixus acuto

detrudunt nauis scopulo ; leuat ipse tridenti 145 et uastas aperit Syrtis et temperat aequor

atque rotis summas leuibus perlabitur undas.

Il dit et, plus vite encore, apaise les flots soulevés, met en fuite les nuages amoncelés et ramène le soleil.

Cymothoé et Triton unissent leurs efforts et dégagent

les navires de la pointe des rocs. Lui-même, de son trident, les soulève, ouvre les bancs de sable, aplanit l’étendue des flots ;

les roues légères de son char effleurent la cime des vagues.44

La deuxième description montre Neptune qui exauce la prière de Vénus d’amener les Troyens à bon port en échange d’une vie humaine. Une fois de plus, les termes sont proches de ceux des vers 7.808 et 7.810 (5.819) :

caeruleo per summa leuis uolat aequora curru Il vole léger sur la crête des vagues avec son char azuré

Le poème offre un troisième point de comparaison avec les vers 7.808 et 7.811, cette fois dans un passage qui décrit l’arrivée d’Énée sur le champ de bataille (12.450-2). On y retrouve uolare, et les mots mare per medium, dans les deux cas situés dans le premier hémistiche et précédés d’un terme monosyllabique (uel, 7.811 et it, 12.452).

ille uolat campoque atrum rapit agmen aperto.

qualis ubi ad terras abrupto sidere nimbus it mare per medium ;

Énée vole, entraînant son sombre bataillon à travers la plaine dégagée.

Tel une pluie d’orage qui a brisé le ciel lorsqu’elle traverse la mer et va vers la terre ;45

Les différences entre ces trois passages sont cependant notables : les vers 1.142-7 et 5.819 décrivent le dieu Neptune qui se déplace dans son royaume, la mer ; il ne s’agit ni d’une hyperbole ni d’un autre procédé littéraire. À l’inverse, les vers 12.450-2 sont une image : Énée est comparé à une pluie d’orage au moyen d’un terme, qualis. Par conséquent, contrairement aux passages des

44 Veyne 2013a, 31.

45 Veyne 2013b, 327, traduction modifiée.

livres 1 et 5, uolare est utilisé au vers 12.450 de manière métaphorique, pour l’évocation de la rapidité et de la légèreté.

La mise en regard de ces trois passages ne clarifie pas à elle seule la nature de Camilla ; au contraire, elle contribue à asseoir l’incertitude vis-à-vis de la nature du personnage, et permet d’illustrer que les vers 7.808-11 ne semblent décrire ni une déesse ni une humaine. La liminalité du personnage ne se restreint cependant pas à une dichotomie divin/humain, ni à un entre-deux semi-divin comme c’est le cas d’Achille. L’étude du réseau sémantique particulier à la rapidité de Camilla montre un enrichissement de cette liminalité par une troisième composante.